Bergson

Le devenir d’après la science moderne (L’Evolution créatrice, chapitre 4)

Tel fut le point de vue de la philosophie antique sur le changement et sur la durée. Que la philosophie moderne ait eu, à maintes reprises, mais surtout à ses débuts la velléité d’en changer, cela ne nous paraît pas contestable. Mais un irrésistible attrait ramène l’intelligence à son mouvement naturel, et la métaphysique des modernes aux conclusions générales de la métaphysique grecque. C’est ce dernier point que nous allons essayer de mettre en lumière, afin de montrer par quels fils invisibles notre philosophie mécanistique se rattache à l’antique philosophie des Idées, et comment aussi elle répond aux exigences, avant tout pratiques, de notre intelligence.

La science moderne, comme la science antique, procède selon la méthode cinématographique. Elle ne peut faire autrement ; toute science est assujettie à cette loi. Il est de l’essence de la science, en effet, de manipuler des signes qu’elle substitue aux objets eux-mêmes. Ces signes diffèrent sans doute de ceux du langage par leur précision plus grande et leur efficacité plus haute ; ils n’en sont pas moins astreints à la condition générale du signe, qui est de noter sous une forme arrêtée un aspect fixe de la réalité. Pour penser le mouvement, il faut un effort sans cesse renouvelé de l’esprit. Les signes sont faits pour nous dispenser de cet effort en substituant à la continuité mou. vante des choses une recomposition artificielle qui lui équivaille dans la pratique et qui ait l’avantage de se manipuler sans peine. Mais laissons de côté les procédés et ne considérons que le résultat. Quel est l’objet essentiel de la science ? C’est d’accroître notre influence sur les choses. La science peut être spéculative dans sa forme, désintéressée dans ses fins immédiates : en d’autres termes, nous pouvons lui faire crédit aussi longtemps qu’elle voudra. Mais l’échéance a beau être reculée, il faut que nous soyons finalement payés de notre peine. C’est donc toujours, en somme, l’utilité pratique que la science visera. Même quand elle se lance dans la théorie, la science est tenue d’adapter sa démarche a la configuration générale de la pratique. Si haut qu’elle s’élève, elle doit être prête à retomber dans le champ de l’action, et à s’y retrouver tout de suite sur ses pieds. Ce ne lui serait pas possible, si son rythme différait absolument de celui de l’action elle-même. Or l’action, avons-nous dit, procède par bonds. Agir, c’est se réadapter. Savoir, c’est-à-dire prévoir pour agir, sera donc aller d’une situation à une situation, d’un arrangement à un réarrangement. La science pourra considérer des réarrangements de plus en plus rapprochés les uns des autres ; elle fera croître ainsi le nombre des moments qu’elle isolera, mais toujours elle isolera des moments. Quant à ce qui se passe dans l’intervalle, la science ne s’en préoccupe pas plus que ne font l’intelligence commune, les sens et le langage : elle ne porte pas sur l’intervalle, mais sur les extrémités. La méthode cinématographique s’impose donc à notre science, comme elle s’imposait déjà à celle des anciens.

Où est donc la différence entre ces deux sciences ? Nous l’avons indiquée, quand nous avons dit que les anciens ramenaient l’ordre physique à l’ordre vital, c’est-à-dire les lois aux genres, taudis que les modernes veulent résoudre les genres en lois. Mais il importe de l’envisager sous un autre aspect, qui n’est d’ailleurs qu’une transposition du premier. En quoi consiste la différence d’attitude de ces deux sciences vis-à-vis du changement ? Nous la formulerions en disant que la science antique croit connaître suffisamment son objet quand elle en a noté des moments privilégiés, au lieu que la science moderne le considère à n’importe quel moment.

