"La Fontaine et Spinoza", par Jean-Pierre Babin

  • 3 mai 2004

Mon point de départ sera une fable tout à fait rudimentaire, de mon fait - ceci explique cela -, mais que je crois spinozienne : il s’agira donc d’indiquer pourquoi. Mais cette fable, qui pourra s’intituler Les deux Hommes et le Rocher, me conduira aussi à relire certaines des Fables de La Fontaine, afin d’illustrer par elles des aspects de la pensée éthique et politique de Spinoza, soit par la concordance de celle-ci avec les leçons de La Fontaine, soit au contraire par leurs divergences.

Qu’on imagine donc deux hommes cheminant sur un sentier assez malaisé, tel un sentier de montagne, mais à distance, sans se connaître d’ailleurs : ils n’ont pas la même destination et leurs pas, bientôt, bifurqueront. A un endroit cependant, une roche a coupé la route et rend le passage impossible ; le premier voyageur arrive, tente de dégager l’obstacle, en vain. Le second comprend, à son tour, qu’il serait tout aussi incapable de déplacer le rocher seul. Mais ils s’y essaient ensemble et leurs forces conjointes se révèlent aptes à ce qu’aucun ne pouvait isolément : mettre en mouvement cette masse, jusqu’à libérer la voie. Ils se reposent un peu, partagent quelques propos ou un peu d’eau, puis, s’étant salués, repartent, tour à tour.

Je dis que cette fable est spinozienne, parce que, sous une forme minimaliste, deux êtres humains s’y entraident. L’entraide a ici un sens déterminé, par une première différence : Pierre et Paul - on les appellera ainsi, puisque ce sont deux noms des personnages qui apparaissent dans l’Éthique - n’échangent pas un service contre un autre, pas plus que Pierre, par exemple, ne paye Paul pour le "coup de main" que celui-ci lui aurait donné ; dans ces cas, dont le second se révèle une modalité particulière du premier, puisque le service est rendu sous la forme d’un salaire, je parlerai simplement d’aide. Je définis donc l’aide comme une action qu’un individu accomplit selon le désir d’un autre ; si "Paul aide Pierre à ...", c’est l’utilité du seul Pierre qui est visée dans l’action, ou, dans des termes plus nettement spinoziens, c’est la puissance d’agir de Pierre seule qui est accrue. Il se peut même que l’action utile à Pierre soit accomplie par Paul seul : cela n’importe pas. L’aide, à nouveau, peut être rendue par Pierre à Paul, à travers une autre action, qui satisfasse, en retour de la première, un désir quelconque de Paul ; cette seconde aide sera elle-même une action commune, si Pierre joint ses capacités à celles de Paul, ou accomplie par le seul Pierre en faveur de Paul : ainsi du salaire. Je désigne un tel échange d’aides comme aide réciproque.

Mais dans la fable des Deux Hommes et le Rocher, l’action que Pierre et Paul accomplissent ensemble, et qu’aucun des deux ne pouvait réussir seul, est utile en tant que telle à chacun d’eux : elle satisfait simultanément les désirs propres de Pierre et de Paul, elle est cause de joie pour chacun. C’est bien cette seconde condition qui se révèle décisive, et non simplement la première : toute aide vise à produire, par la conjonction des capacités ou l’utilisation de celles du seul auxiliaire et au profit de celui qui reçoit l’aide, un effet supérieur à ce dont il était capable par lui-même ; le premier moment de la lecture de La Fontaine visera précisément à mettre en évidence la puissance de l’aide, en général - sans doute aura-t-on affaire d’abord à des aides réciproques, qui paraissent les plus aisées à produire.

Mais la différence fondamentale réside donc en ce que l’action d’entraide est accomplie selon le désir des deux partenaires à la fois, ce qui suppose alors que leurs désirs coïncident à quelque degré. Une aide réciproque est toujours en réalité la conjonction de deux aides simples et elle aboutit à deux résultats distincts (même s’ils sont simultanés : échange de prisonniers, ou d’un prisonnier contre une rançon, etc. : il s’agit évidemment alors de se prémunir contre l’ingratitude de celui qu’on a aidé, autre thème majeur de La Fontaine sur lequel on reviendra), tandis qu’une entraide, que l’on pourrait qualifier aussi d’aide mutuelle , produit un seul et même effet, utile pourtant aux deux partenaires simultanément. Le deuxième pan de la lecture des Fables portera précisément sur l’aide réciproque et ses difficultés, qui sont même des contradictions, pour La Fontaine aussi bien que pour Spinoza : l’entraide pourrait-elle permettre de les lever ?

Symétriquement, il est également décisif que Pierre et Paul se séparent, une fois leur "coup" accompli, de même qu’ils s’étaient associés dans ce but déterminé : dégager le rocher. L’entraide est occasionnelle et ponctuelle : la coïncidence des désirs, nulle dans l’aide réciproque, n’est pas pour autant totale dans l’entraide. Certes, l’entraide peut se développer, s’élargir ou s’intensifier : les deux hommes pourraient faire ensuite la route ensemble et converser agréablement, jusqu’au carrefour où ils se sépareront, ou même se lier d’amitié au long de cette section commune pour décider de se revoir. Mais, que cette amitié croisse et devienne des plus fortes, qu’elle se dissolve ensuite ou que Pierre et Paul restent l’un pour l’autre des "connaissances", elle consistera toujours en un certain degré déterminé de coïncidence de leurs désirs.

L’entraide, telle que s’en construit le concept, me paraît être la nature de l’amour selon Spinoza, et plus exactement de ce qu’il appelle la convenance, qu’il faut comprendre aussi bien au sens commun du terme, dans le champ des relations privées (Pierre et Paul, d’autant plus qu’ils s’entraident, sont plus amis et se conviennent davantage ; mais on aurait aussi bien pu les appeler Pierre et Marie : un couple s’unit pour "déplacer des rochers", en particulier, d’après Spinoza, pour faire et éduquer des enfants ; Éthique, IV, Appendice, Ch. 20), que dans le champ politique : l’un des concepts fondamentaux du Traité Politique est celui de concorde, “ concordia ”, c’est-à-dire littéralement d’union des cœurs ou des esprits ; elle n’est sûrement jamais parfaite entre les citoyens, mais au contraire susceptible de degrés, selon que le fonctionnement de l’État produit une convergence de leurs intérêts et de leurs désirs.

Penser l’entraide et la pratiquer, ce serait ainsi refuser un individualisme radical, pour lequel chacun est définitivement seul avec ses désirs singuliers, que les autres peuvent aider à assouvir, certes, mais seulement en retour de services réciproques, selon un échange social purement externe ; mais ce n’est pas rêver inversement d’une coïncidence totale des désirs individuels, qui ne saurait être qu’un mythe, une image inadéquate, incomplète des rapports humains : deux êtres qui auraient entièrement les mêmes désirs et ainsi le même “ conatus ” ne seraient plus deux.

Il faut donc compléter la définition de l’entraide par une seconde différenciation, au moins aussi importante que la première, sinon davantage, dans la mesure où le rêve d’entraide parfaite est bien plus tentant que de s’en tenir seulement, prosaïquement, à l’aide réciproque : quel serait donc le modèle pour penser une entraide totale, telle que les partenaires de l’aide se fondent véritablement en un seul individu ? C’est celui de l’organisme. De même en effet que le corps de Pierre ou de Paul semble consister en une union intégrale de ses membres et organes, telle qu’ils forment tous ensemble un seul et même être, hors duquel aucune partie ne peut subsister, mais dans lequel aussi chaque partie, à sa place, est nécessaire et irremplaçable, de la même façon, on pense alors, pour Pierre et Paul eux-mêmes, une association qui ne soit plus un simple commerce, ni même une entraide réelle mais toujours locale : une coïncidence entière des désirs. Une telle amitié ou, si l’on considère par exemple Pierre et Marie, amants, un tel amour, parfaits, mériteraient seuls leur nom ; je parlerai dans ce cas d’aide organique ou totale.

