Lorsqu’on clame, à grands cris, que la technique moderne nous prive de notre nature, on commet une faute de jugement. Le seul spectacle que l’on veuille contempler est celui des fusées, des appareils géants, des machines productives, des villes qui refoulent les arbres et les animaux, détruisant la mesure d’une existence conçue par et pour un individu. On oublie, ce faisant, de voir que ces fusées et ces machines incarnent d’autres forces matérielles, dont l’éclosion et l’existence sont normales. Le milieu naturel n’est pas vaincu, diminué par des techniques, mais modifié par un autre milieu naturel auquel il s’intègre. Les artifices contemporains représentent une composition d’éléments, de pouvoirs, de lois, manifestent une architecture de l’univers. Leur extension conduit, on le sait, à abandonner non seulement les techniques établies, mais aussi les éléments, les règles qui définissaient un ordre du monde parfaitement naturel. Un art ne fait pas reculer la nature : mais un état de celle-ci est bouleversé par l’apparition d’un autre état. Cela ne signifie pas la transformation du monde naturel en monde technique, mais l’évolution du monde naturel lui-même.

Serge Moscovici, Essai sur l’histoire humaine de la nature