Les formes ou idées d’un Platon ou d’un Aristote correspondent à des moments privilégiés ou saillants de l’histoire des choses - ceux-là mêmes, en général, qui ont été fixés par le langage. Elles sont censées, comme l’enfance ou la vieillesse d’un être vivant, caractériser une période dont elles exprimeraient la quintessence, tout le reste de cette période étant rempli par le passage, dépourvu d’intérêt en lui-même, d’une forme à une autre forme. S’agit-il d’un corps qui tombe ? On croit avoir serré d’assez près le fait quand on l’a caractérisé globalement : c’est un mouvement vers le bas, c’est la tendance vers un centre, c’est le mouvement naturel d’un corps qui, séparé de la terre à laquelle il appartenait, y va maintenant retrouver sa place. On note donc le terme final ou le point culminant (telos, akmè),on l’érige en moment essentiel, et ce moment, que le langage a retenu pour exprimer l’ensemble du fait, suffit aussi à la science pour le caractériser. Dans la physique d’Aristote, c’est par les concepts du haut et du bas, de déplacement spontané et de déplacement contraint, de lieu propre et de lieu étranger, que se définit le mouvement d’un corps lancé dans l’espace ou tombant en chute libre. Mais Galilée estima qu’il n’y avait pas de moment essentiel, pas d’instant privilégié : étudier le corps qui tombe, c’est le considérer à n’importe quel moment de sa course. La vraie science de la pesanteur sera celle qui déterminera, pour un instant quelconque du temps, la position du corps dans l’espace. Il lui faudra pour cela, il est vrai, des signes autrement précis que ceux du langage.

On pourrait donc dire que notre physique diffère sur tout de celle des anciens par la décomposition indéfinie qu’elle opère du temps. Pour les anciens, le temps comprend autant de périodes indivises que notre perception naturelle et notre langage y découpent de faits successifs présentant une espèce d’individualité. C’est pourquoi chacun de ces faits ne comporte, à leurs yeux, qu’une définition ou une description globales. Que si, en le décrivant, on est amené à y distinguer des phases, on aura plusieurs faits au lieu d’un seul, plusieurs périodes indivises au lieu d’une période unique ; mais toujours le temps aura été divisé en périodes déterminées, et toujours ce mode de division aura été imposé à l’esprit par des crises apparentes du réel, comparables à celle de la puberté, par le déclanchement apparent d’une nouvelle forme. Pour un Kepler ou un Galilée, au contraire, le temps n’est pas divisé objectivement d’une manière ou d’une autre par la matière qui le remplit. Il n’a pas d’articulations naturelles. Nous pouvons, nous devons le diviser comme il nous plaît. Tous les instants se valent. Aucun d’eux n’a le droit de s’ériger en instant représentatif ou dominateur des autres. Et, par conséquent, nous ne connaissons un changement que lorsque nous savons déterminer où il en est à l’un quelconque de ses moments.

La différence est profonde. Elle est même radicale par un certain côté. Mais, du point de vue d’où nous l’envisageons, c’est une différence de degré plutôt que de nature. L’esprit humain a passé du premier genre de connaissance au second par perfectionnement graduel, simplement en cherchant une précision plus haute. Il y a entre ces deux sciences le même rapport qu’entre la notation des phases d’un mouvement par l’œil et l’enregistrement beaucoup plus complet de ces phases par la photographie instantanée. C’est le même mécanisme cinématographique dans les deux cas, mais il atteint, dans le second, une précision qu’il ne peut pas avoir dans le premier. Du galop d’un cheval notre œil perçoit surtout une attitude caractéristique, essentielle ou plutôt schématique, une forme qui paraît rayonner sur toute une période et remplir ainsi un temps de galop : c’est cette attitude que la sculpture a fixée sur les frises du Parthénon. Mais la photographie instantanée isole n’importe quel moment ; elle les met tous au même rang, et c’est ainsi que le galop d’un cheval s’éparpille pour elle en un nombre aussi grand qu’on voudra d’attitudes successives, au lieu de se ramasser en une attitude unique, qui brillerait en un instant privilégié et éclairerait toute une période.

