EI - Proposition 15 - scolie

  • 2 avril 2004

Il y en a qui forgent un Dieu composé comme un homme d’un corps et d’une âme et soumis aux passions ; combien ceux-là sont éloignés de la vraie connaissance de Dieu, les démonstrations précédentes suffisent à l’établir. Je laisse ces hommes de côté, car ceux qui ont quelque peu pris en considération la nature divine sont d’accord pour nier que Dieu soit corporel. Et ils tirent très justement la preuve de cette vérité de ce que nous entendons par corps toute quantité longue, large et profonde, limitée par une certaine figure, ce qui est la chose la plus absurde qui se puisse dire de Dieu, être absolument infini. En même temps, toutefois, ils font voir clairement, en essayant de le démontrer par d’autres raisons, qu’ils séparent entièrement la substance corporelle ou étendue de la nature de Dieu, et admettent qu’elle est créée par Dieu. Mais ils ignorent complètement par quelle puissance divine elle a pu être créée, ce qui montre clairement qu’ils ne connaissent pas ce qu’ils disent eux-mêmes. J’ai, du moins, démontré assez clairement, autant que j’en puis juger (Corollaire de la Proposition 6 et Scolie 2 de la Proposition 8) que nulle substance ne peut être produite ou créée par un autre être. De plus nous avons montré par la Proposition 14 qu’en dehors de Dieu nulle substance ne peut être ni être conçue ; et nous avons conclu de là que la substance étendue est l’un des attributs infinis de Dieu. En vue toutefois d’une explication plus complète, je réfuterai les arguments de ces adversaires qui tous se ramènent à ceci : Primo, que la substance corporelle, en tant que substance, se compose à ce qu’ils pensent, de parties ; et, pour cette raison, ils nient qu’elle puisse être infinie et conséquemment qu’elle puisse appartenir à Dieu. Ils expriment cela par de nombreux exemples dont je rapporterai quelques-uns. Si la substance corporelle, disent-ils, est infinie, qu’on la conçoive divisée en deux parties : chacune d’elles sera ou finie ou infinie. Dans la première hypothèse l’infini se compose de deux parties finies, ce qui est absurde. Dans la deuxième il y aura donc un infini double d’un autre, ce qui n’est pas moins absurde. De plus, si une quantité infinie est mesurée au moyen de parties ayant la longueur d’un pied, elle devra se composer d’une infinité de ces parties ; de même, si elle est mesurée au moyen de parties ayant la longueur d’un pouce ; et, en conséquence, un nombre infini sera douze fois plus grand qu’un autre nombre infini. Enfin, si l’on conçoit que deux lignes AB, AC partent d’un point d’une quantité infinie et, situées à une certaine distance d’abord déterminée, soient prolongées à l’infini, il est certain que la distance entre B et C augmentera continuellement et de déterminée deviendra enfin indéterminable. Puis donc que ces absurdités sont, à ce qu’ils pensent, la conséquence de ce qu’on suppose une quantité infinie, ils en concluent que la substance corporelle doit être finie et en conséquence n’appartient pas à l’essence de Dieu. Un deuxième argument se tire aussi de la souveraine perfection de Dieu : Dieu, disent-ils, puisqu’il est un être souverainement parfait, ne peut pâtir ; or la substance corporelle, puisqu’elle est divisible, peut pâtir ; il suit donc qu’elle n’appartient pas à l’essence de Dieu. Tels sont les arguments, trouvés par moi dans les auteurs, par lesquels on essaie de montrer que la substance corporelle est indigne de la nature de Dieu et ne peut lui appartenir. Si cependant l’on veut bien y prendre garde, on reconnaîtra que j’y ai déjà répondu ; puisque ces arguments se fondent seulement sur ce que l’on suppose la substance corporelle composée de parties, ce que j’ai déjà fait voir (Proposition 12 avec le Corollaire de la Proposition 13) qui est absurde. Ensuite, si l’on veut examiner la question, on verra que toutes ces conséquences absurdes (à supposer qu’elles le soient toutes, point que je laisse en dehors de la présente discussion), desquelles ils