images, littérature (et politique)

« La littérature a une forme de politique bien à elle », par Jacques Rancière

Politique de la littérature, de Jacques Rancière.
Éditions Galilée.
232 pages
28,50 euros


Et si à toujours poser la question des « rapports entre » la politique et la littérature on passait à côté du sujet ? Si la littérature, en tant que telle faisait de la politique ? C’est pour donner sens à ces interrogations que Jacques Rancière, dans son nouvel essai, revient sur une problématique abordée dans la Parole muette et la Politique des poètes. En déplaçant la question de la manière dont les écrivains représentent la politique ou proposent dans leurs oeuvres un engagement politique, on en apprend, en fin de compte, beaucoup plus sur la fonction de la littérature. Plus que description ou appel, elle permet de délimiter un espace où la communauté peut se penser autrement que comme conflits de collectifs aux intérêts opposés. Depuis la fin du XVIIIe siècle, elle abolit, en particulier avec la promotion du roman, la hiérarchie des genres, des modes d’expression et des sujets. Ceux-ci, soumis à la seule autorité du style, sont équivalents sous la plume de l’écrivain. Cette révolution esthétique fait du roman le grand vecteur d’une pensée sociale inédite. Rencontre.

Quel est le sens de ce « de » dans Politique de la littérature, alors qu’on est plutôt habitué à un « et » ?

Jacques Rancière. Politique de la littérature se différencie de « politique des écrivains ». Il s’agit de dire que la littérature n’est pas seulement le moyen par lequel des écrivains proposent des engagements politiques, représentent des structures ou des conflits politiques, mais que la littérature a une forme de politique à elle. Cela suppose que politique ne signifie pas simplement la pratique du pouvoir ou la lutte pour le pouvoir, mais la configuration sensible d’un monde commun, des sujets qui la peuplent, de leurs capacités. La littérature, pour moi, n’est pas un art transhistorique, mais un régime historique spécifique d’identification de l’art d’écrire, et ce qui le caractérise c’est une certaine démocratie, c’est le fait que se trouvent neutralisées une série de hiérarchies qui définissaient, auparavant, les pratiques nobles de l’art d’écrire, et des arts en général. Avant la littérature, il y avait les belles-lettres, un système hiérarchique qui déterminait ce qui devait entrer dans l’art et en être exclu, les genres, les sujets, les expressions nobles et non nobles. La littérature au sens moderne naît entre la fin du XVIIIe et le XIXe comme la ruine de ce système. Cela conduit à dire que tout sujet est bon, et à la promotion d’un genre marginal, le roman.

En quoi la controverse « art pur-art engagé » n’est pas la problématique centrale ?

Jacques Rancière. Rétrospectivement, une attitude comme celle de Flaubert déclarant que le sujet était sans importance et que l’oeuvre devait tenir « par la seule force interne de son style » a été considérée comme un manifeste de l’art pour l’art, donc d’un certain aristocratisme, or, pour ses contemporains c’était tout le contraire. Dire que le style était « à lui tout seul une manière absolue de voir les choses », revenait précisément à dire que la qualité littéraire n’était plus liée à la qualité des sujets représentés, à ouvrir la porte à la vie ordinaire, aux gens quelconques dans le domaine de l’art. On a opposé l’art pour l’art aux vulgarités du réalisme ou aux contraintes de l’engagement, alors que les deux naissent ensemble, la promotion du quelconque et l’émancipation de la littérature en art autonome.

V

ous montrez que le roman tourne le dos à l’éloquence politique pour laisser les choses parler d’elles-mêmes.

Jacques Rancière. L’émergence de la littérature, c’est un déplacement du lieu même de la parole. Elle n’est plus le résultat d’une volonté pour produire des effets sur une autre volonté. Désormais, la parole n’est plus véhicule d’une intention, mais se met à parler d’autant plus éloquemment qu’elle n’émane d’aucune bouche, soutenu d’aucune volonté. C’est la parole des choses muettes, témoignage d’autant plus vrai que personne ne peut les faire mentir. On le voit chez Balzac, où les murs, les meubles, les vêtements inscrivent l’histoire d’une société. C’est une réfutation de la parole politique intentionnelle, comme dans ce passage des Misérables où l’on passe de la phrase républicaine d’Enjolras à la descente de Jean Valjean, portant Marius blessé sur ses épaules, dans les égouts où sont tombés tous les rebuts de la vie, celle des pauvres et celle des riches, des grands et des comédiens et tout cela est égalisé, et d’un autre type que celle pour laquelle se battent Enjolras et ses camarades. Ces choses ont leur propre discours. Cela contraste d’ailleurs avec l’inefficacité du discours intentionnel, persuasif, qui fonctionne parfois pour des raisons totalement contingentes, comme celui du sous-préfet dans lors des comices agricoles, ou celui de la séduction de Rodolphe à qui Emma Bovary abandonne sa

main.

Cette équivalence des choses ne fait-elle pas penser à la sphère de l’échange de la marchandise et de l’argent ?


Jacques Rancière.
Ça ne veut pas dire que les choses vont avoir le même discours, qu’elles sont interchangeables comme les marchandises. Au contraire, le discours marxiste où la marchandise parle est pour moi comme un héritage de cette nouvelle forme de signifiance qui est comme inventée par la littérature. Pour moi, la théorie du fétichisme de la marchandise est comme une transposition de cette idée d’un langage des choses que l’on trouve chez Balzac, puis Flaubert, et plus tard chez Proust. La littérature n’est pas le langage de l’autonomie, elle se mesure avec les signes portés par les choses et évidemment les signes marchands.

Vous caractérisez la différence entre politique et littérature comme celle qui oppose mésentente et malentendu.

Jacques Rancière. Je n’ai pas posé ça comme une opposition radicale. Mais ce qui caractérise la politique c’est que la transformation du paysage passe par des collectifs disant « nous sommes ceci, nous voulons cela », procèdant à un découpage de l’espace public, alors que la littérature va travailler sur le sensible, sur les formes de l’individuation, en court-circuitant le niveau du sujet politique collectif. Le malentendu vient du flottement dans les rapports entre singulier et collectif.

La littérature comme art de délimiter une agora, ça ne finira pas ?

Jacques Rancière. La littérature ou d’autres arts du discours et de la représentation... Je suis persuadé qu’il y a d’autres façons de faire travailler les mots. Je pense à des travaux de documentaristes, comme on l’a vu dans le film Cinéma du réel. Mais on voit tous les jours des écrivains inventer une nouvelle façon de poser la question du partage du paysage sensible.