De cette différence originelle découlent toutes les autres. Une science qui considère tour à tour des périodes indivises de durée ne voit que des phases succédant à des phases, des formes qui remplacent des formes ; elle se contente d’une description qualitative des objets, qu’elle assimile a des êtres organisés. Mais, quand on cherche ce qui se passe à l’intérieur d’une de ces périodes, en un moment quelconque du temps, on vise tout autre chose : les changements qui se produisent d’un moment à un autre ne sont plus, par hypothèse, des changements de qualité ; ce sont dès lors des variations quantitatives, soit du phénomène lui-même, soit de ses parties élémentaires. On a donc eu raison de dire que la science moderne tranche sur celle des anciens en ce qu’elle porte sur des grandeurs et se propose, avant tout, de les mesurer. Les anciens avaient déjà pratiqué l’expérimentation, et d’autre part Kepler n’a pas expérimenté, au sens propre de ce mot, pour découvrir une loi qui est le type même de la connaissance scientifique telle que nous l’entendons. Ce qui distingue notre science, ce n’est pas qu’elle expérimente, mais qu’elle n’expérimente et plus généralement ne travaille qu’en vue de mesurer.

C’est pourquoi l’on a encore eu raison de dire que la science antique portait sur des concepts, tandis que la science moderne cherche des lois, des relations constantes entre des grandeurs variables. Le concept de circularité suffisait à Aristote pour définir le mouvement des astres. Mais, même avec le concept plus exact de forme elliptique, Kepler n’eût pas cru rendre compte du mouvement des planètes. Il lui fallait une loi, c’est-à-dire une relation constante entre les variations quantitatives de deux ou plusieurs éléments du mouvement planétaire.

Toutefois ce ne sont là que des conséquences, je veux dire des différences qui dérivent de la différence fondamentale. Il a pu arriver accidentellement aux anciens d’expérimenter en vue de mesurer, comme aussi de découvrir une loi qui énonçât une relation constante entre des grandeurs. Le principe d’Archimède est une véritable loi expérimentale. Il fait entrer en ligne de compte trois grandeurs variables : le volume d’un corps, la densité du liquide où on l’immerge, la poussée de bas en haut qu’il subit. Et il énonce bien, en somme, que l’un de ces trois termes est fonction des deux autres.

La différence essentielle, originelle, doit donc être cherchée ailleurs. C’est celle même que nous signalions d’abord. La science des anciens est statique. Ou elle considère en bloc le changement qu’elle étudie, ou, si elle le divise en périodes, elle fait de chacune de ces périodes un bloc à son tour : ce qui revient à dire qu’elle ne tient pas compte du temps. Mais la science moderne s’est constituée autour des découvertes de Galilée et de Kepler, qui lui ont tout de suite fourni un modèle. Or, que disent les lois de Kepler ? Elles établissent une relation entre les aires décrites par le rayon vecteur héliocentrique d’une planète et les temps employés à les décrire, entre le grand axe de l’orbite et le temps mis à la parcourir. Quelle fut la principale découverte de Galilée ? Une loi qui reliait l’espace parcouru par un corps qui tombe au temps occupé par la chute. Allons plus loin. En quoi consista la première des grandes transformations de la géométrie dans les temps modernes ? A introduire, sous une forme voilée, il est vrai, le temps et le mouvement jusque dans la considération des figures. Pour les anciens, la géométrie était une science purement statique. Les figures en étaient données tout d’un coup, à l’état achevé, semblables aux Idées platoniciennes. Mais l’essence de la géométrie cartésienne (bien que Descartes ne lui ait pas donné cette forme) fut de considérer toute courbe plane comme décrite par le mouvement d’un point sur une droite mobile qui se déplace, parallèlement à elle-même, le long de l’axe des abscisses, - le déplacement de la droite mobile étant supposé uniforme et l’abscisse devenant ainsi représentative du temps. La courbe sera alors définie si l’on peut énoncer la relation qui lie l’espace parcouru sur la droite mobile au temps employé à le parcourir, c’est-à-dire si l’on est capable d’indiquer la position du mobile sur la droite qu’il parcourt à un moment quelconque de son trajet. Cette relation ne sera pas autre chose que l’équation de la courbe. Substituer une équation à une figure consiste, en somme, à voir où l’on en est du tracé de la courbe à n’importe quel moment, au lieu d’envisager ce tracé tout d’un coup, ramassé dans le mouvement unique où la courbe est à l’état d’achèvement.