veulent conclure qu’une substance étendue est finie, ne découlent pas le moins du monde de ce qu’on suppose une quantité infinie, mais de ce qu’on suppose cette quantité infinie mesurable et composée de parties fines ; on ne peut donc rien conclure de ces absurdités, sinon qu’une quantité infinie n’est pas mesurable et ne peut se composer de parties finies. Et c’est cela même que nous avons déjà démontré plus haut (Proposition 12, etc.). Le trait qu’ils nous destinent est donc jeté en réalité contre eux-mêmes. S’ils veulent d’ailleurs conclure de l’absurdité de leur propre supposition qu’une substance étendue doit être finie, en vérité ils font tout comme quelqu’un qui, pour avoir forgé un cercle ayant les propriétés du carré, en conclurait qu’un cercle n’a pas un centre d’où toutes les lignes tracées jusqu’à la circonférence sont égales. Car la substance corporelle, qui ne peut être conçue autrement qu’infinie, unique et indivisible (Prop. 8, 5 et 12), ils la conçoivent multiple et divisible, pour pouvoir en conclure qu’elle est finie. C’est ainsi que d’autres, après s’être imaginé qu’une ligne est composée de points, savent trouver de nombreux arguments pour montrer qu’une ligne ne peut être divisée à l’infini. Et en effet il n’est pas moins absurde de supposer que la substance corporelle est composée de corps ou de parties, que de supposer le corps formé de surfaces, la surface de lignes, la ligne, enfin, de points. Et cela, tous ceux qui savent qu’une raison claire est infaillible, doivent le reconnaître, et en premier lieu ceux qui nient qu’un vide soit donné. Car si la substance corporelle pouvait être divisée de telle sorte que ses parties fussent réellement distinctes, pourquoi une partie ne pourrait-elle pas être anéantie, les autres conservant entre elles les mêmes connexions qu’auparavant ? Et pourquoi doivent-elles toutes convenir entre elles de façon qu’il n’y ait pas de vide ? Certes si des choses sont réellement distinctes les unes des autres, l’une peut exister et conserver son état sans l’autre. Puis donc qu’il n’y a pas de vide dans la Nature (nous nous sommes expliqués ailleurs là-dessus) mais que toutes les parties doivent convenir entre elles de façon qu’il n’y en ait pas, il suit de là qu’elles ne peuvent se distinguer réellement, c’est-à-dire que la substance corporelle, en tant qu’elle est substance, ne peut pas être divisée. Si cependant l’on demande pourquoi nous inclinons ainsi par nature à diviser la quantité ? je réponds que la quantité est conçue par nous en deux manières : savoir abstraitement, c’est-à-dire superficiellement, telle qu’on se la représente par l’imagination, ou comme une substance, ce qui n’est possible qu’à l’entendement. Si donc nous avons égard à la quantité telle qu’elle est dans l’imagination, ce qui est le cas ordinaire et le plus facile, nous la trouverons finie, divisible et composée de parties ; si, au contraire, nous la considérons telle qu’elle est dans l’entendement et la concevons en tant que substance, ce qui est très difficile, alors, ainsi que nous l’avons assez démontré, nous la trouverons infinie, unique et indivisible. Cela sera assez manifeste à tous ceux qui auront su distinguer entre l’imagination et l’entendement : surtout si l’on prend garde aussi que la matière est la même partout et qu’il n’y a pas en elle de parties distinctes, si ce n’est en tant que nous la concevons comme affectée de diverses manières ; d’où il suit qu’entre ses parties il y a une différence modale seulement et non réelle. Par exemple, nous concevons que l’eau, en tant qu’elle est eau, se divise et que ses parties se séparent les unes des autres, mais non en tant qu’elle est substance corporelle ; comme telle, en effet, elle ne souffre ni séparation ni division. De même l’eau, en tant qu’eau, s’engendre et se corrompt ; mais, en tant que substance, elle ne s’engendre ni ne se corrompt. Et par là je pense avoir répondu déjà au deuxième argument puisqu’il se fonde aussi sur cette supposition que la matière, en