"Spinoza présent" (Préface à l’Anomalie sauvage, de Negri), par Pierre Macherey

  • 28 mai 2004

« Un je ne sais quoi de disproportionné et de surhumain » : c’est ainsi qu’A. Negri caractérise l’aventure théorique dans laquelle Spinoza s’est engagé ; et il restitue dans toute sa force sa virulence exceptionnelle d’événement qui, faisant irruption dans le temps, en brise l’apparente continuité et, par cette provocante démesure, nous appelle nous-mêmes à revenir au mouvement d’où elle surgit. Nous pourrions reprendre les mêmes termes pour présenter l’interprétation qu’il nous donne de cette expérience, car sa puissance sauvage bouleverse les cadres ordinaires à travers lesquels se comprend une philosophie, et non seulement celle de Spinoza : elle nous force à la relire selon une perspective renversante, et nous fait découvrir, à la place de cette doctrine que nous croyions bien connaître, rangée dans le répertoire immuable des systèmes, « une pensée vivante », qui appartient effectivement à l’histoire, à notre histoire.

Qu’est-ce que cela signifie, concevoir Spinoza comme un penseur historique ? Cela veut d’abord dire, évidemment, l’exposer dans son temps, dans cette Hollande de la seconde moitié du dix-septième siècle, elle-même en rupture avec l’ordre économique, politique et idéologique du monde féodal, en avant duquel elle invente les formes d’une société nouvelle, avec les modes de production, d’échange et de conscience qui lui correspondent : c’est dans « cet extraordinaire champ de production métaphysique » que Spinoza intervient en œuvrant lui-même des concepts et des manières de raisonner qui lui permettent de contribuer à ce processus de transformation. Mais, de ce temps en révolte contre son temps, et contre le temps, il faut lui-même qu’il s’écarte, pour se projeter vers un autre temps, qui n’est plus seulement le sien mais aussi le nôtre. Negri, parlant de la constitution politique du réel par Spinoza, qui est l’aboutissement de toute sa pensée, dit son « extraordinaire modernité » : si cette philosophie est une a philosophie de l’avenir », c’est parce qu’elle est « dans une détermination qui dépasse les limites du temps historique ». Spinoza représente son temps dans la mesure où il excède les limites d’une simple actualité : c’est ce qui lui permet d’exister, pour nous aussi, non seulement au passé mais au présent.

Donc, il faut lire Spinoza au présent. Cela veut-il dire qu’on doit l’actualiser, c’est-à-dire le transposer dans une autre actualité, qui serait la nôtre, le récupérer pour notre temps à travers une interprétation récurrente, nécessairement réductrice ? Nullement, car cette actualité n’est pas le présent de Spinoza, qui fait que, en son temps comme dans le nôtre, il est toujours présent : or cette présence n’est pas celle d’une permanence intemporelle, mais celle d’une histoire qui, dans la mesure où elle garde un sens, poursuit irrésistiblement sa marche en avant en lui et en nous. Qu’est-ce qui est toujours présent, ou si l’on veut « éternel », dans la pensée de Spinoza ? C’est son historicité, c’est-à-dire cette puissance immanente qui l’emporte au-delà du cadre arrêté d’une actualité donnée, et d’où aussi elle tire sa productivité théorique. Spinoza n’est pas dans l’histoire, comme un point immobile sur une trajectoire qui se déroulerait en dehors de lui, mais c’est l’histoire qui continue en lui son mouvement, le projetant vers cet avenir qui est aussi son présent.

Negri nous fait découvrir Spinoza après Spinoza, passant d’une « première fondation » à une « seconde fondation ». Spinoza après Spinoza, ce n’est pas Spinoza d’après Spinoza, renvoyé à lui-même, et en quelque sorte replié sur lui-même, dans la jubilation spéculative, et spéculaire, de son identité imaginaire à soi : identité dans laquelle les commentateurs trouvent leur satisfaction et leur apaisement, par la saisie définitive d’une structure achevée, qu’ils nomment « système ». Cette structure, Negri la fait imploser en affirmant la « démesure » de l’œuvre de Spinoza, qui déborde le cadre strict dans lequel on cherche à la ramener. Car une philosophie c’est toute une histoire, avec laquelle on n’a pas fini de compter, et qu’on ne se lasse pas de raconter, s’il s’agit d’une pensée vivante, dont le processus ne cesse de s’accomplir à travers les limites qui le constituent puisque son existence même les remet en question.