Telle fut donc bien l’idée directrice de la réforme par laquelle se renouvelèrent et la science de la nature et la mathématique qui lui servait d’instrument. La science moderne est fille de l’astronomie ; elle est descendue du ciel sur la terre le long du plan incliné de Galilée, car c’est par Galilée que Newton et ses successeurs se relient à Kepler. Or, comment se posait pour Kepler le problème astronomique ? Il s’agissait, connaissant les positions respectives des planètes à un moment donné, de calculer leurs positions à n’importe quel autre moment. La même question se posa, désormais, pour tout système matériel. Chaque point matériel devint une planète rudimentaire, et la question par excellence, le problème idéal dont la solution devait livrer la clef de tous les autres, fut de déterminer les positions relatives de ces éléments en un moment quelconque, une fois qu’on en connaissait les positions à un moment donné. Sans doute le problème ne se pose en ces termes précis que dans des cas très simples, pour une réalité schématisée, car nous ne connaissons jamais les positions respectives des véritables éléments de la matière, à supposer qu’il y ait des éléments réels, et, même si nous les connaissions à un moment donné, le calcul de leurs positions pour un autre moment exigerait le plus souvent un effort mathématique qui passe les forces humaines. Mais il nous suffit de savoir que ces éléments pourraient être connus, que leurs positions actuelles pourraient être relevées, et qu’une intelligence surhumaine pourrait, en soumettant ces données à des opérations mathématiques, déterminer les positions des éléments à n’importe quel autre moment du temps. Cette conviction est au fond des questions que nous nous posons au sujet de la nature, et des méthodes que nous employons à les résoudre. C’est pourquoi toute loi à forme statique nous apparaît comme un acompte provisoire ou comme un point de vue parti. culier sur une loi dynamique qui, seule, nous donnerait la connaissance intégrale et définitive.

Concluons que notre science ne se distingue pas seule. ment de la science antique en ce qu’elle recherche des lois, ni même en ce que ses lois énoncent des relations entre des grandeurs. Il faut ajouter que la grandeur à laquelle nous voudrions pouvoir rapporter toutes les autres est le temps, et que la science moderne doit se définir surtout par son aspiration à prendre le temps pour variable indépendante. Mais de quel temps s’agit-il ?

Nous l’avons dit et nous ne saurions trop le répéter la science de la matière procède comme la connaissance usuelle. Elle perfectionne cette connaissance, elle en accroît la précision et la portée, mais elle travaille dans le même sens et met en jeu le même mécanisme. Si donc la connaissance usuelle, en raison du mécanisme cinématographique auquel elle s’assujettit, renonce à suivre le devenir dans ce qu’il a de mouvant, la science de la matière y renonce également. Sans doute elle distingue un nombre aussi grand qu’on voudra de moments dans l’intervalle de temps qu’elle considère. Si petits que soient les intervalles auxquels elle s’est arrêtée, elle nous autorise à les diviser encore, si nous en avons besoin. A la différence de la science antique, qui s’arrêtait à certains moments soi-disant essentiels, elle s’occupe indifféremment de n’importe quel moment. Mais toujours elle considère des moments, toujours des stations virtuelles, toujours, en somme, des immobilités. C’est dire que le temps réel, envisagé comme un flux ou, en d’autres ternies, comme la mobilité même de l’être, échappe ici aux prises de la connaissance scientifique. Nous avons déjà essayé d’établir ce point dans un précédent travail. Nous en avons encore touché un mot dans le premier chapitre de ce livre. Mais il importe d’y revenir une dernière fois, pour dissiper les malentendus.

