EIII - Proposition 55 - corollaire - scolie

  • 19 mai 2004

Cette tristesse qu’accompagne l’idée de notre faiblesse s’appelle Humilité. La Joie qui naît de la considération de nous, Amour-propre ou Contentement de soi. Et comme elle se renouvelle toutes les fois que l’homme considère ses propres vertus ou sa puissance d’agir, il arrive par là que chacune s’empresse à narrer ses faits et gestes et à étaler les forces tant de son corps que de son esprit et que pour cette cause les hommes sont insupportables les uns aux autres. Et de là encore il suit que les hommes sont de nature envieux (voir Scolie de la Prop. 24 et Scolie de la Prop. 32), c’est-à-dire qu’ils s’épanouissent de la faiblesse de leurs pareils et se contristent de leur vertu. Toutes les fois en effet que l’on imagine ses propres actions, on est affecté de Joie (Prop. 53) et d’autant plus que les actions semblent exprimer plus de perfection et qu’on les imagine plus distinctement ; c’est-à-dire (par ce qui est dit dans le Scolie 1 de la Prop. 40, p. II) qu’on peut davantage les distinguer des autres et les considérer comme des choses singulières. C’est pourquoi on sera épanoui au plus haut point par la considération de soi-même quand on considère en soi quelque chose que l’on nie des autres. Mais, si l’on rapporte à l’idée générale de l’homme ou de l’être vivant ce qu’on affirme de soi, on ne s’épanouira pas autant ; et l’on sera contristé, au contraire, si l’on imagine que ses actions comparées à celles des autres sont plus faibles. On s’efforcera d’ailleurs d’écarter cette Tristesse (Prop. 28), et cela en interprétant faussement les actions de ses pareils ou en ornant les siennes autant qu’on peut. Il apparaît donc que les hommes sont de nature enclins à la Haine et à l’Envie, à quoi s’ajoute encore l’éducation. Car les parents ont accoutumé d’exciter leurs enfants à la vertu par le seul aiguillon de l’honneur et de l’Envie. Il reste cependant peut-être un motif d’hésiter parce qu’il n’est point rare que nous admirions les vertus des hommes et les vénérions eux-mêmes. Pour l’écarter j’ajouterai le corollaire suivant. [*]


Hæc tristitia concomitante idea nostræ imbecillitatis humilitas appellatur ; lætitia autem quæ ex contemplatione nostri oritur, philautia vel acquiescentia in se ipso vocatur. Et quoniam hæc toties repetitur quoties homo suas virtutes sive suam agendi potentiam contemplatur, hinc ergo etiam fit ut unusquisque facta sua narrare suique tam corporis quam animi vires ostentare gestiat et ut homines hac de causa sibi invicem molesti sint. Ex quibus iterum sequitur homines natura esse invidos (vide scholium propositionis 24 et scholium propositionis 32 hujus) sive ob suorum æqualium imbecillitatem gaudere et contra propter eorundem virtutem contristari. Nam quoties unusquisque suas actiones imaginatur toties lætitia (per propositionem 53 hujus) afficitur et eo majore quo actiones plus perfectionis exprimere et easdem distinctius imaginatur hoc est (per illa quæ in scholio I propositionis 40 partis II dicta sunt) quo magis easdem ab aliis distinguere et ut res singulares contemplari potest. Quare unusquisque ex contemplatione sui tunc maxime gaudebit quando aliquid in se contemplatur quod de reliquis negat. Sed si id quod de se affirmat, ad universalem hominis vel animalis ideam refert, non tantopere gaudebit et contra contristabitur si suas ad aliorum actiones comparatas imbecilliores esse imaginetur, quam quidem tristitiam (per propositionem 28 hujus) amovere conabitur idque suorum æqualium actiones perperam interpretando vel suas quantum potest adornando. Apparet igitur homines natura proclives esse ad odium et invidiam ad quam accedit ipsa educatio. Nam parentes solo honoris et invidiæ stimulo liberos ad virtutem concitare solent. Sed scrupulus forsan remanet quod non raro hominum virtutes admiremur eosque veneremur. Hunc ergo ut amoveam sequens addam corollarium.


[*(Saisset :) Cette tristesse, accompagnée de l’idée de notre faiblesse, se nomme humilité ; et l’on appelle contentement de soi ou paix intérieure la joie qui provient pour nous de la contemplation de notre être. Or, comme cette joie se produit chaque fois que l’homme considère ses vertus, c’est-à-dire sa puissance d’agir, il arrive que chacun se plaît à raconter ses propres actions et à déployer les forces de son corps et de son âme, et c’est ce qui fait que les hommes sont souvent insupportables les uns pour les autres. De là vient aussi que l’envie est une passion naturelle aux hommes (voyez le Scol. de la Propos. 24 et le Scol. de la Prop. 32), et qu’ils sont disposés à se réjouir de la faiblesse de leurs égaux ou à s’affliger de leur force. Chaque fois, en effet, qu’un homme se représente ses propres actions, il éprouve de la joie (par la Propos. 53), et une joie d’autant plus grande qu’il y reconnaît plus de perfection et les imagine d’une façon plus distincte ; en d’autres termes (par ce qui a été dit dans le Scol. 1 de la Propos. 40, partie 2), il est d’autant plus joyeux qu’il distingue davantage ses propres actions de celles d’autrui et les peut mieux considérer comme des choses singulières. Par conséquent, le plaisir le plus grand que l’on puisse trouver dans la contemplation de soi-même c’est d’y considérer quelque qualité qui ne se rencontre pas dans le reste des hommes. Si donc ce qu’on affirme de soi-même se rapporte à l’idée universelle de l’homme ou de l’animal, la joie qu’on éprouve en sera beaucoup moins vive ; et l’on ressentira même de la tristesse si l’on se représente ses propres actions comme inférieures à celles d’autrui. Or, cette tristesse, on ne manquera pas de faire effort pour s’en délivrer (par la Propos. 28), et le moyen d’y parvenir, ce sera d’expliquer les actions d’autrui de la manière la plus défavorable et de relever autant que possible les siennes propres. On voit donc que les hommes sont naturellement enclins à la haine et à l’envie ; et l’éducation fortifie encore ce penchant, car c’est l’habitude des parents d’exciter les enfants à la vertu par le seul aiguillon de l’honneur et de l’envie. On pourrait cependant objecter ici que nous admirons souvent les actions des autres hommes et les entourons de nos respects. Pour dissiper ce scrupule, j’ajouterai le Corollaire qui va suivre.

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