Il est évident que l’organicisme fournit aussi un modèle puissant de l’État, beaucoup plus enthousiasmant qu’une politique seulement de l’entraide, telle que la penserait Spinoza à travers la concorde : La Fontaine, comme Spinoza, doute cependant de la réalité de cet État organique, mais permet au contraire de penser que l’organicisme n’est que le discours du pouvoir et de ceux qui l’occupent, ou encore, en termes anachroniques, une idéologie ; tel sera le dernier axe de lecture des Fables.

Quels sont, enfin, historiquement, les liens réels entre Spinoza et La Fontaine, presque exactement contemporains ? Rien ne permet de penser cependant que Spinoza ait connu l’œuvre de La Fontaine ; il est moins improbable que La Fontaine ait entendu parler de Spinoza et de sa philosophie, scandaleuse. Mais il existe évidemment un premier lien indirect qui est Ésope : il reste que, si Spinoza connaissait certainement ses Fables, on ne peut déterminer à quel degré (par exemple, le livre ne figurait pas dans sa bibliothèque, telle qu’elle nous est connue par l’inventaire fait après sa mort) et Ésope n’est qu’une source pour La Fontaine, qui approfondit considérablement le sens même des fables qu’il reprend : on le verra en particulier pour Les Membres et l’Estomac. Plus important donc est Machiavel : La Fontaine est pénétré de son analyse réaliste des rapports politiques, comme on va le voir immédiatement dans Le Lion malade et le Renard ; la position philosophique de Spinoza face à Machiavel est, on le sait, plus complexe : dans le Traité Politique (Ch. V, § 7), il se demande si Machiavel, dans le Prince, se contente de montrer les moyens d’établir et de maintenir un pouvoir monarchique, ou s’il a pour véritable fin au contraire la liberté du peuple, qui suppose d’éviter un tel roi ; Spinoza tente de répondre par la seconde hypothèse, tandis que La Fontaine "se contenterait", je crois, de la première réponse : cela conduira finalement La Fontaine à désespérer de la politique, tandis qu’il s’agit pour Spinoza de faire usage du réalisme machiavellien, activement, pour améliorer autant que possible l’État. Il s’ensuit inversement un troisième lien historique, qui est l’épicurisme : c’est à cette tradition que se rattache explicitement La Fontaine en choisissant le repli dans la sphère privée ; pour Spinoza au contraire, l’entraide peut être pratiquée aussi bien dans la sphère politique, ce qui conduit à remettre en question cette frontière elle-même. Mais le lien le plus contemporain de La Fontaine et Spinoza eux-mêmes est Hobbes : nul doute que La Fontaine n’eût connaissance de sa philosophie, non moins scandaleuse que celle de Spinoza et plus répandue... Là encore, Les Membres et l’Estomac constitueront une Fable décisive.


I. Du conflit à l’aide :

Le Lion et le Rat, La Colombe et la Fourmi

(II, 11 et 12)

C’est dans des situations de conflit que La Fontaine fait voir le plus nettement la nécessité et la puissance de l’aide : deux êtres s’aident d’abord contre un troisième, à l’instar des deux hommes face au rocher ; il convient donc de s’intéresser d’abord aux conflits en eux-mêmes.

1) L’imprévisibilité de l’issue des conflits

La Fontaine n’établit pas entre les animaux une hiérarchie univoque, fondée sur des forces respectives qui seraient aisément quantifiables ; le Lion est certes l’animal le plus puissant, Roi des animaux par conséquent, secondé par des "Barons", par exemple le Renard, le Tigre et l’Ours dans Les Animaux malades de la Peste, qui surplombent tous la masse des "petits". Entre ces derniers peuvent encore se produire des confrontations : il est difficile au petit Lapin de déloger la Belette qui s’est emparée de son logis, parce qu’elle est susceptible de le croquer (Le Chat, la Belette et le petit Lapin, VII, 15) ; le rapport de prédation constitue le moyen privilégié chez La Fontaine pour signifier la supériorité et l’infériorité, ce en quoi les Fables recèlent et transmettent tout un savoir écologique : le Chat résout le conflit entre la Belette et le Lapin... en les mangeant tous les deux ; cela est écologiquement juste. Ainsi sont symbolisées, dans les affaires humaines, toutes formes de rivalité, d’affrontement et de suprématie politiques.

Mais il arrive, et plus d’une fois, que le rapport de forces "normal" soit modifié et ce sont même ces déséquilibres qui intéressent le plus La Fontaine : le Lion en personne, le choix n’est évidemment pas fortuit, se révéle faible en plusieurs circonstances. Ainsi, dans Le Lion malade et le Renard (VI, 14), le Roi affaibli doit user de la ruse pour suppléer la force et continuer à se nourrir de ses sujets - sans doute ce pillage lui est-il plus nécessaire que jamais, afin de se rétablir, tel un roi réel qui devrait remplir ses caisses en temps de crise financière ; Louis XVI, lui, en mourra...- ; il demande donc à chacune des espèces d’envoyer une ambassade à son chevet, en leur garantissant de la manière la plus officielle un sauf-conduit : mais le stratagème ne saurait prendre en défaut le Renard lui-même, qui remarque que toutes les empreintes de pas conduisent vers l’antre du Lion, mais qu’aucune n’en ressort ; fable au plus haut point machiavellienne, sur la supériorité de la ruse sur la force. Mieux encore, dès le Livre II, la victoire du Moucheron sur le Lion (Fable 9) : La Fontaine nous y montre, intuition géniale, comment le chétif Insecte retourne l’énorme puissance du Lion contre elle-même et finit ainsi par la terrasser, à l’inverse de tout ce qu’on pouvait imaginer. Certes, le Moucheron dispose, dès le début de la guerre, d’une arme redoutable : pouvoir piquer l’ennemi, surtout en certains points particulièrement sensibles, cou, échine, museau, ce qui suppose vivacité et petite taille ; or ces qualités, naissent déjà, paradoxalement, de l’immense disproportion des corps, le handicap apparemment insurmontable de l’insecte se révélant sa meilleure force - La Fontaine devient ici, même si le mot n’existe pas encore, théoricien de la "guérilla". C’est ainsi lorsqu’il entre au fond du naseau que la victoire se décide :

La rage alors se trouve à son faîte montée.
L’invisible ennemi triomphe, et rit de voir
Qu’il n’est griffe ni dent en la Bête irritée
Qui de la mettre en sang ne fasse son devoir.
Le malheureux Lion se déchire lui-même,
Fait résonner sa queue à l’entour de ses flancs,
Bat l’air qui n’en peut mais, et sa fureur extrême
Le fatigue, l’abat ; le voilà sur les dents. (C’est moi qui souligne)

Quand nous considérons les luttes et les incompatibilités entre modes existants, écrit Deleuze lisant Spinoza, nous devons faire intervenir toutes sortes de facteurs concrets, qui nous empêchent de dire que le mode dont l’essence ou le degré de puissance est le plus fort gagnera certainement. En effet, les corps existants qui se rencontrent ne sont pas seulement définis par le rapport global qui leur est propre : se rencontrant partie par partie, de proche en proche, ils se rencontrent nécessairement sous certains de leurs rapports partiels ou composants. Il se peut qu’un corps moins fort que le mien soit plus fort qu’un de mes composants : il suffira à me détruire, pour peu que ce composant me soit vital. ” (Spinoza et le problème de l’expression, pp. 220-221). C’est en effet dans la nature très composée des corps humains et de ceux avec lesquels ils interagissent, en d’autres termes dans leur nature d’individus, comme le montre fondamentalement le "Traité des Corps" de l’Ethique, à la suite de la Proposition II, 13, qu’il faudrait chercher plus profondément la cause de l’imprévisibilité des conflits avec Spinoza ; elle ne constitue donc en aucun cas une exception à la nécessité de l’ordre naturel, exception qui vaudrait évidemment infirmation, mais elle exprime au contraire la complexité, infinie, de la détermination des choses. Mais qu’arrive-t-il aux individus lorsque, à l’inverse, ils s’aident ?