Quand la science positive parle du temps, c’est qu’elle se reporte au mouvement d’un certain mobile T sur sa trajectoire. Ce mouvement a été choisi par elle comme représentatif du temps, et il est uniforme par définition. Appelons Tl, T2, T3, ... etc., des points qui divisent la trajectoire du mobile en parties égales depuis son origine T0. On dira qu’il s’est écoulé 1, 2, 3, ... unités de temps quand le mobile sera aux points Tl, T2, T3,... de la ligne qu’il parcourt. Alors, considérer l’état de l’univers au bout d’un certain temps t, c’est examiner où il en sera quand le mobile T sera au point Tl, de sa trajectoire. Mais du flux même du temps, à plus forte raison de son effet sur la conscience, il n’est pas question ici ; car ce qui entre en ligne de compte, ce sont des points Tl, T2, T3,... pris sur le flux, jamais le flux lui-même. On peut rétrécir autant qu’on voudra le temps considéré, c’est-à-dire décomposer à volonté l’intervalle entre deux divisions consécutives Tn et Tn+1, c’est toujours à des points, et à des points seulement, qu’on aura affaire. Ce qu’on retient du mouvement du mobile T, ce sont des positions prises sur sa trajectoire. Ce qu’on retient du mouvement de tous les autres points de l’univers, ce sont leurs positions sur leurs trajectoires respectives. A chaque arrêt virtuel du mobile T en des points de division Tl, T2, T3,... on fait correspondre un arrêt virtuel de tous les autres mobiles aux points où ils passent. Et quand on dit qu’un mouvement ou tout autre changement a occupé un temps t, on entend par là qu’on a noté un nombre t de correspondances de ce genre. On a donc compté des simultanéités, on ne s’est pas occupé du flux qui va de l’une à l’autre. La preuve en est que je puis, à mon gré, faire varier la rapidité du flux de l’univers au regard d’une conscience qui en serait indépendante et qui s’apercevrait de la variation au sentiment tout qualitatif qu’elle en aurait : du moment que le mouvement de T participerait à cette variation, je n’aurais rien à changer à nies équations ni aux nombres qui y figurent.

Allons plus loin. Supposons que cette rapidité de flux devienne infinie. Imaginons, comme nous le disions dans les premières pages de ce livre, que la trajectoire du mobile T soit donnée tout d’un coup, et que toute l’histoire passée, présente et future de l’univers matériel soit étalée instantanément dans l’espace. Les mêmes correspondances mathématiques subsisteront entre les moments de l’histoire du monde dépliée en éventail, pour ainsi dire, et les divisions Tl, T2, T3,... de la ligne qui s’appellera, par définition, « le cours du temps ». Au regard de la science il n’y aura rien de changé. Mais si, le temps s’étalant ainsi en espace et la succession devenant juxtaposition, la science n’a rien à changer à ce qu’elle nous dit, c’est que, dans ce qu’elle nous disait, elle ne tenait compte ni de la succession dans ce qu’elle a de spécifique ni du temps dans ce qu’il a de fluent. Elle n’a aucun signe pour exprimer, de la succession et de la durée, ce qui frappe notre conscience. Elle ne s’applique pas plus au devenir, dans ce qu’Il a de mouvant, que les ponts jetés de loin en loin sur le fleuve ne suivent l’eau qui coule sous leurs arches.