L’interprétation que Negri nous propose de la philosophie spinoziste est bouleversante parce qu’elle en révèle la processivité, qui dans son ordre propre la met en mouvement et la déplace. Or cette processivité est immanente, elle correspond à « la maturation interne de la pensée de Spinoza » : elle ne résulte pas de la pression des circonstances extérieures, d’une histoire objective et indépendante qui en infléchirait l’orientation, mais elle est la conséquence d’une « crise », que la philosophie partage avec son temps, vis-à-vis de laquelle elle développe son propre projet et constitue elle-même son objet. Ainsi « la démesure ne vient pas tant de la (relative) disproportion entre ce projet et une période de crise, que de la forme absolue d’organisation imprimée par la conscience de la crise au projet de la surmonter » : sa dimension politique, la métaphysique spinoziste ne la reçoit pas d’un coup de force arbitraire, mais de cette violence qu’elle se fait à elle-même, qui la contraint à reconstruire tout son édifice. Dans un des chapitres les plus extraordinaires de son livre, Negri lit le Traité théologico-politique, non après l’Éthique ou à côté d’elle, mais dans l’Éthique, c’est-à-dire dans l’intervalle que creuse en elle la « disproportion » de son raisonnement et de ses concepts : il montre ainsi comment la théorie politique joue le rôle d’un opérateur métaphysique, puisqu’elle est à la fois le symptôme et l’agent de sa transformation. « Mesure et démesure de l’exigence spinoziste : la théorie politique absorbe et projette cette anomalie dans la pensée métaphysique. La métaphysique, postée aux premières lignes de la lutte politique, englobe la proportion disproportionnée, la mesure démesurée propre à l’ensemble de l’œuvre de Spinoza ». Si la philosophie de Spinoza n’est pas seulement de l’ordre de la théorie, mais aussi de la pratique, c’est dans la mesure où, se disjoignant d’elle-même, elle découvre dans son système l’urgente nécessité de le transgresser. Cette maturation interne n’est pas un développement continu : comme nous l’avons dit, elle procède d’une « crise », crise d’un temps qui est aussi crise de la pensée, et provoque en elle ce décalage interne qui est à la fois coupure théorique et fracture pratique. « Le temps historique se coupe du temps réel de la philosophie. La démesure, rendue consciente d’elle-même par la crise, réorganise les termes de son projet. Et elle se définit comme telle, justement, par différence, par coupure ». En prenant distance par rapport à son temps et à lui-même, en procédant à « une refondation métaphysique de son système », qui le conduit à « mettre en crise le processus de production des choses à partir des essences », et ainsi donne lieu à son nouveau projet constitutif, Spinoza opère « un saut logique d’une incalculable portée ». Si sa pensée est efficace et vraie, donc toujours présente, c’est parce qu’elle est animée par une telle volonté de rompre.

En se redoublant de cette scission, la philosophie fait retour sur elle-même, non point pour se refermer sur la certitude réconciliée de son système, mais pour s’ouvrir à la tension et au risque de son projet. Lorsqu’au niveau de la « seconde fondation », dans les passages du livre V de l’Éthique consacrés à la connaissance du troisième genre, Negri retrouve les éléments de la « première fondation », dont s’étayaient les livres I et II, il interprète cette répétition, en un sens très proche de celui que lui donnerait la technique analytique, comme « un incident à fonction cathartique ». « Nous assistons à la reproduction de la césure théorique de la pensée de Spinoza, simulée pour être sublimée », « comme pour inscrire définitivement une différence au cœur de la continuité d’une expérience », dans une sorte de « drame didactique ». En affrontant une telle épreuve, la philosophie atteint le réel, conquiert une réalité : elle s’effectue à travers ce mouvement qui l’extériorise en elle-même, non dans une perspective hégélienne de résolution, mais jusqu’à la manifestation de cet écart insurmontable qui donne lieu à l’histoire pour qu’elle s’y avère.

C’est à la production d’une telle vérité que tend toute la pensée de Spinoza, qui n’est pas seulement pour Negri pensée théorique du conatus, dont la notion est formulée au moment même où la doctrine entre en crise, dans le livre III de l’Éthique, mais aussi pratique vécue du conatus, en tant que celui-ci exprime le déséquilibre dynamique d’un état momentané qui se projette vers un avenir nécessaire. « Rien à voir avec une essence finalisée : le conatus au contraire est lui-même acte, donné, émergence consciente de l’existant non finalisé ». « L’existence pose l’essence, de manière dynamique et constitutive ; la présence pose donc la tendance : la philosophie, déséquilibrée, penche vers l’avenir ». Au moment même où elle forge l’idée du déséquilibre, la philosophie de Spinoza se lance dans la brèche qui est ainsi percée, et bascule vers ce présent qui outrepasse sa simple actualité. Cette coïncidence, remarquons-le, fait problème : soudant étroitement la doctrine à elle-même, dans la fusion d’une théorie et d’une pratique, à laquelle nous ne pouvons plus que nous identifier, ne rappelle-t-elle pas l’illusion d’une téléologie immanente du vrai, garante de son sens et de son unité ? Ceci est la question que nous pourrions nous-mêmes poser à Negri.

Mais, avant de chercher une réponse à cette question, laissons-nous d’abord envahir par la tension irrésistible d’une lecture dévastatrice, qui pousse le discours de Spinoza jusqu’à l’extrême limite de ce qu’il peut, « comme si, après une longue accumulation de forces, un orage terrifiant était sur le point d’éclater ». Écoutons l’orage.

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