2) Aide et saut qualitatif

Peu après avoir été terrassé par le Moucheron (II, 9), le Lion de La Fontaine se retrouve en difficulté, incapable cette fois de se défaire des filets dans lesquels Le Lion et le Rat le montre pris (II, 11 ; cette Fable est associée en doublet, comme La Fontaine le fait parfois, à La Colombe et la Fourmi, II, 12 : non seulement elles se suivent, mais quatre vers communs les introduisent, les deux titres étant alors réunis en en-tête).. Or, il ne doit alors son salut qu’à l’aide du Rat, qu’il s’était opportunément abstenu de dévorer quelque temps auparavant et qui rend ainsi au Lion son bienfait, en le libérant des rets . Il s’agit très exactement d’une aide réciproque, où les biens échangés ne sont rien d’autre que les vies mêmes de chacun, successivement celle du Rat, que le Lion, magnanime, ne prit pas ce jour-là, puis celle du "plus fort", que le "plus faible" parvient seul, pourtant, à arracher à l’Homme. Mais on devra évidemment s’interroger sur cette admirable clémence, condition première de la Fable :

Entre les pattes d’un Lion,
Un Rat sortit de terre assez à l’étourdie :
Le Roi des animaux, en cette occasion,
Montra ce qu’il était, et lui donna la vie.

L’Homme est en effet le troisième personnage de la Fable, bien qu’il n’apparaisse qu’à travers son piège, les filets ; le Lion a besoin du Rat parce qu’il se révèle inférieur à lui, derrière qui il ne constituerait finalement que le Vice-Roi de la Nature : la présence de l’Homme est plus évidente encore dans La Colombe et la Fourmi, où, l’Insecte ayant été sauvé de la noyade par l’Oiseau, il lui sauve également la vie en retour, en piquant au talon le Villageois qui allait l’abattre d’un carreau d’arbalète. Toutefois, cette supériorité de l’Homme sur le Lion est déjà elle-même paradoxale : en termes de forces pures - mais La Fontaine nous montre précisément les limites de cette pureté -, le Lion paraît aussi apte à dévorer l’Homme que le Rat. Simplement, on sait que le corps nu et faible de l’Homme peut devenir, muni d’outils ou d’armes, incomparablement plus puissant : c’est la technique, ici condensée dans la résistance des rets, qui permet à l’Homme de dominer un des animaux les plus redoutables pour lui et d’en faire, à son tour, sa proie.

Le Lion et le Rat s’inscrit ainsi dans la tradition prométhéenne, mais aussi bien la dépasse, puisque la supériorité de l’Homme sur le Lion se voit maintenant annulée par l’intervention, bien que non technique, elle, du Rat. La hiérarchie des forces "pures" s’inverse une seconde fois et le Lion se libère du piège mortel que l’Homme lui a tendu ce jour-là, grâce à un tiers... pourtant le "plus faible" de tous : les mâchoires du Lion, qui broient habituellement le Rat et parfois l’Homme, sont impuissantes face au filet tissé par le second, dont les "petites" dents du rongeur viendront seules à bout.

Je propose d’introduire ici le concept de saut qualitatif : lorsque deux êtres s’opposent et tendent à se détruire, chacun s’efforçant de diminuer l’autre le plus possible, la diversité d’aptitudes de leurs corps singuliers joue un rôle purement négatif, puisque, on l’a vu, elle interdit de décider trop vite qui surpassera l’autre, "trop vite" signifiant, à nouveau, selon un critère unique ; mais lorsque deux êtres s’aident, ou que l’un au moins apporte son concours à l’autre, la diversité des aptitudes, mises en commun et non plus en opposition, permet un gain radical. Dans Les deux Hommes et le Rocher, cette diversité est minimale, puisque Pierre et Paul exercent chacun le même type d’action : pourtant, la somme de leurs forces de poussée, dont chacune, isolément, s’était révélée inférieure à l’inertie de la roche, met en mouvement celle-ci et produit donc un effet incomparablement supérieur à ce que l’un ou l’autre pouvait obtenir seul. Au lieu de deux effets nuls, on obtient un "quelque chose" et ce gain ne peut être quantifié : il y a saut qualitatif, chaque fois que deux êtres sont capables ensemble d’une action incommensurable avec les actions de chacun et/ou avec la somme de celles-ci. Cela arrive, a fortiori, chaque fois que les partenaires disposent d’aptitudes réellement différentes ; si l’aide du Rat s’avère salutaire pour le Lion, c’est parce qu’il est apte à déchirer le filet, en usant d’un moyen distinct de celui du Lion, qui a échoué et que le Rat ne possède d’ailleurs pas :

Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage.

Les deux vers précédents font voir le travail du Rat et le saut qualitatif auquel il aboutit, de manière presque cinématographique :

Sire Rat accourut, et fit tant par ses dents
Qu’une maille rongée emporta tout l’ouvrage.

Il n’est ni nécessaire, ni possible au Rat de détruire la totalité du filet, mais il lui suffit d’y créer une "brèche", en rompant la trame, telle que le Lion, par exemple, puisse alors exercer utilement sa propre puissance. De la même façon, il suffit à la Fourmi de piquer l’Homme pour que la Colombe gagne ainsi les quelques instants nécessaires pour fuir : seule, sa vitesse ne le lui aurait pas permis. Et pourtant le chétif Insecte - comment ne pas rapprocher cette Fourmi du Moucheron face au Lion -, paraissait inférieure au Rat pour parasiter l’Homme ; c’est, je crois, le sens du premier vers de cette seconde Fable et l’intérêt même du doublet :

L’autre exemple est tiré d’Animaux plus petits.
Si la proportion apparente entre le Lion et le Rat, d’une part, la Colombe et la Fourmi, d’autre part, se conserve, l’Homme, en revanche, obstacle commun rencontré par les deux paires de larrons, se montre plus imposant encore face à la seconde et la victoire de celle-ci sur le chasseur devient bien l’analogue de celle du Moucheron sur le Lion, mais grâce à l’aide.

“ Nul ne sait ce que peut le corps ”, dit Spinoza ; ou plutôt, car ce célèbre adage n’est pas littéral, il écrit au Scolie de la Proposition III, 2 : “ Ce que peut le corps, personne jusqu’à présent ne l’a déterminé, c’est-à-dire que l’expérience n’a enseigné à personne jusqu’à présent quelles actions peut le corps par les seules lois de sa nature, dans la mesure où on la considère seulement comme corporelle, et ce qu’il ne peut pas, s’il n’est pas déterminé par l’esprit ” ; et l’on sait, à ce point de l’Éthique, que l’esprit ne détermine pas le corps à agir, pas plus que le corps ne détermine l’esprit à penser (c’est précisément ce qu’énonce la Proposition III, 2). Puisque ce sont donc les corps seuls qui se déterminent les uns les autres, on doit entendre la formule au pluriel : nul ne sait ce que peuvent les corps, d’abord les uns contre les autres ; l’issue des conflits reste imprévisible, parce que les puissances opposées ne sauraient être mesurées et hiérarchisées de manière univoque ; mais de la même façon, nul ne sait ce que peuvent les corps les uns pour les autres : l’aide, cette fois, produit des sauts qualitatifs dans les puissances d’agir, autant qu’elles se composent.