Pourtant la succession existe, j’en ai conscience, c’est un fait. Quand un processus physique s’accomplit sous mes yeux, il ne dépend pas de ma perception ni de mon inclination de l’accélérer ou de le ralentir. Ce qui importe au physicien, c’est le nombre d’unités de durée que le processus remplit : il n’a pas à s’inquiéter des unités elles-mêmes, et c’est pourquoi les états successifs du monde pourraient être déployés d’un seul coup dans l’espace sans que sa science en fût changée et sans qu’il cessât de parler du temps. Mais pour nous, êtres conscients, ce sont les unités qui importent, car nous ne comptons pas des extrémités d’intervalle, nous sentons et vivons les intervalles eux-mêmes. Or, nous avons conscience de ces intervalles comme d’intervalles déterminés. J’en reviens toujours à mon verre d’eau sucrée [1] : pourquoi dois-je attendre que le sucre fonde ? Si la durée du phénomène est relative pour le physicien, en ce qu’elle se réduit à un certain nombre d’unités de temps et que les unités elles-mêmes sont ce qu’on voudra, cette durée est un absolu pour ma conscience, car elle coïncide avec un certain degré d’impatience qui est, lui, rigoureusement déterminé. D’où vient cette détermination ? Qu’est-ce qui m’oblige à attendre et à attendre pendant une certaine longueur de durée psychologique qui s’impose, sur laquelle je ne puis rien ? Si la succession, en tant que distincte de la simple juxtaposition, n’a pas d’efficace réelle, si le temps n’est pas une espèce de force, pourquoi l’univers déroule-t-il ses états successifs avec une vitesse qui, au regard de ma conscience, est un véritable absolu ? pourquoi avec cette vitesse déterminée plutôt qu’avec n’importe quelle autre ? pourquoi pas avec une vitesse infinie ? D’où vient, en d’autres termes, que tout n’est pas donné d’un seul coup, comme sur la bande du cinématographe ? Plus j’approfondis ce point, plus il m’apparaît que, si l’avenir est condamné à succéder au présent au lieu d’être donné à côté de lui, c’est qu’il n’est pas tout à fait déterminé au moment présent, et que, si le temps occupé par cette succession est autre chose qu’un nombre, s’il a, pour la conscience qui y est installée, une valeur et une réalité absolues, c’est qu’il s’y crée sans cesse, non pas sans doute dans tel ou tel système artificiellement isolé, comme un verre d’eau sucrée, mais dans le tout concret avec lequel ce système fait corps, de l’imprévisible et du nouveau. Cette durée peut n’être pas le fait de la matière même, mais celle de la Vie qui en remonte le cours : les deux mouvements n’en sont pas moins solidaires l’un de l’autre. La durée de l’univers ne doit donc faire qu’un avec la latitude de création qui y peut trouver place.

Quand l’enfant s’amuse à reconstituer une image en assemblant les pièces d’un jeu de patience, il y réussit de plus en plus vite à mesure qu’il s’exerce davantage. La reconstitution était d’ailleurs instantanée, l’enfant la trouvait toute faite, quand il ouvrait la boîte au sortir du magasin. L’opération n’exige donc pas un temps déterminé, et même, théoriquement, elle n’exige aucun temps. C’est que le résultat en est donné. C’est que l’image est créée déjà et que, pour l’obtenir, il suffit d’un travail de recomposition et de réarrangement, - travail qu’on peut supposer allant de plus en plus vite, et même infiniment vite au point d’être instantané. Mais, pour l’artiste qui crée une image en la tirant du fond de son âme, le temps n’est plus un accessoire. Ce n’est pas un intervalle qu’on puisse allonger ou raccourcir sans en modifier le contenu. La durée de son travail fait partie intégrante de son travail. La contracter ou la dilater serait modifier à la fois l’évolution psychologique qui la remplit et l’invention qui en est le terme. Le temps d’invention ne fait qu’un ici avec l’invention même. C’est le progrès d’une pensée qui change au fur et à mesure qu’elle prend corps. Enfin c’est un processus vital, quelque chose comme la maturation d’une idée.

