Lettre 33 - Oldenburg à Spinoza (8 décembre 1665)

  • 30 juillet 2005


à Monsieur B. de Spinoza,

Henri Oldenburg.

RÉPONSE A LA PRÉCÉDENTE

Monsieur et ami très honoré,

Vos considérations philosophiques sur la collaboration avec leur tout des parties de la nature et leur enchaînement m’agréent fort. Je ne comprends cependant pas très bien comment nous pouvons exclure de la nature, comme vous semblez le faire, l’ordre et la symétrie. Vous-même ne reconnaissez-vous pas que tous les corps s’entourent les uns les autres et se déterminent mutuellement tant à exister qu’à agir dans des conditions arrêtées et immuables, un rapport constant subsistant, si on les considère tous ensemble, entre le mouvement et le repos, et n’est-ce point là le caractère formel de l’ordre véritable ? Mais peut-être n’ai-je pas bien saisi votre pensée à cet égard comme au sujet de ce que vous écriviez antérieurement sur les règles du mouvement d’après Descartes. Puissiez-vous bien vouloir prendre la peine de me renseigner en quoi vous jugez que Descartes et Huygens se sont trompés sur les règles du mouvement. Vous me rendrez, ce faisant, un service dont je vous saurai beaucoup de gré et je m’appliquerai à le reconnaître de mon mieux.

Je n’assistais pas aux expériences que fit M. Huygens à Londres pour appuyer son hypothèse. J’ai appris depuis qu’on avait suspendu une bille d’une livre à la manière d’un pendule, puis après que cette bille abandonnée à elle-même fut venue, après avoir décrit un angle de quarante degrés, choquer une autre bille suspendue de même façon mais pesant une demi-livre seulement, Huygens avait calculé algébriquement et par avance quel serait l’effet de ce choc, et il se trouve entièrement conforme à sa prévision. Un savant distingué avait proposé un grand nombre d’épreuves de ce genre dont on dit que Huygens a triomphé, mais il est absent pour le moment. Aussitôt qu’il sera là, je vous exposerai tout cela plus amplement et avec plus de détail. En attendant, je vous prie encore de ne pas repousser ma demande antérieure et, si vous avez appris quelque chose au sujet des résultats obtenus par Huygens en ce qui touche le polissage des verres de lunette, de vouloir bien m’en faire part. J’espère que notre société reviendra siéger à Londres où, Dieu merci, la peste atténue ses ravages, et reprendra ses séances hebdomadaires. Vous pouvez être certain que je vous communiquerai tout ce qui s’y fera qui en vaudra la peine.

Je vous ai déjà parlé précédemment d’observations anatomiques. M. Boyle (qui vous envoie ses meilleures salutations) m’a écrit, il y a peu de temps, qu’il avait appris d’anatomistes éminents d’Oxford, qu’ils avaient trouvé la trachée-artère de quelques moutons et aussi de bœufs pleine d’herbe. Il y a quelques semaines, ces mêmes anatomistes avaient été invités à voir un bœuf qui, pendant deux ou trois jours, avait eu le cou presque constamment tendu et raide, puis était mort d’une maladie inconnue de ses propriétaires ; l’ayant disséqué, ils auraient constaté avec étonnement que sa trachée-artère était dans toute sa profondeur remplie d’herbe, comme si on l’y avait introduite de force. Voilà qui incite à rechercher pour quelle cause et de quelle manière une si grande quantité d’herbe s’était logée dans ce conduit, et comment il se fait que, dans ces conditions, l’animal ait pu survivre si longtemps. Le même ami m’a fait connaître qu’un médecin d’Oxford, observateur attentif, avait trouvé du lait dans le sang humain. Il raconte qu’une jeune fille, ayant pris une forte dose de purgatif le matin à sept heures, fut saignée au pied le même jour à onze heures. Le sang fut d’abord recueilli dans une cuvette et peu de moments après il prit une couleur blanchâtre, puis dans un récipient plus petit, de ceux qu’on nomme soucoupe si je ne me trompe (saucer en anglais), et tout de suite il prit l’aspect de lait caillé. Après cinq ou six heures le médecin examina le sang recueilli dans l’un et l’autre récipient. Le liquide contenu dans la cuvette était composé par moitié de sang, par moitié il ressemblait à du chyle flottant dans le sang comme du sérum dans du lait. Quant au liquide contenu dans la soucoupe ce n’était que du chyle sans apparence de sang. Soumis à l’action de la chaleur les deux liquides se coagulèrent. Quant à la jeune fille elle se portait bien et ne fut plus saignée si ce n’est pour suppléer à l’absence des règles qui disparurent, bien que sa santé fût florissante.

Un mot maintenant sur la politique. On parle beaucoup du retour dans leur patrie des Israélites dispersés depuis plus de deux mille ans. Peu de personnes y croient, mais beaucoup le souhaitent. Vous voudrez bien me faire savoir ce que vous en entendez dire et ce que vous en pensez. Pour moi, bien que la nouvelle m’en soit parvenue, par l’intermédiaire de personnes dignes de foi, de Constantinople qui est la ville la plus intéressée dans cette affaire, je ne puis y croire. Je serai bien aise de savoir ce qu’en ont appris les Juifs d’Amsterdam et comment ils ont accueilli la nouvelle qui amènerait certes un grand bouleversement dans le monde.

Expliquez-moi, si vous le pouvez, ce que la Suède et le Brandebourg préparent, et croyez-moi votre ami tout dévoué.

HENRI OLDENBURG.

Londres, le 5 décembre 1665.

P.-S. Je vous ferai savoir bientôt, si Dieu le permet, ce que nos philosophes pensent des comètes récentes.


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