On peut lire alors, dans l’Éthique, le Scolie de la Proposition IV, 18 : il s’agit pour Spinoza d’énoncer une première fois les prescriptions de la raison, avant de les démontrer dans l’ordre géométrique ; la dernière, mais non la moindre, est qu’il faut désirer les choses hors de nous, “ extra nos ” , dans la mesure où elles nous sont utiles ; et plus précisément encore, que les plus utiles sont celles qui conviennent entièrement (prorsus) avec notre nature, c’est-à-dire les autres hommes (dans la mesure où nous sommes tous ensemble conduits par la raison, comme le montrera la Proposition IV, 35 ; au contraire, des hommes soumis aux passions sont contraires les uns aux autres : IV, 34). Et Spinoza écrit : “ En effet, si par exemple deux individus entièrement de même nature se joignent l’un à l’autre, ils composent un individu deux fois plus puissant que chacun séparément. A l’homme, donc, rien de pus utile que l’homme... ”

Ce texte aussi est une fable : en effet, deux individus ne sauraient être entièrement de même nature, à moins de n’être plus deux, mais, comme on l’a dit, un seul et même. Mais c’est également la quantification du gain de puissance qui est ici fabuleuse, au sens littéral du mot : certes, mathématiquement et en acceptant le postulat impossible d’une convenance entière, purement idéale, l’individu composé de Pierre et Paul - pourquoi les appeler autrement ? - est bien deux fois plus puissant que chacun en lui-même (ce qui présuppose une autre idéalisation, qui affirme l’égalité de leurs puissances respectives ; mais elle va de pair, évidemment avec la première) ; cependant, la vraie comparaison à opérer porte en réalité sur les effets produits par Pierre ou Paul seuls, par Pierre et Paul ensemble : or, que ces effets soient "extérieurs" aux corps des partenaires, en particulier lorsque l’aide se fait contre un troisième terme, tel le rocher-obstacle de ma fable, ou bien qu’ils consistent en une joie dans le corps de l’un au moins, il y a, grâce à l’aide, augmentation absolue de la puissance de chacun. En vérité, il faudrait donc entendre le texte comme ceci : par la composition d’un seul individu, chacun est deux fois plus puissant que lui-même isolément, puisqu’il reçoit en aide toute la puissance de l’autre ; l’individu composé serait ainsi quatre fois plus puissant que Pierre ou Paul : si l’on veut maintenir une quantification du gain de puissance, elle doit être paradoxale.

De même, dans Les deux Amis de La Fontaine, l’ami réveillé propose spontanément à celui qui est venu lui-même l’aider, inquiété par un mauvais rêve, trois formes d’aide : son argent, s’il est menacé par la ruine, son épée, s’il a une querelle d’honneur à vider, son esclave, s’il désire une femme ; comme au Scolie IV, 18 de l’Éthique, on devra se demander si une telle aide est à penser comme réciproque, organique ou mutuelle (comme une entraide "seulement"), mais il est bien clair, du moins, que l’aide permet aussi bien de surmonter un obstacle extérieur, ici de joindre les forces en vue d’un combat, que de produire un bien nouveau, en partageant l’argent... ou cette esclave assez belle ; ainsi, l’aide financière serait bien un saut qualitatif, même à quantité fixe, puisqu’elle éviterait à l’un la ruine complète, sans provoquer évidemment celle de l’autre ; il semble qu’il faille penser de la même façon, dans la Fable, le rapport sexuel...

II. Les contradictions de l’aide réciproque :

L’Âne et le Chien, Le Chat et le Rat

La Fontaine, comme Spinoza, pense donc les bienfaits de l’aide, et d’abord, car c’est sans doute la plus évidente, de l’aide réciproque, telle qu’on l’a vu se réaliser dans Le Lion et le Rat ou La Colombe et la Fourmi ; mais La Fontaine doute aussi de cette réciprocité et ce, on va le voir, d’une manière de plus en plus aiguë. Cependant, le premier bienfait lui-même fait déjà problème.

1) Le premier bienfait

Au Livre Huit, la Fable de l’Âne et du Chien (VIII, 17) constitue exactement l’inverse de celles du Livre II, puisque, dans une situation initiale analogue, l’aide ne prend pas corps. Pourtant, comme le Lion qui sut un jour ne pas croquer le Rat, son futur sauveur, l’Âne doit, le premier, sacrifier un tant soit peu son propre appétit pour être utile au Chien : leur maître s’est en effet endormi dans un pré et, si l’Âne peut paître à son aise, le Chien jeûne et aimerait prendre sa pitance dans les paniers que porte son camarade. Le Chien est à ce moment, dit La Fontaine, mourant de faim  ; derrière l’hyperbole, il y a la dramatisation réelle de l’enjeu de l’aide, qui n’est pas une petite faim à couper, mais, comme toujours, la vie même du personnage ; le Lion et le Rat, la Colombe et la Fourmi s’étaient réciproquement sauvés de la mort, l’Âne n’en fait pas autant quand le Chien le lui demande : il en mourra.

Il refuse en effet de perdre le moindre coup de dent et finit par conseiller au Chien d’attendre que le maître se réveille ;

Sur ces entrefaites un Loup
Sort du bois, et s’en vient ; autre bête affamée.
L’Âne appelle aussitôt le Chien à son secours. (v. 27-29)

La cruauté de l’Âne se retourne alors contre lui et le Chien ne bouge, mais, à son tour, il exhorte l’autre à résister jusqu’au réveil de leur maître.

Pendant ce beau discours,
Seigneur Loup étrangla le Baudet sans remède.
Je conclus qu’il faut qu’on s’entraide. (v. 35-fin)

On peut donc croire, devant l’identité des conclusions, que cette Fable de l’échec n’est qu’un nouveau moyen, pour La Fontaine, de montrer la nécessité de l’aide réciproque : pour ceux que son succès n’avait pas convaincus, il convenait, plus violemment mais plus efficacement peut-être, de peindre la mort de l’Âne qui oublia cette nécessité. (Inutile de souligner qu’il ne s’agit pas ici de l’entraide au sens qu’on lui a donné, mais bien d’une aide réciproque).

Cependant, La Fontaine est-il réellement le moraliste qu’il prétend ? Une autre lecture devient en effet possible, qui incite, elle, à mieux s’interroger sur les conditions du succès de l’aide réciproque dans Le Lion et le Rat et La Colombe et le Moucheron. En effet, on voit rétrospectivement combien sont décisives, dans les deux premières fables, la magnanimité du Lion et la charité de la Colombe, qui les déterminent à secourir ceux dont le retour d’aide serait vital par la suite ; mais ils ne pouvaient le savoir alors, pas plus que l’Âne ne se doutait qu’il aurait besoin du Chien - car il aurait évidemment agi autrement ! Ce sont alors leurs pures qualités de générosité qui suppléent ce calcul intéressé, rendant précisément le geste beau et vertueux. Mais cette interprétation, à laquelle le texte incite, ne doit-elle pas être maintenant suspectée ? On a déjà souligné ce premier miracle écologique, par lequel le Lion épargne le Rat, sorti de terre assez à l’étourdie entre ses pattes : à nouveau, l’aurait-il laissé partir s’il avait eu très faim ? Or, que reproche-t-on à l’Âne, sinon d’avoir été, lui, affamé au point de ne pas prendre le temps de rendre service ? Il n’a simplement pas eu la chance du Lion, qui pouvait se montrer magnanime, parce qu’il avait déjà mangé.

En termes politiques, la clémence royale que glorifie la première Fable se manifeste-t-elle autant qu’il convient ? La Fontaine se faisait éducateur du Prince et Dauphin, en lui enseignant ce que devrait être un Roi :

Le Roi des Animaux, en cette occasion,
Montra ce qu’il était et lui donna la vie.
Mais n’est-ce pas signifier, aussi bien, que la Royauté, en d’autres occasions, réelles, manque à son modèle ? Ne doit-on pas penser à Fouquet, dont Louis XIV commua la peine de bannissement... en prison à vie ? Étrange clémence.

Par quel autre miracle la Colombe prend-elle soin de sauver la Fourmi des eaux ? Cette admirable charité désintéressée n’a-t-elle pas également des causes déterminantes ? L’oiseau aurait pu, par exemple, ne repêcher l’insecte que pour le manger - de telle façon qu’il faudrait revenir aux conditions précédentes afin d’expliquer sa clémence - ou en tout cas ne pas perdre son temps pour si peu, une Fourmi ; La Fontaine construit là encore des situations parfaitement analogues, puisque la Colombe est en train de boire dans le ruisseau lorsque la Fourmi y tombe et, à défaut de se priver de l’avaler, elle cesse au moins pour un temps de se désaltérer : mais si elle aussi avait eu très soif ? Qu’est-ce qui garantit qu’elle se serait interrompue, contrairement à l’Âne qui ne voulut, “ perdant un moment, perdre un coup de dent ” ?