Le peintre est devant sa toile, les couleurs sont sur la palette, le modèle pose ; nous voyons tout cela, et nous connaissons aussi la manière du peintre : prévoyons-nous ce qui apparaîtra sur la toile ? Nous possédons les éléments du problème ; nous savons, d’une connaissance abstraite, comment il sera résolu, car le portrait ressemblera sûrement au modèle et sûrement aussi à l’artiste ; mais la solution concrète apporte avec elle cet imprévisible rien qui est le tout de l’œuvre d’art. Et c’est ce rien qui prend du temps. Néant de matière, il se crée lui-même comme forme. La germination et la floraison de cette forme s’allongent en une irrétrécissable durée, qui fait corps avec elles. De même pour les oeuvres de la nature. Ce qui y paraît de nouveau sort d’une poussée intérieure qui est progrès ou succession, qui confère à la succession une vertu propre ou qui tient de la succession toute sa vertu, qui, en tous cas, rend la succession, ou continuité d’interpénétration dans le temps, irréductible à une simple juxtaposition instantanée dans l’espace. C’est pourquoi l’idée de lire dans un état présent de l’univers matériel l’avenir des formes vivantes, et de déplier tout d’un coup leur histoire future, doit renfermer une véritable absurdité. Mais cette absurdité est difficile à dégager, parce que notre mémoire a coutume d’aligner dans un espace idéal les termes qu’elle perçoit tour à tour, parce qu’elle se représente toujours la succession passée sous forme de juxtaposition. Elle peut d’ailleurs le faire, précisément parce que le passé est du déjà inventé, du mort, et non plus de la création et de la vie. Alors, comme la succession à venir finira par être une succession passée, nous nous persuadons que la durée à venir comporte le même traitement que la durée passée, qu’elle serait dès maintenant déroulable, que l’avenir est là, enroulé, déjà peint sur la toile. Illusion sans doute, mais illusion naturelle, indéracinable, qui durera autant que l’esprit humain !

Le temps est invention ou il n’est rien du tout. Mais du temps-invention la physique ne peut pas tenir compte, astreinte qu’elle est à la méthode cinématographique. Elle se borne à compter les simultanéités entre les événements constitutifs de ce temps et les positions du mobile T sur sa trajectoire. Elle détache ces événements du tout qui revêt à chaque instant une nouvelle forme et qui leur communique quelque chose de sa nouveauté. Elle les considère à l’état abstrait, tels qu’ils seraient en dehors du tout vivant, c’est-à-dire dans un temps déroulé en espace. Elle ne retient que les événements ou systèmes d’événements qu’on peut isoler ainsi sans leur faire subir une déformation trop profonde, parce que ceux-là seuls se prêtent à l’application de sa méthode. Notre physique date du jour où l’on a su isoler de semblables systèmes. En résumé, si la physique moderne se distingue de l’ancienne en ce qu’elle considère n’importe quel moment du temps, elle repose tout entière sur une substitution du temps-longueur au temps-invention.

Il semble donc que, parallèlement a cette physique, eût dû se constituer un second genre de connaissance, lequel aurait retenu ce que la physique laissait échapper. Sur le flux même de la durée la science ne voulait ni ne pouvait avoir prise, attachée qu’elle était à la méthode cinématographique. On se serait dégagé de cette méthode. On eût exigé de l’esprit qu’il renonçât à ses habitudes les plus chères. C’est à l’intérieur du devenir qu’on se serait transporté par un effort de sympathie. On ne se fût plus demandé où un mobile sera, quelle configuration un système prendra, par quel état un changement passera à n’importe quel moment : les moments du temps, qui ne sont que des arrêts de notre attention, eussent été abolis ; c’est l’écoulement du temps, c’est le flux même du réel qu’on eût essayé de suivre. Le premier genre de connaissance a l’avantage de nous faire prévoir l’avenir et de nous rendre, dans une certaine mesure, maîtres des événements ; en revanche, il ne retient de la réalité mouvante que des immobilités éventuelles, c’est-à-dire des vues prises sur elle par notre esprit : il symbolise le réel et le transpose en humain plutôt qu’il ne l’exprime. L’autre connaissance, si elle est possible, sera pratiquement inutile, elle n’étendra pas notre empire sur la nature, elle contrariera même certaines aspirations naturelles de l’intelligence ; mais, si elle réussissait, c’est la réalité même qu’elle embrasserait dans une définitive étreinte. Par là, on ne compléterait pas seulement l’intelligence et sa connaissance de la matière, en l’habituant à s’installer dans le mouvant : en développant aussi une autre faculté, complémentaire de celle-là, on s’ouvrirait une perspective sur l’autre moitié du réel. Car, dès qu’on se retrouve en présence de la durée vraie, on voit qu’elle signifie création, et que, si ce qui se défait dure, ce ne peut être que par sa solidarité avec ce qui se fait. Ainsi, la nécessité d’un accroissement continu de l’univers apparaîtrait, je veux dire d’une vie du réel. Et dès lors on envisagerait sous un nouvel aspect la vie que nous rencontrons à la surface de notre planète, vie dirigée dans le même sens que celle de l’univers et inverse de la matérialité. A l’intelligence enfin on adjoindrait l’intuition.

