Plus que sur le vieillissement, la réflexion de Deleuze quand il dit que ce qui le fascine dans le vieillissement c’est la diminution de la puissance d’agir, me semble porter sur la maladie. J’ai toujours eu l’impression que toutes les évaluations de Deleuze étaient des réflexions sur la maladie, en particulier quand il cite Spinoza - qui est un cas classique, dans la mesure où il est mort à quarante ans de maladie, et non de vieillissement. Pour ce qui me concerne, je suis en parfaite santé, on vient de me faire un check-up, on a vérifié que ma santé était excellente à tout point de vue. Le vieillissement, je l’attends, mais je pense en fait que c’est une chose complètement différente : un élargissement de la capacité d’agir, un élargissement dans la simplicité et dans la douceur. Le vieillissement n’est pas une cessation mais, au contraire, une extension douce et apaisée de la capacité d’agir. Au cours du vieillissement, la mort ne se présente pas comme un élément interstitiel qui couperait la vie, mais plutôt comme une chose que le sens de l’éternité, et donc l’intensité de la vie, peuvent toujours surmonter. Fondamentalement la mort n’existe pas : quand on existe, la mort n’existe pas, et quand la mort existe, on a fini d’exister. La possibilité de surmonter la mort n’est pas le grand rêve de la jeunesse mais celui de la vieillesse. Réussir à organiser la vie pour surmonter la mort est un devoir de l’humanité, un devoir aussi important que celui de faire cesser l’exploitation, qui est une cause de mort. Surmonter la mort est un grand progrès. La mort n’est pas nécessaire à la vie, c’est quelque chose qui est en plus de la vie. Tout comme la vieillesse n’est pas une approche de la mort mais une jouissance différente de la vie, à tous les points de vue - du point de vue intellectuel, du point de vue sexuel, dans les rapports sociaux... Je suis un grand admirateur de tous ceux qui ont écrit des De Senectute, non pas que les vieux soient plus sages, mais simplement parce que dans la vieillesse on peut vivre davantage. J’ai toujours été dégoûté par les rapports sexuels et l’érotisme des jeunes, avec leur rapidité, leur violence de désirs animaux. Ce qui me plaît c’est la douceur, c’est le temps ; c’est l’intellectualité, l’immatérialité des rapports. On ne commence à avoir ce type de rapports que lorsqu’on a un certain âge. Et quand on a mené un certain type de réflexion. C’est un hédonisme, mais un hédonisme supérieur, que les gens appellent vieillesse et qui est en réalité la forme la plus élevée de la vie, une forme qu’il faut complètement récupérer. Je le fais en m’opposant à des conceptions terriblement irrationnelles et idiotes de la vie et de la mort, de la jeunesse et de la vieillesse, qui ont été inventées lorsque le rythme de la vie était différent, et quand l’espérance de vie moyenne ne dépassait pas trente-cinq/quarante ans. Nous pensons encore comme si nous étions des hommes de l’Antiquité, alors que nous appartenons à un monde où vivre jusque cent ans est un minimum. De ce point de vue, il me semble que tous les vieux devraient continuer à travailler, parce que la retraite est une chose absurde. On touche vraiment là à quelque chose qui relève d’un changement radical de l’ontologie du présent. Et pourtant, il me semble que sur le problème du vieillissement on ne répète que des lieux communs, même dans les phrases de Deleuze...