Tout le problème est bien que le service rendu par le Lion ou la Colombe ne leur coûtait rien, tandis qu’il coûtait à l’Âne de venir en aide, à ce moment-là, au Chien. Ce coût, dira-t-on, était bien faible ; il broutait depuis suffisamment longtemps pour s’arrêter quelques instants et secourir le malheureux Chien - dont on pourrait quand même se demander si sa vengeance est pour autant légitime - : l’Âne reste inexcusable et méritait sa punition. Qui, pourtant, peut en juger ? Surtout, la Fable pose, au-delà du cas singulier, une question redoutable : jusqu’où doit-on se sacrifier soi-même pour venir en aide à autrui, lors même que ce secours ne procure aucun avantage propre ?

Mon interprétation est malveillante, j’en conviens bien volontiers ; au lieu d’une apologie de l’aide, voici que les Fables en montreraient les contradictions, contradictions levées, de manière exceptionnelle, lorsqu’on peut comme le Lion ou la Colombe apporter son concours gratuitement, c’est-à-dire sans rien y perdre ; or, derrière les motifs moraux qu’il affiche pour ses personnages, La Fontaine donne effectivement au lecteur "malveillant" tous les éléments pour poser ce problème. Mais il permet aussi de mieux discerner l’originalité de la solution qu’y apporte Spinoza, cette solution étant précisément l’entraide : en effet, si les intérêts des partenaires peuvent coïncider, le danger de non-assistance est écarté, car l’un n’a plus à aider d’abord l’autre pour recevoir ensuite le service qui l’intéresse en propre ; il ne risque pas, comme l’Ane, de refuser l’association, par myopie et ignorance de l’utilité future d’un débiteur, puisque l’association a pour objet, dans l’entraide, d’accomplir en un même temps une seule action, utile aux deux partenaires.

En effet, la théorie spinozienne des Affects prend également acte et vise à expliquer cette menace qui pèse sur l’échange de services : au début de la Quatrième Partie de l’Éthique, Propositions 9 à 13, Spinoza compare les intensités respectives des Affects qui naissent en nous, selon que nous imaginons la chose affectante soit comme présente, soit comme passée ou à venir, comme passée depuis un temps plus ou moins long, comme devant venir plus ou moins prochainement. Ainsi, l’Esprit de l’Âne est plus affecté par l’herbe présente que par la gratitude future que pourrait lui témoigner le Chien, s’il lui permettait de manger également : “ L’image d’une chose future ou bien passée, c’est-à-dire d’une chose que nous contemplons avec une relation au temps futur ou bien passé, séparée du présent, est, toutes choses égales par ailleurs, plus faible que l’image d’une chose présente, et par conséquent un affect envers une chose future ou bien passée est, toutes choses égales par ailleurs, plus relâché qu’un affect envers une chose présente ” (IV, 9, Corollaire). Au contraire, si l’Âne avait été conduit par la raison, il aurait estimé et comparé ces deux biens à leurs justes valeurs, non déformées par un temps imaginaire : “ Si nous pouvions avoir une connaissance adéquate de la durée des choses et déterminer par la raison leur temps d’exister, nous contemplerions les choses futures avec le même affect que les choses présentes, et un bien, que l’Esprit concevrait comme futur, il le désirerait comme un bien présent, et par conséquent il négligerait nécessairement un bien présent moindre pour un plus grand bien futur, et il désirerait très peu ce qui serait un bien dans le présent, mais la cause de quelque mal futur ” (IV, 62, Scolie).

C’est donc sous le coup de la passion que l’Ane préfère un moindre bien présent à un bien plus grand, mais futur ; mais on sait aussi que devenir raisonnable est, selon Spinoza, très difficile, que beaucoup d’hommes, dont notre Ane pourrait être ici le représentant, restent largement soumis aux passions : l’entraide, en annulant la succession temporelle entre le premier bienfait, si exigeant, et le retour d’aide, pourrait donc constituer un moyen pour surmonter cette difficulté, un moyen terme entre l’ignorance et la sagesse. Car, à l’inverse, celui qui aide en premier autrui, s’expose à l’ingratitude : rien ne prouve, au fond, que le Chien eût protégé contre le Loup notre Ane, si celui-ci lui avait accordé de manger... Cette suspicion paraît cette fois excessive ? Lisons alors, chez La Fontaine, les Fables de l’ingratitude.


2) Le bienfait réciproque : Le Chat et le Rat

L’aide réciproque, en effet, tombe de Charybde en Scylla : le premier service est conditionné par la capacité du créancier à préférer un bien plus grand, mais éloigné, à un bien présent, quoique moindre ; à défaut, c’est-à-dire le plus souvent, son refus sera considéré comme un affront par le demandeur, qui se vengera ; mais à l’inverse, une aide accordée sera-t-elle bien rendue par le débiteur ? On a toujours considéré comme évident, jusqu’ici, que le Rat, ayant été épargné par le Lion, lui sauve la vie à son tour ; de même pour la Fourmi quant à la Colombe. Pourquoi douter alors de la gratitude du Chien ? Que sa vengeance soit disproportionnée, certes, mais cela n’autorise pas à l’accabler de soupçons imaginaires ; si l’Ane avait su être secourable, il en aurait été récompensé et le drame ne serait pas arrivé.

Et pourtant, La Fontaine fait tout pour instiller ce doute, là encore. En effet, pour ces quelques Fables qui incitent à obliger tout le monde, malgré la difficulté à voir qu’un petit sacrifice aujourd’hui fera peut-être un allié salutaire pour demain, on en trouve d’autres, bien plus nombreuses, où celui qui a su faire le premier geste est payé... d’ingratitude : Le Renard et le Bouc (III, 5), dont la situation sera reprise presque à l’identique dans Le Loup et le Renard (XI, 6), Le Loup et la Cigogne (III, 9), Le Singe et le Chat (IX, 17). Dans toutes celles-ci, qu’on y voie un triste scandale ou plutôt une utile leçon de vérité - on pourrait presque dire une "leçon de choses"-, l’ingrat est récompensé : en se soustrayant à son obligation, il tire plus de profit de celui qui l’a servi d’abord, ou lui a servi, que s’il devait lui rendre quoi que ce soit en retour. Le Singe, par exemple, croque tous les marrons que le Chat a retirés du feu pour eux deux, alors qu’il pouvait évidemment le faire lui-même aussi bien, et même mieux : il a tout gagné, par la paresse et l’ingratitude ; le Loup, lui, accorde pour unique salaire à la Cigogne, qui, grâce à son long cou et son long bec, lui a retiré l’os coincé dans le gosier - superbe saut qualitatif, pourtant, grâce à l’aptitude propre à l’oiseau - de ne pas la dévorer... ce qu’il aurait pu faire en plus de lui refuser toute récompense :

"Quoi ! ce n’est pas encore beaucoup
D’avoir de mon gosier retiré votre cou ?
Allez, vous êtes une ingrate ;
Ne tombez jamais sous ma patte."
Après tout, n’est-il pas aussi magnanime que le Lion qui épargne le Rat ?

Ainsi se referme le cercle sur les personnages de La Fontaine : en refusant d’aider autrui, ils se privent d’alliés éventuels pour l’avenir ; acceptant, ils misent aveuglément sur leur reconnaissance, soit par naïveté - mais, bernés une fois, on ne les y reprendra sans doute plus -, soit en toute conscience et sachant combien cette reconnaissance est improbable. “ Il apparaît, écrit Spinoza, que les hommes sont largement plus disposés à la Vengeance, qu’à rendre un bienfait ” (Éthique, III, 41, Scolie). L’Âne devait aider le Chien, car la gratitude de ce dernier était hautement contingente, mais sa vengeance, en cas de refus, assurée.

Les deux seules Fables sans ingratitude sont finalement Le Lion et le Rat et La Colombe et la Fourmi. Leur caractère utopique ne cesse donc de s’affirmer, puisque chacun des deux partenaires de l’aide réciproque s’y montre d’une vertu tout à fait exceptionnelle ; le premier sait accorder son secours sans y trouver d’intérêt immédiat, même en prenant sur lui, le second sait rendre le bienfait reçu, lui aussi en payant de sa personne : le Rat aurait bien pu ne pas se déplacer pour venir libérer le Lion des filets, sans compter les efforts fournis pour les ronger.

Mais il y a évidemment plus : le Rat avait même un intérêt très fort à laisser le Lion dans les filets, afin que l’Homme le tue et le débarrasse ainsi d’un ennemi mortel, auquel il n’avait échappé une fois que par miracle. Pourquoi le Rat serait-il moins ingrat que tous les autres ? Pourquoi, seul avec la Fourmi, retourne-t-il le bienfait dont il a profité auparavant, alors que rien ne l’y oblige et qu’il pourrait au contraire, en laissant périr son créancier, effacer toute dette ? Naïveté ? Je ne crois pas, car le Rat de La Fontaine est un personnage fort avisé. Quant à un véritable sens moral, on n’y croit plus maintenant : la générosité et la reconnaissance, que postulaient les deux Fables du Livre II, ont fait long feu l’une comme l’autre. Il doit donc exister une autre raison et La Fontaine, en effet, la donne ailleurs, dans Le Chat et le Rat (VIII, 22).

Comme le Lion, le Chat tombe ici dans des filets tendus par l’Homme ; comme le premier Rat, un second a les moyens de le dégager, ou peut le laisser périr. Évidemment, ce nouveau Rat n’a, lui, rien à rendre au Chat, car il n’a survécu jusque-là qu’en évitant ses griffes ; la matoiserie pure du Chat a remplacé la magnanimité royale du Lion, que le Livre II glorifiait ou espérait encore. La Fontaine réécrit donc Le Lion et le Rat et, ayant pris acte de la réalité de l’ingratitude, il cherche ici une raison pour laquelle un Rat viendrait en aide à un Félin !

La naïveté, de fait, se voit exclue, bien que le Chat essaie d’en jouer :

Et mon Chat de crier, et le Rat d’accourir,
L’un plein de désespoir, et l’autre plein de joie.
Il voyait dans les lacs son mortel ennemi.
Le pauvre Chat dit : "Cher ami,
Les marques de ta bienveillance
Sont communes à mon endroit :
Viens m’aider à sortir du piège où l’ignorance
M’a fait tomber. C’est à bon droit
Que seul entre les tiens par amour singulière
Je t’ai toujours choyé, t’aimant comme mes yeux.
Je n’en ai point regret, et j’en rends grâce aux Dieux.
J’allais leur faire ma prière ;
Comme tout dévot Chat en use les matins.
Ce réseau me retient ; ma vie est entre tes mains :
Viens dissoudre ces nœuds."

A ce discours proprement tartuffesque, le Rat répond, non sans ironie : “ Et quelle récompense En aurai-je ? ” Le premier bienfait, à nouveau, n’est pas accordé, car celui qui en a la possibilité n’y a aucun intérêt : quel bien futur le Rat peut-il attendre, du Chat en personne, qui serait supérieur à celui de voir son mortel ennemi périr tout de suite ? Le refus d’aide de l’Âne était une erreur, causée par la passion de la gourmandise, mais le refus du Rat paraît hautement rationnel. Comment lui demander par exemple d’avoir pitié ?

Il refuse donc l’offre du Chat, manger la Belette et le Hibou, qui logent également là et menacent la vie du Rat, en échange de sa propre libération :

..."Idiot !
Moi ton libérateur ? Je ne suis pas si sot."
Puis il s’en va vers sa retraite.
La Belette était près du trou.
Le Rat grimpe plus haut ; il y voit le Hibou :
Dangers de toutes parts ; le plus pressant l’emporte.
Rongemaille retourne au Chat, et fait en sorte
Qu’il détache un chaînon, puis un autre, et puis tant
Qu’il dégage enfin l’hypocrite.

Finalement donc, le Rat du Livre VIII semble donner foi à la promesse de gratitude du Chat et sauve la vie de son ennemi comme celui du Livre II. Mais la répétition est en vérité un complet renversement des valeurs : sans la présence, nouvelle, du Hibou et de la Belette, le Rat aurait laissé le Chat à l’Homme, comme le premier aurait dû le faire pour le Lion... Son refus initial est rationnel, mais, rationnellement aussi, il voit ensuite que la mort du Chat aggraverait paradoxalement sa situation : les deux autres prédateurs, n’étant plus eux-mêmes sous la menace du Chat, lui feraient une chasse bien plus pressante. La Fontaine peut donc plagier sa Fable du Lion et le Rat et montrer à nouveau le sauvetage du "puissant" Félin par le "faible" Rongeur : la signification a changé ; “ il dégage enfin l’hypocrite ”.

L’homme paraît en cet instant.
Les nouveaux alliés prennent tous deux la fuite.
A quelque temps de là, notre Chat vit de loin
Son Rat qui se tenait à l’erte et sur ses gardes.
"Ah ! mon frère, dit-il, viens m’embrasser ; ton soin
Me fait injure ; tu regardes
Comme ennemi ton allié.
Penses-tu que j’aie oublié
Qu’après Dieu je te dois la vie ?

 Et moi, reprit le Rat, penses-tu que j’oublie
Ton naturel ? aucun traité
Peut-il forcer un Chat à la reconnaissance ?
S’assure-t-on sur l’alliance
Qu’a faite la nécessité ?"

Le Chat n’a donc pas eu l’occasion de manger la Belette et le Hibou, comme il l’avait promis, réciproquement. L’aurait-il fait ? Oui certainement, mais certainement pas pour le bien du Rat, qu’il désire manger maintenant, à défaut des deux autres. L’ingratitude est ici chose acquise, mais son degré, lui, ne cesse de croître : le Chat veut manger son sauveur, comme dans ce que j’appellerai les secondes Fables de l’ingratitude, telles que Le Cerf et la Vigne (V, 15), Le Villageois et le Serpent (VI, 13) et surtout une des dernières Fables, désabusée mais superbe, La Forêt et le Bûcheron (XII, 16) ; dans toutes celles-ci, l’ingrat ne rend aucunement le bien reçu, comme déjà dans Le Renard et le Bouc, Le Loup et la Cigogne ou Le Singe et le Chat, mais tue même son bienfaiteur, ou tente de le faire, afin d’en tirer un profit plus grand encore : Le Cerf et le Serpent en sont punis et meurent à leur tour, pas le Bûcheron..

Une troisième fois donc, le Rat s’est montré rationnel ; il échappe au piège verbal du Chat, comme lorsqu’il avait d’abord refusé de le dégager, avant de comprendre dans un second temps que tel était pourtant son intérêt. A aucun moment de la Fable, le Chat n’aide le Rat ; mais à proprement parler, le Rat n’aide jamais le Chat non plus : il ne lui sauve pas la vie parce qu’il espère quelque bienfait en retour, mais parce que, malheureusement, le Chat vivant se révèle un moindre mal. Le Rat, en réalité, s’aide lui-même, à trois reprises, par sa prudence ; simplement, cette prudence est contraire aux intérêts du Chat la première et la dernière fois, et se trouve leur coïncider en une occasion. C’est la seule entraide qu’on ait rencontré dans les Fables, mais elle est dérisoire : la solitude des personnages de La Fontaine est devenue radicale.

