Tchouang-Tseu

La nature et la règle

À vouloir allonger les pattes des canards et raccourcir celles des grues, même si les premières sont exagérément courtes et les secondes démesurément longues, on n’apportera que souffrance et désolation. Lorsqu’on s’abstient de raccourcir ce que la nature a fait long et d’allonger ce qu’elle a fait court, il devient inutile de soulager les peines. Si l’on m’objecte que la bonté et la justice sont des sentiments humains, alors pourquoi les hommes miséricordieux vivent-ils toujours dans le malheur ? L’opération d’un pied palmé ou d’un doigt surnuméraire ne va pas sans cris ni sans larmes. Doigt en trop ou orteil en moins, ce qui ne varie pas dans les deux cas c’est la douleur. Les cœurs charitables se ruinent la vue à guetter une souffrance à laquelle compatir ; les cœurs secs foulent aux pieds leurs sentiments naturels pour acquérir richesses et honneurs. Oui, si la bonté et la justice ressortissent à la nature humaine, comment se fait-il que depuis l’avènement des Trois Dynasties, la vie humaine n’a jamais été qu’une longue suite de plaintes et de lamentations ?

Qui se sert de la forme à cintrer, du compas, de l’équerre pour rectifier la matière, offense la nature. Qui use de la corde, de la colle ou de la laque pour consolider les objets va à l’encontre de leurs qualités propres. Qui plie les hommes aux rites et à la musique, qui, la bouche en cœur, leur insuffle la charité et la justice, sous couvert de pacifier les âmes, montre qu’il n’a rien compris à la nature originelle. Car il existe une nature originelle. Celle-là même grâce à quoi les choses sont droites sans cordeau, courbes sans forme à cintrer, rondes sans compas, carrées sans équerre, unies sans colle, solidaires sans ficelle. Grâce à elle, tous les êtres de l’univers naissent spontanément sans rien connaître du processus qui leur a donné vie, tous reçoivent des qualités sans savoir comment. De l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui, elle n’a pas varié, car elle est indestructible. Aussi faire intervenir la bonté et la justice là où œuvre le cours naturel des choses, comme on soude des objets au moyen de la colle, de la laque ou de la ficelle, ne peut que produire les pires égarements. Un petit égarement fait perdre l’orientation, un grand les sentiments innés.

L’humanité trouve toujours quelque chose à quoi se sacrifier. Celui-ci consacre son existence au triomphe de la bonté et de la justice et se voit décerner un titre de grand homme par la foule, tel autre voue son existence à la quête des biens matériels, et est traité d’homme de peu. Bien que dans les deux cas il y ait le même sacrifice inutile de sa personne, l’un est loué et l’autre blâmé. Mais pour ce qui est de porter atteinte à sa vie et faire offense à la nature, il n’y a aucune différence entre un saint et un bandit. A quoi bon faire le partage entre homme de peu et homme de bien ? Qui subordonne sa nature à la morale, aux saveurs, à la, musique, à la peinture, quel que soit le degré d’excellence auquel il parvient dans sa partie, ne saurait être un homme de bien. L’excellence n’a rien à voir avec la bonté et la justice ; elle réside dans les vertus intrinsèques de chacun. Pour moi, le véritable homme de bien ne peut recevoir le qualificatif de bon et de juste, car il se contente de s’abandonner à sa nature et à ses instincts ; une ouïe fine ne consiste pas à entendre au-dehors, mais au-dedans ; une vue perçante ne consiste pas à voir au-dehors, mais en soi-même. Qui au lieu de regarder en lui-même regarde vers autrui, qui au lieu de se satisfaire lui-même satisfait les autres, celui-là satisfait aux exigences des autres mais non aux siennes ; il répond aux aspirations des autres mais non aux siennes. Pour le pire des brigands comme pour le plus désintéressé des sages, répondre aux aspirations des autres au détriment de ses propres aspirations, c’est agir de façon dégradante. Je respecte trop la Vertu pour pratiquer la bonté et me livrer à une conduite dégradante.

Tchouang-Tseu, chap. VIII