tant que substance, est divisible et formée de parties. Et eût-il un autre fondement, je ne sais pas pourquoi la matière serait indigne de la nature divine, puisque (Proposition 14) i1 ne peut y avoir en dehors de Dieu nulle substance par l’action de laquelle en tant que matière il pâtirait. Toutes, dis-je, sont en Dieu, et tout ce qui arrive, arrive par les seules lois de la nature infinie de Dieu et suit de la nécessité de son essence (comme je le montrerai bientôt) ; on ne peut donc dire à aucun égard que Dieu pâtit par l’action d’un autre être ou que la substance étendue est indigne de la nature divine, alors même qu’on la supposerait divisible, pourvu qu’on accorde qu’elle est éternelle et infinie. Mais en voilà assez sur ce point pour le présent. [*]


Sunt qui Deum instar hominis corpore et mente constantem atque passionibus obnoxium fingunt sed quam longe hi a vera Dei cognitione aberrent, satis ex jam demonstratis constat. Sed hos mitto : nam omnes qui naturam divinam aliquo modo contemplati sunt, Deum esse corporeum negant. Quod etiam optime probant ex eo quod per corpus intelligimus quamcunque quantitatem longam, latam et profundam, certa aliqua figura terminatam, quo nihil absurdius de Deo, ente scilicet absolute infinito, dici potest. Attamen interim aliis rationibus quibus hoc idem demonstrare conantur, clare ostendunt se substantiam ipsam corpoream sive extensam a natura divina omnino removere atque ipsam a Deo creatam statuunt. Ex qua autem divina potentia creari potuerit, prorsus ignorant ; quod clare ostendit illos id quod ipsimet dicunt, non intelligere. Ego saltem satis clare meo quidem judicio demonstravi (vide corollarium propositionis 6 et scholium II propositionis 8) nullam substantiam ab alio produci vel creari. Porro propositione 14 ostendimus præter Deum nullam dari neque concipi posse substantiam atque hinc conclusimus substantiam extensam unum ex infinitis Dei attributis esse. Verum ad pleniorem explicationem adversariorum argumenta refutabo quæ omnia huc redeunt primo quod substantia corporea quatenus substantia constat ut putant partibus et ideo eandem infinitam posse esse et consequenter ad Deum pertinere posse negant. Atque hoc multis exemplis explicant ex quibus unum aut alterum afferam. Si substantia corporea aiunt est infinita, concipiatur in duas partes dividi ; erit unaquæque pars vel finita vel infinita. Si illud, componitur ergo infinitum ex duabus partibus finitis, quod est absurdum. Si hoc, datur ergo infinitum duplo majus alio infinito, quod etiam est absurdum. Porro si quantitas infinita mensuratur partibus pedes æquantibus, infinitis talibus partibus constare debebit ut et si partibus mensuretur digitos æquantibus ac propterea unus numerus infinitus erit duodecies major alio infinito. Denique si ex uno puncto infinitæ cujusdam quantitatis concipiatur duas lineas ut AB, AC, certa ac determinata in initio distantia in infinitum protendi, certum est distantiam inter B et C continuo augeri et tandem ex determinata indeterminabilem fore. Cum igitur hæc absurda sequantur ut putant ex eo quod quantitas infinita supponitur, inde concludunt substantiam corpoream debere esse finitam et consequenter ad Dei essentiam non pertinere. Secundum argumentum petitur etiam a summa Dei perfectione. Deus enim inquiunt cum sit ens summe perfectum, pati non potest : atqui substantia corporea quandoquidem divisibilis est, pati potest ; sequitur ergo ipsam ad Dei essentiam non pertinere. Hæc sunt quæ apud scriptores invenio argumenta quibus ostendere conantur substantiam corpoream divina natura indignam esse nec ad eandem posse pertinere. Verumenimvero si quis recte attendat, me ad hæc jam respondisse comperiet quandoquidem hæc argumenta in eo tantum fundantur quod substantiam corpoream ex partibus componi supponunt, quod jam (per propositionem 12 cum corollario propositionis 13) absurdum esse ostendi. Deinde si quis rem recte perpendere velit, videbit omnia illa absurda (siquidem omnia absurda sunt, de quo non jam disputo) ex quibus concludere volunt substantiam extensam finitam esse, minime ex eo sequi quod quantitas infinita supponatur sed quod quantitatem infinitam mensurabilem et ex partibus finitis conflari supponunt ; quare ex absurdis quæ inde sequuntur, nihil aliud concludere possunt quam quod quantitas infinita non sit mensurabilis et quod ex partibus finitis conflari non possit. Atque hoc idem est quod nos supra (propositione 12 etc.) jam demonstravimus. Quare telum quod in nos intendunt, in se ipsos revera conjiciunt. Si igitur ipsi ex suo hoc absurdo concludere tamen volunt substantiam extensam debere esse finitam, nihil aliud hercle faciunt quam si quis ex eo quod finxit circulum quadrati proprietates habere, concludit circulum non habere centrum ex quo omnes ad circumferentiam ductæ lineæ sunt æquales. Nam substantiam corpoream quæ non nisi infinita, non nisi unica et non nisi indivisibilis potest concipi (vide propositiones 8, 5 et 12) eam ipsi ad concludendum eandem esse finitam, ex partibus finitis conflari et multiplicem esse et divisibilem concipiunt. Sic etiam alii postquam fingunt lineam ex punctis componi, multa sciunt invenire argumenta quibus ostendant lineam non posse in infinitum dividi. Et profecto non minus absurdum est ponere quod substantia corporea ex corporibus sive partibus componatur quam quod corpus ex superficiebus, superficies ex lineis, lineæ denique ex punctis componantur. Atque hoc omnes qui claram rationem infallibilem esse sciunt, fateri debent et imprimis ii qui negant dari vacuum. Nam si substantia corporea ita posset dividi ut ejus partes realiter distinctæ essent, cur ergo una pars non posset annihilari manentibus reliquis ut ante inter se connexis ? et cur omnes ita aptari debent ne detur vacuum ? Sane rerum quæ realiter ab invicem distinctæ sunt, una sine alia esse et in suo statu manere potest. Cum igitur vacuum in natura non detur (de quo alias) sed omnes partes ita concurrere debent ne detur vacuum, sequitur hinc etiam easdem non posse realiter distingui hoc est substantiam corpoream quatenus substantia est, non posse dividi. Si quis tamen jam quærat cur nos ex natura ita propensi simus ad dividendam quantitatem ? ei respondeo quod quantitas duobus modis a nobis concipitur, abstracte scilicet sive superficialiter prout nempe ipsam imaginamur vel ut substantia, quod a solo intellectu fit. Si itaque ad quantitatem attendimus prout in imaginatione est, quod sæpe et facilius a nobis fit, reperietur finita, divisibilis et partibus conflata ; si autem ad ipsam prout in intellectu est, attendimus et eam quatenus substantia est, concipimus, quod difficillime fit, tum ut jam satis demonstravimus, infinita, unica et indivisibilis reperietur. Quod omnibus qui inter imaginationem et intellectum distinguere sciverint, satis manifestum erit, præcipue si ad hoc etiam attendatur quod materia ubique eadem est nec partes in eadem distinguuntur nisi quatenus materiam diversimode affectam esse concipimus, unde ejus partes modaliter tantum distinguuntur, non autem realiter. Exempli gratia aquam quatenus aqua est, dividi concipimus ejusque partes ab invicem separari ; at non quatenus substantia est corporea ; eatenus enim neque separatur neque dividitur. Porro aqua quatenus aqua generatur et corrumpitur ; at quatenus substantia nec generatur nec corrumpitur. Atque his me ad secundum argumentum etiam respondisse puto quandoquidem id in eo etiam fundatur quod materia quatenus substantia divisibilis sit et partibus confletur. Et quamvis hoc non esset, nescio cur divina natura indigna esset quandoquidem (per propositionem 14) extra Deum nulla substantia dari potest a qua ipsa pateretur. Omnia inquam in Deo sunt et omnia quæ fiunt per solas leges infinitæ Dei naturæ fiunt et ex necessitate ejus essentiæ (ut mox ostendam) sequuntur ; quare nulla ratione dici potest Deum ab alio pati aut substantiam extensam divina natura indignam esse tametsi divisibilis supponatur dummodo æterna et infinita concedatur. Sed de his impræsentiarum satis.


