L’un des plus fâcheux aspects de la société industrielle avancée : le caractère rationnel de son irrationalité. Cette civilisation produit, elle est efficace, elle est capable d’accroître et de généraliser le confort, de faire du superflu un besoin, de rendre la destruction constructive (...). Les gens se reconnaissent dans leurs marchandises, ils trouvent leur âme dans leur automobile, leur chaîne de haute fidélité, leur maison à deux niveaux, leur équipement de cuisine. Le mécanisme même qui relie l’individu à sa société a changé et le contrôle social est au cœur des besoins nouveaux qu’il a fait naître.

Aujourd’hui la réalité technologique a envahi cet espace privé et l’a restreint. L’individu est entièrement pris par la production et la distribution de masse et la psychologie industrielle a depuis longtemps débordé l’usine.
Cette identification immédiate, automatique (…) apparaît dans la civilisation industrielle avancée. [...] Une organisation et une gestion élaborées et scientifiques ont créé cette « immédiateté » nouvelle. Dans ce processus la dimension « intérieure » de l’esprit qui pourrait provoquer une opposition au statu quo s’est restreinte. La perte de cette dimension où la pensée négative trouvait sa force — la force critique de la Raison — est la contrepartie idéologique du processus matériel au moyen duquel la société industrielle fait taire et réconcilie les oppositions. Le progrès technique fait que la Raison se soumet aux réalités de la vie et qu’elle devient de plus en plus capable de renouveler dynamiquement les éléments de cette sorte de vie (...). Si les individus se retrouvent dans les objets qui modèlent leur vie, ce n’est pas parce qu’ils font la loi des choses, mais parce qu’ils l’acceptent — non comme une loi physique mais en tant que loi de leur société.

(…) Le concept d’aliénation devient problématique quand les individus s’identifient avec l’existence qui leur est imposée et qu’ils y trouvent réalisation et satisfaction. Cette identification n’est pas une illusion mais une réalité. Pourtant cette réalité n’est elle-même qu’un stade plus avancé de l’aliénation ; elle est devenue tout à fait objective ; le sujet aliéné est absorbé par son existence aliénée. Il n’y a plus qu’une dimension, elle est partout et sous toutes les formes. Les réalisations du progrès défient leur mise en cause idéologique aussi bien que leur justification (...).

Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel