Tchouang-Tseu

L’arbre de la montagne

Au cours d’une randonnée en montagne, Tchouang-Tseu aperçut un arbre magnifique à la frondaison exubérante, dédaigné par les bûcherons car impropre, selon eux, à toute utilisation. Il s’extasia sur l’utilité de l’inutilité qui lui permettrait d’atteindre au terme naturel de son existence.

Puis, redescendu dans la plaine, il s’arrêta chez un vieil ami, qui voulut tuer l’oie en son honneur. Le valet demanda au maître de céans :

- Je tords le cou de laquelle ? Celle qui sait cacarder ou l’autre ?
- L’autre, bien sûr ! fit l’homme.

Le jour suivant, les disciples firent part au maître de leur perplexité :
- Quel parti choisir, s’enquirent-ils, l’utilité ou l’inutilité, si l’inutilité qui a permis à l’arbre d’échapper à la hache n’a pas évité à l’oie de finir à la casserole ?

Tchouang-Tseu rit et répliqua :
- Moi, je me tiendrais entre les deux !

Puis il ajouta :
- En fait, elle semblait se tenir dans l’inutilité, mais c’était une fausse inutilité, c’est pourquoi elle n’a pas pu éviter les ennuis. Mais il en va tout autrement pour celui qui vagabonde librement en prenant le Tao et sa puissance pour montures. Il échappe au blâme et à la louange. Tantôt dragon, tantôt serpent, il se transforme au gré des circonstances sans jamais se fixer une ligne de conduite. Il s’élève et s’abaisse, en harmonie avec son milieu. Il évolue auprès de l’ancêtre des êtres. Il traite les choses en choses en sorte qu’il n’est pas chosifié par les choses. Comment dans ces conditions pourrait-il jamais être importuné par quoi que ce soit ?

(…)

Les arbres aux troncs droits sont abattus les premiers. Les puits dont l’eau est douce sont taris avant les autres. Mais vous, vous ne savez que faire étalage de votre intelligence afin d’impressionner les sots ; vous cultivez votre personne dans le seul but de faire ressortir la turpitude d’autrui. Vous vous pavanez et brillez comme si vous portiez le soleil et la lune sur votre dos. C’est pourquoi vous en êtes arrivez là. J’ai entendu un homme qui a su s’accomplir parfaitement dire : « Qui brille n’aura pas de mérité, qui a du mérite connaîtra la chute, qui a du renom verra sa gloire ternie. » Mais qui donc est capable de renoncer au mérite et au renom pour se fondre dans la masse ? Celui-là répand ses idées sans occuper une place en vue, son influence se diffuse sans qu’il s’attire du renom. Simple et hébété, il passe pour un illuminé. Il efface ses traces, renonce à toute autorité, et ne cherche ni le succès ni la gloire. Ne stigmatisant personne il n’est critiqué par personne. L’homme parfait ne fait jamais parler de lui. Pourquoi donc êtes-vous si sensibles à la célébrité ?

Tchouang-Tseu, « l’arbre de la montagne »,
chap. 20 (pp. 160-161, p.164 dans la trad. Lévi modifiée)