[*(Saisset) : On se représente souvent Dieu comme formé, à l’image de l’homme, d’un corps et d’un esprit, et sujet, ainsi que l’homme, aux passions. Ce qui précède montre assez, sans doute, combien de telles pensées s’éloignent de la vraie connaissance de Dieu. Mais laissons cette sorte d’erreur ; car tous ceux qui ont un peu considéré la nature divine nient que Dieu soit corporel, et ils prouvent fort bien leur sentiment en disant que nous entendons par corps toute quantité qui a longueur, largeur et profondeur, et qui est terminée par une certaine figure, ce qui ne peut se dire de Dieu, l’être absolument infini, sans la dernière absurdité. Mais tout en faisant ce raisonnement, ils y joignent d’autres preuves qui font voir clairement que, dans leur opinion, la substance corporelle ou étendue est entièrement séparée de la nature divine et qu’elle a été créée par Dieu. Par quelle espèce de puissance divine a-t-elle été créée, c’est ce qu’ils ignorent. Et cela prouve bien qu’ils n’entendent pas ce qu’ils disent. Pour moi, j’ai, ce me semble, prouvé assez clairement (voyez le Coroll. de la Propos. 6, et le Scholie 2 de la Propos. 8) qu’aucune substance ne peut être produite ou créée par une autre substance. Or, il a été établi d’un autre côté (par la Propos. 14) qu’aucune autre substance que Dieu ne peut exister ni se concevoir ; d’où nous avons conclu que la substance étendue est un des attributs infinis de Dieu. Mais, pour que la chose soit plus complètement expliquée, je réfuterai ici les arguments de mes adversaires, lesquels reviennent à ceci : premièrement, la substance corporelle, en tant que substance, se compose, suivant eux, de parties, et c’est pourquoi ils nient qu’elle puisse être infinie, et conséquemment appartenir à Dieu. C’est ce qu’ils expliquent par beaucoup d’exemples. J’en rapporterai quelques-uns : si la substance corporelle est infinie, disent-ils, concevez-la divisée en deux parties ; chaque partie sera finie ou infinie. Dans le premier cas, l’infini se composera de deux parties finies, ce qui est absurde.
Dans le second cas, on aura un infini double d’un autre infini, ce qui est également absurde. De plus, si on évalue une quantité infinie en parties égales à un pied, elle devra se composer d’un nombre infini de telles parties, tout comme si on l’évaluait en parties égales à un pouce. Et par conséquent, un nombre infini sera douze fois plus grand qu’un autre nombre infini. Enfin, concevez que d’un point A appartenant à une étendue infinie on fasse partir deux lignes AB, AC, lesquelles s’éloignent d’abord l’une de l’autre d’une distance fixe et déterminée BC. Si vous les prolongez à l’infini, cette distance s’augmentant de plus en plus deviendra indéterminable, de déterminée qu’elle était. Toutes ces absurdités résultant, selon l’opinion de nos adversaires, de la supposition qu’on a faite d’une quantité infinie, ils concluent que la substance corporelle est finie, et par conséquent qu’elle n’appartient pas à l’essence de Dieu.- Leur second argument est tiré de la perfection suprême de Dieu. Dieu, dit-on, étant l’être souverainement parfait, ne peut pâtir. Or, la substance corporelle peut pâtir, en tant que divisible, d’où il suit qu’elle n’appartient pas à l’essence de Dieu. Tels sont les arguments que je lis dans les auteurs qui ont voulu établir que la substance corporelle est indigne de la nature divine et ne peut lui appartenir. Mais en vérité, si l’on veut bien y prendre garde sérieusement, on verra que j’ai déjà répondu à tout cela, puisque tous ces arguments se fondent uniquement sur ce point, que la substance corporelle est composée de parties, supposition dont j’ai déjà montré l’absurdité (voir la Propos. 12 et le Coroll. de la Propos. 13). J’ajouterai qu’à bien considérer la chose, les conséquences absurdes (sont-elles toutes absurdes, c’est de quoi je ne dispute pas encore) dont on se sert pour établir que la substance corporelle est finie, ne viennent point du tout de ce qu’on a supposé une quantité infinie, mais de ce qu’on a supposé que cette quantité infinie était mesurable et composée de parties finies ; et c’est pourquoi tout ce qui résulte des absurdités où conduit cette supposition, c’est qu’une quantité infinie n’est pas mesurable et ne peut se composer de parties. Or, c’est justement ce que nous avons démontré plus haut (Propos. 