Spinoza traite de l’échange des bienfaits, c’est-à-dire de l’aide réciproque, aux Propositions 70 et 71 de la Quatrième Partie de l’Ethique : il s’agit dans tout ce passage de construire un modèle général de l’homme libre, vivant sous la conduite de la raison, cette vertu parfaite et idéale se fondant sur la compréhension des affects par leurs causes. Ainsi, la Troisième Partie a montré que les hommes, soumis aux passions, sont plus disposés à rendre un méfait qu’un bienfait, cette asymétrie entre vengeance et gratitude ayant pour racine commune l’orgueil (cf. à nouveau III, 41, Scolie et les Propositions 39 à 42). Spinoza en déduit, au Scolie de la Proposition IV, 71, que “ la reconnaissance qu’ont les uns avec les autres les hommes menés par le désir aveugle est le plus souvent un commerce (“ mercatura ”), autrement dit un piège (“ aucupium ”), plutôt que de la reconnaissance ” ; il peut y avoir au mieux échange de bienfaits, l’ingratitude n’étant pas en elle-même un affect selon Spinoza, mais il s’agit précisément d’un négoce, où chacun s’efforce de donner pour recevoir, avec le meilleur rapport possible entre l’aide accordée à autrui et celle obtenue réciproquement : rien de surprenant en effet à ce qu’on ne rende pas service à celui qu’on pense inutile... C’est pourquoi, selon la Proposition IV, 70 déjà, l’homme libre doit autant que possible décliner les bienfaits des ignorants, puisque ce ne sont proprement que des cadeaux empoisonnés. Mais entre les hommes libres eux-mêmes, tout est différent : eux, “ seuls, sont très reconnaissants les uns envers les autres ” (Prop. 71) ; qu’est-ce à dire ? Les hommes libres, à l’inverse exactement des ignorants, font-ils assaut de bienfaits réciproques, à l’instar des deux amis de la Fontaine ? La raison conduit-elle à trouver de la joie dans celle d’autrui ? (On voit en particulier comment Spinoza pourrait retrouver ici le grand modèle de l’amitié vertueuse, fondé par Aristote et qui habite aussi la Fable des Deux Amis). Pour répondre à cette question, on doit envisager la possibilité de la troisième forme d’aide, organique, puisqu’elle constituerait elle-même l’union la plus parfaite des individus, comme en un seul. Mais on peut déjà penser que l’entraide, à nouveau, fournirait au moins un intermédiaire possible entre l’échange de bienfaits tel que le pratiquent les ignorants et la gratitude parfaite des hommes libres : en effet, elle n’est déjà plus un échange, même si elle maintient encore chacun dans la recherche de son intérêt propre, dans la mesure où celle-ci coïncide avec l’effort propre d’autrui ; mais la liberté ou la raison consistent-elles pour Spinoza à en sortir ? Aucunement. Si l’aide organique devait se révéler impossible et/ou imaginaire, ce serait alors l’entraide qui constituerait l’idéal à développer.


III. L’aide organique, mythe ou réalité ?

1) Les Membres et l’Estomac (III, 2)

Le fil de la royauté relie cette Fable clairement au Lion et le Rat : celle-ci prétendait enseigner au Dauphin la nécessité de la clémence, Les Membres et l’Estomac s’adresse inversement aux sujets, car ce sont eux qui risquent maintenant de manquer à leur devoir. Si le Roi doit savoir faire grâce, et un tel geste est par nature exceptionnel, les autres corps de l’État ne sauraient ignorer ses fonctions quotidiennes. Or, pour montrer le régime parfait de l’État, La Fontaine recourt "naturellement" au modèle de l’organisme :

Je devais par la Royauté
Avoir commencé mon ouvrage.
A la voir d’un certain côté,
Messer Gaster en est l’image.
S’il a quelque besoin, tout le corps s’en ressent.

Les sujets et le Roi sont comme les Membres et l’Estomac, c’est-à-dire forment une association qui n’a jamais commencé et qui, par conséquent, ne saurait se dissoudre. L’organisme, en effet, n’a pas de commencement, en ce sens que ses parties n’ont pas existé d’abord séparément, avant de s’unir : elles n’en auraient pas été capables, car chacune a besoin de toutes les autres pour subsister. L’aide organique est pour ses partenaires une nature, toujours déjà là, alors que l’aide réciproque n’était jamais qu’un événement.

C’est bien au contraire la crise qui fait ici événement : l’organisme ou l’Etat tombe malade, d’asthénie, lorsque l’une ou plusieurs de ses parties cessent de remplir leur fonction propre. Les Membres, ayant toujours été Parties du Tout, n’ont pas conscience de ce qu’ils sont et rêvent d’une existence nouvelle - le caractère bénin de la maladie y est donc inscrit dès l’origine, puisqu’elle naît de la perfection même de l’union organique : tout, ou plutôt les Mutins, rentrera dans l’ordre, car il ne peut en être autrement - :

De travailler pour lui les Membres se lassant,
Chacun d’eux résolut de vivre en Gentilhomme,
Sans rien faire, alléguant l’exemple de Gaster.
"Il faudrait, disaient-ils, sans nous, qu’il vécût d’air :
Nous suons, nous peinons, comme bêtes de somme.
Et pour qui ? Pour lui seul : nous n’en profitons pas.
Notre soin n’aboutit qu’à fournir ses repas.
Chômons : c’est un métier qu’il veut nous faire apprendre."
Ainsi dit, ainsi fait. Les Mains cessent de prendre,
Les Bras d’agir, les Jambes de marcher.
Tous dirent à Gaster qu’il en allât chercher.
Les Membres croient que l’Estomac, inactif, se contente de consommer ce qu’eux-mêmes lui apportent, sans jamais rendre quelque service en retour ; leur sécession leur prouvera le contraire :
Ce leur fut une erreur dont ils se repentirent.
Bientôt les pauvres gens tombèrent en langueur ;
Il ne se forma plus de nouveau sang au cœur :
Chaque membre en souffrit ; les forces se perdirent ;
Par ce moyen, les Mutins virent
Que celui qu’ils croyaient oisif et paresseux,
A l’intérêt commun contribuait plus qu’eux.

L’aide organique est toujours déjà réciproque : loin de garder pour lui l’aliment qu’il recevait, l’Estomac le redistribuait, mais sous une autre forme, du sang neuf, et par l’intermédiaire du cœur ; c’est ce qui a trompé les Membres.

Qu’est-ce qu’une partie d’un tout organique ? La Fontaine en fait voir ses deux caractéristiques essentielles, jamais disjointes : chaque partie est incapable de subsister indépendamment des autres, comme celles-ci ont absolument besoin d’elle. Certes, l’organisme de la Fable, parce qu’il doit être monarchique, est hiérarchisé : l’Estomac s’y révèle central en ce qu’il alimente toutes les autres parties à la fois, tandis qu’un simple Membre n’a pas commerce avec chaque autre Membre, voire n’est rattaché directement qu’à l’Estomac même :

Ceci peut s’appliquer à la grandeur royale :
Elle reçoit et donne, et la chose est égale.
Tout travaille pour elle, et réciproquement
Tout tire d’elle l’aliment.
Elle fait subsister l’Artisan de ses peines,
Enrichit le Marchand, gage le Magistrat,
Maintient le Laboureur, donne paye au Soldat ;
Distribue en cent lieux ses grâces souveraines ;
Entretient seule tout l’État.

Chez La Fontaine comme chez Hobbes, le Souverain a pour fonction fondamentale d’unifier les différents éléments de la société, corporations ou individus, en un seul et même corps ; certes, dans la gravure qui ouvre le Léviathan, l’unité de l’État consiste en sa tête, c’est-à-dire dans l’unicité de la volonté souveraine - là aussi, donc, le Souverain sera idéalement un Monarque -, à laquelle tous les sujets obéissent conjointement. En préférant un modèle "gastrique", La Fontaine introduit lui dans l’État une réelle réciprocité : le chef de l’Etat hobbesien, au sens corporel du mot chef, est un centre d’où partent des commandements, l’Estomac royal de La Fontaine se situe au milieu d’un système d’échanges centripètes autant que centrifuges. Voilà transposé dans le champ économique l’organicisme politique du Léviathan.

Mais une autre signification s’impose, de manière irrépressible : car si la Fable des Pieds et l’Estomac existe déjà chez Ésope, La Fontaine reprend le nom de Messer Gaster à Rabelais (Quart Livre, Ch. LVII et suivants), qui, tout en se référant lui-même à Ésope, donne au personnage un relief - si l’on peut dire - et une puissance accrus : “ Je vous certifie que au mandement de Messer Gaster tout le Ciel tremble, toute la Terre branle. Son mandement est nommé faire le fault , sans délai, ou mourir ”. La trippe mène le monde, dit Rabelais. Or Messer Gaster a beaucoup de l’ogre, du roi qui dévore les biens de ses sujets, sinon leurs personnes mêmes. Ainsi, après une énumération animalière, scandée par le refrain Et tout pour la trippe, puisque tous ces êtres obéissent au Ventre, Rabelais en vient aux hommes, qui cherchent également à nourrir leur Maître, d’autres hommes aussi bien : “ Bref est tant énorme, que en sa rage il mange tous, bêtes et gens, comme fut vuentreles Vascons,lorsque Q. Metellus les assiégeait par les Guerres Sertorianes ; entreles Saguntins assiégés par Hannibal : entre les Juifs assiégés par les Romains : six cents autres. Et tout pour la trippe ” . Voilà Gaster cannibale, ce que confirmera, au Chapitre suivant, la description des Gastrolâtres.

Ce n’est plus alors de la gravure hobbesienne qui ouvre le Léviathan qu’il faut rapprocher la Fable de La Fontaine, mais, plus tard, d’une gravure rabelaisienne dessinée par Daumier contre Louis-Philippe, intitulée Gargantua et que Philipon, le directeur de la revue qui la publia, décrivait ainsi : “ M. Gargantua est un énorme gaillard qui avale et digère fort bien un budget au naturel, et qui le rend immédiatement en secrétions de fort bonne odeur à la cour en croix, rubans, brevets, etc. ” (Daumier fut condamné à six mois de prison, outre l’amende...)

Le personnage du Roi Gaster est donc lourd d’un sens anti-monarchique que La Fontaine feint d’ignorer : sa candeur lui permet d’offrir au Monarque, en mimant de le glorifier, une Fable parfaitement ironique. Et voici encore un autre amateur de cette ironie gargantuesque : “ Bien loin qu’un roi fournisse à ses sujets leur subsistance, il ne tire la sienne que d’eux ; et, selon Rabelais, un roi ne vit pas de peu. Les sujets donnent donc leur personne, à condition qu’on prendra aussi leur bien ? Je ne vois pas ce qu’il leur reste en réalité ” (Rousseau, Du Contrat Social, I, 4).

Enfin, il est une autre Fable qui vient perturber l’image organique et le fonctionnement (trop) parfait de l’État imaginés par Les Membres et l’Estomac : Le Jardinier et son Seigneur.

2) Le Jardinier et son Seigneur (IV, 4)

Comme souvent chez La Fontaine, l’analogie entre les deux Fables, nullement signalée, se révèle pourtant exacte : la grandeur royale, disait la première, Maintient le Laboureur, donne paye au Soldat, (...) Entretient seule tout l’Etat , et ici, en effet, le Jardinier fait appel à la puissance militaire ou policière de son Seigneur afin que celui-ci chasse de son potager un Lièvre parasite. Mais ce "service d’ordre" coûtera au sujet un prix exorbitant : si le Roi-Gaster se faisait nourrir par les Membres auxquels il donnait puissance et unité, le Seigneur pille son Jardinier.

Il faut lire toute la Fable, commençant par la description minutieuse de ce véritable Jardin d’Eden, dont le Lièvre ne trouble la félicité que marginalement, jusqu’à sa mise à sac, comme de la maisonnée entière, par le Prince et ses sbires ; La Fontaine les montre proprement comme des soudards qui "vivraient sur le pays", violant, volant, et abandonnant enfin un lieu dévasté, pour aller poursuivre leurs exactions ailleurs :

Le Lièvre était gîté dessous un maître chou :
On le quête, on le lance ; il s’enfuit par un trou,
Non pas trou, mais trouée, horrible et large plaie
Que l’on fit à la pauvre haie
Par ordre du Seigneur : car il eût été mal
Qu’on n’eût pu du jardin sortir tout à cheval.
Le bon homme disait : "Ce sont là jeux de Prince".
Mais on le laissait dire.

(La suite du proverbe dit en effet : "...qui ne plaisent qu’à ceux qui les font")
Cette horrible et large plaie nous ramène à l’organicisme, mais pour en signifier l’échec : le Seigneur est pour ses sujets un corps étranger - bien pire que le Lièvre - et, loin qu’ils forment ensemble une totalité dans laquelle chacun remplirait sa fonction propre, il les agresse et les blesse. Le seul corps organique était la maisonnée du Jardinier, sphère privée initialement heureuse ; l’intervention du Maître ne constitue, elle, qu’une violence extérieure qui met à mal l’intégrité de ce domaine.

C’est peut-être là une des plus belles leçons politiques et morales de La Fontaine, également par la tonalité à la fois grave et comique de la Fable : on viole, ou peu s’en faut, la fille du Jardinier, on mange et boit tout ce qu’il possédait - que fait d’autre Tartuffe chez Orgon ? - et, enfin, on saccage le Jardin sans même attraper le Lièvre ; le scandale est tellement énorme que l’on ne peut s’empêcher d’en sourire.

... et les chiens, et les Gens
Firent plus de dégât en une heure de temps
Que n’en auraient fait en cent ans
Tous les Lièvres de la Province.

Si le Jardinier tient d’Adam, le Serpent diabolique n’est définitivement pas le Lièvre, parasite bénin, mais le Seigneur, souverain prédateur. Le péché originel du bon homme est de n’avoir pas continué à vivre caché et heureux au Jardin : l’attitude politique de La Fontaine est définitivement épicurienne.

Je conclus donc que La Fontaine ne croit pas au fonctionnement organique de l’Etat, qui dissimule en réalité une aide réciproque, si l’on peut encore l’appeler par ce nom, tant les "bienfaits" échangés sont déséquilibrés : le Jardinier et son Seigneur avaient passé un contrat (cf. leur dialogue initial, que conclut ainsi le vers 19 : “ La partie ainsi faite, il vient avec ses gens ”) , mais de dupes, parce que l’absolue supériorité de l’un l’autorise à fixer seul le prix que paiera l’autre. C’est cette totale inégalité des forces que vise à masquer et à légitimer le discours politique de la totalité : en termes spinoziens, le commerce des bienfaits est devenu pillage, unilatéral ; n’est-ce pas encore pire ?.

Voici donc, pour finir, quelques suggestions sur l’attitude de Spinoza face à l’organicisme : d’abord, "bien sûr", il n’est pas davantage dupe de ce modèle que ne l’est La Fontaine ; pourtant, il l’utilise philosophiquement, comme on l’a vu dans le Scolie de IV, 18, ou encore dans le Traité Politique, où le pouvoir souverain dans l’État est plusieurs fois comparé dans l’État à l’esprit d’un individu. Pourquoi donc n’est-ce qu’une image ? Parce que l’organisme lui-même ne serait pas pour Spinoza un tout parfait, parfaitement ajusté et harmonieux, mais relèverait au contraire déjà de l’entraide ; ainsi, loin de refuser simplement l’application à l’État - ou à tout autre assemblage humain : amour, amitié, famille...- du modèle organique comme le fait La Fontaine, Spinoza contesterait le modèle lui-même et penserait au contraire tous les individus, du corps humain jusqu’à leurs compositions éthiques ou politiques, comme ce qu’ils sont réellement, à savoir des entraides entre leurs parties ou membres. C’est souligner à nouveau l’importance de la construction, à la suite de la Proposition II, 13 de l’Ethique, de ce concept spinozien de l’individu.

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