Plus on y réfléchira, plus on trouvera que cette conception de la métaphysique est celle que suggère la science moderne.

Pour les anciens, en effet, le temps est théoriquement négligeable, parce que la durée d’une chose ne manifeste que la dégradation de son essence : c’est de cette essence immobile que la science s’occupe. Le changement n’étant que l’effort d’une Forme vers sa propre réalisation, la réalisation est tout ce qu’il nous importe de connaître. Sans doute, cette réalisation n’est jamais complète : c’est ce que la philosophie antique exprime en disant que nous ne percevons pas de forme sans matière. Mais si nous considérons l’objet changeant en un certain moment essentiel, à son apogée, nous pouvons dire qu’il frôle sa forme intelligible. De cette forme intelligible, idéale et, pour ainsi dire, limite, notre science s’empare. Et quand elle possède ainsi la pièce d’or, elle tient éminemment cette menue monnaie qu’est le changement. Celui-ci est moins qu’être. La connaissance qui le prendrait pour objet, à supposer qu’elle fût possible, serait moins que science.

Mais, pour une science qui place tous les instants du temps sur le même rang, qui n’admet pas de moment essentiel, pas de point culminant, pas d’apogée, le changement n’est plus une diminution de l’essence, ni la durée un délayage de l’éternité. Le flux du temps devient ici la réalité même, et, ce qu’on étudie, ce sont les choses qui s’écoulent. Il est vrai que sur la réalité qui coule on se borne à prendre des instantanés. Mais, justement pour cette raison, la connaissance scientifique devrait en appeler une autre, qui la complétât. Tandis que la conception antique de la connaissance scientifique aboutissait à faire du temps une dégradation, du changement la diminution d’une Forme donnée de toute éternité, au contraire, en suivant jusqu’au bout la conception nouvelle, on fût arrivé à voir dans le temps un accroissement progressif de l’absolu et dans l’évolution des choses une invention continue de formes nouvelles.

Il est vrai que c’eût été rompre avec la métaphysique des anciens. Ceux-ci n’apercevaient qu’une seule manière de savoir définitivement. Leur science consistait en une métaphysique éparpillée et fragmentaire, leur métaphysique en une science concentrée et systématique : c’étaient, tout au plus, deux espèces d’un même genre. Au contraire, dans l’hypothèse où nous nous plaçons, science et métaphysique seraient deux manières opposées, quoique complémentaires, de connaître, la première ne retenant que des instants, c’est-à-dire ce qui ne dure pas, la seconde portant sur la durée même. Il était naturel qu’on hésitât entre une conception aussi neuve de la métaphysique et la conception traditionnelle. La tentation devait même être grande de recommencer sur la nouvelle science ce qui avait été essayé sur l’ancienne, de supposer tout de suite achevée notre connaissance scientifique de la nature, de l’unifier complètement, et de donner à cette unification, comme l’avaient déjà fait les Grecs, le nom de métaphysique. Ainsi, à côté de la nouvelle voie que la philosophie pouvait frayer, l’ancienne demeurait ouverte. C’était celle même où la physique marchait. Et, comme la physique ne retenait du temps que ce qui pourrait aussi bien être étalé tout d’un coup dans l’espace, la métaphysique qui s’engageait dans cette direction devait nécessairement procéder comme si le temps ne créait et n’anéantissait rien, comme si la durée n’avait pas d’efficace. Astreinte, comme la physique des modernes et la métaphysique des anciens, à la méthode cinématographique, elle aboutissait à cette conclusion, implicitement admise au départ et immanente à la méthode même : Tout est donné.

[1Voir, page 11.

Bergson, L’évolution créatrice, chap. 4, F. Alcan, 1921, 355-373