12, etc.). De façon que nos adversaires se blessent eux-mêmes avec les armes dirigées contre nous. Que si de cette absurdité, qui est leur ouvrage, ils prétendent conclure néanmoins que la substance étendue doit être finie, ils font véritablement comme un homme qui donnerait au cercle les propriétés du carré, et conclurait de là que le cercle n’a pas de point central d’où se puissent mener à la circonférence des lignes égales. Ils supposent en effet que la substance corporelle, laquelle ne se peut concevoir que comme infinie, unique et indivisible (voyez les Propos. 8, 5 et 12) est composée de parties finies, qu’elle est multiple et divisible, le tout pour conclure que cette substance est finie. C’est ainsi que d’autres raisonneurs, après avoir imaginé la ligne comme un composé de points, savent trouver une foule d’arguments pour montrer qu’elle ne peut être divisée à l’infini. Et à vrai dire, il n’est pas moins absurde de supposer la substance corporelle formée de corps ou de parties, que de composer le corps de surfaces, les surfaces de lignes et finalement les lignes de points. C’est là ce que doit avouer tout homme qui sait qu’une raison claire est infaillible. Que sera-ce si on se range à l’opinion de ceux qui nient le vide ? Supposez, en effet, que la substance corporelle se puisse diviser de telle sorte que des parties soient réellement distinguées l’une de l’autre ; pourquoi l’une d’elles ne pourrait-elle pas être anéantie, les autres gardant entre elles le même rapport qu’auparavant ? Et pourquoi ces parties devraient-elles s’adapter les unes aux autres de façon à empêcher le vide ? Certes, quand deux choses sont réellement distinctes l’une de l’autre, l’une peut exister sans l’autre et persister dans le même état. Puis donc qu’il n’y a pas de vide dans la nature (comme on le verra ailleurs) et que toutes les parties doivent concourir de façon que le vide n’existe pas, il s’ensuit que ces parties ne peuvent pas se distinguer réellement, c’est-à-dire que la substance corporelle en tant que substance est indivisible.
Si quelqu’un me demande maintenant pourquoi nous sommes ainsi portés naturellement à diviser la quantité, je répondrai que la quantité se conçoit de deux façons, d’une façon abstraite et superficielle, telle que l’imagination nous la donne ; ou à titre de substance, telle que le seul entendement nous la peut faire concevoir. Si nous considérons la quantité comme l’imagination nous la donne, ce qui est le procédé le plus facile et le plus ordinaire, nous jugerons qu’elle est finie, divisible et composée de parties ; mais si nous la concevons à l’aide de l’entendement, si nous la considérons en tant que substance, chose très difficile à la vérité, elle nous apparaîtra alors, ainsi que nous l’avons assez prouvé, comme infinie, unique et indivisible.
C’est ce qui sera évident pour quiconque est capable de distinguer entre l’imagination et l’entendement ; surtout si l’on veut remarquer en même temps que la matière est partout la même, et qu’il n’y a en elle de distinction de parties qu’en tant qu’on la conçoit comme affectée de diverses manières, d’où il suit qu’il n’existe entre ces parties qu’une distinction modale et non pas une distinction réelle. Par exemple, nous concevons que l’eau, en tant qu’eau, puisse être divisée, et ses parties séparées les unes des autres ; mais il n’en est pas de même de l’eau, en tant que substance corporelle. Car, sous ce point de vue, il ne peut y avoir en elle aucune division, aucune séparation. Ainsi l’eau, en tant qu’eau, est sujette à la corruption et à la génération ; mais en tant que substance, elle n’y est pas sujette.
Les remarques qui précèdent répondent suffisamment, ce me semble, au second argument de nos adversaires, lequel est également fondé sur ce seul principe, que la matière, en tant que substance, est divisible et composée de parties. Et alors même que le contraire ne serait pas prouvé, Je ne vois pas qu’on ait le droit de conclure que la matière est indigne de la substance divine, puisque, hors de Dieu (par la Propos. 14), il n’y a aucune autre substance dont la nature divine puisse souffrir l’action. Je le répète, toutes choses sont en Dieu, et tout ce qui arrive, arrive par les seules lois de la nature infinie de Dieu, et résulte (comme je vais le faire voir) de la nécessité de son essence. Par conséquent, il n’y a aucune raison de dire que Dieu souffre l’action d’un autre être, ni que la substance étendue soit indigne de sa nature, alors même qu’on supposerait l’étendue divisible ; pourvu toutefois qu’on accorde qu’elle est éternelle et infinie. Mais, pour le moment, il est inutile d’insister davantage.

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