TTP - chap.VI - §§6-11 : Par les miracles nous ne pouvons connaître ni l’essence, ni l’existence, ni la providence de Dieu, alors qu’on peut les par l’ordre fixe et immuable de la Nature.

  • 4 mars 2006


1. §§6-9 : Démonstration par la lumière naturelle.

[6] Il est temps maintenant de passer à ma deuxième proposition, je veux dire de montrer que l’on ne peut connaître l’essence de Dieu non plus que son existence ou sa providence par les miracles, mais au contraire qu’on les perçoit beaucoup mieux par l’ordre fixe et immuable de la Nature ; pour le démontrer, je procéderai comme il suit. L’existence de Dieu, n’étant pas connue par elle-même [1], doit nécessairement se conclure de notions dont la vérité soit si ferme et inébranlable qu’il ne puisse y avoir ni être conçu de puissance capable de les changer. Du moins faut-il qu’à partir du moment où nous en conclurons l’existence de Dieu, elles nous apparaissent telles, si nous voulons que notre conclusion ne soit exposée à aucun risque de doute ; si nous pouvions concevoir que ces notions fussent changées par quelle puissance que ce fût, nous douterions de leur vérité et par suite nous douterions aussi de notre conclusion, c’est-à-dire de l’existence de Dieu, et ne pourrions jamais être certains de rien. En second lieu nous ne savons qu’une chose s’accorde avec la Nature ou lui est contraire, qu’autant que nous avons montré qu’elle s’accorde avec ces mêmes notions fondamentales ou leur est contraire. Par suite si nous pouvions concevoir que quelque chose arrivât dans la Nature par une puissance (quelle qu’elle pût être) qui contredît à la Nature, c’est donc que cette chose contredirait à ces notions premières et devrait être rejetée comme absurde, ou bien il nous faudrait douter des notions premières (comme nous venons de le montrer) et conséquemment de Dieu et de tout ce que nous avons perçu par un moyen quelconque. Tant s’en faut donc que les miracles, si l’on entend par là des ouvrages contraires à l’ordre de la Nature, nous montrent l’existence de Dieu ; ils nous en feraient douter, au contraire, alors que sans les miracles nous pourrions en être certains, je veux dire quand nous savons que tout dans la Nature suit un ordre fixe et immuable.

[7] Soit posé cependant qu’un miracle est ce qui ne peut être expliqué par des causes naturelles ; cela peut s’entendre en deux sens : ou bien que la chose dont il s’agit a des causes naturelles, mais dont la recherche n’est pas possible à l’entendement humain, ou bien qu’elle ne reconnaît aucune cause sinon Dieu, c’est-à-dire la volonté de Dieu. Mais puisque tout ce qui arrive par des causes naturelles arrive aussi par la seule puissance et la volonté de Dieu, il faudra nécessairement en venir à dire qu’un miracle, qu’il ait ou n’ait pas des causes naturelles, est un ouvrage qui passe l’humaine compréhension. Or par un tel ouvrage et plus généralement par quoi que ce soit qui dépasse notre compréhension, nous ne pouvons rien connaître. Tout ce, en effet, que nous connaissons clairement et distinctement, doit nous être connu ou par soi ou par quelque autre chose qui est connue clairement et distinctement par elle-même. Nous ne pouvons donc par un miracle, c’est-à-dire par un ouvrage qui passe notre compréhension, connaître ni l’essence de Dieu ni son existence, ni quoi que ce soit absolument de Dieu et de la Nature. Au contraire, quand nous savons que tout est déterminé et établi par Dieu et que les opérations qui se font dans la Nature, sont des conséquences de l’essence de Dieu, que les lois de la Nature sont des décrets éternels et des volitions de Dieu, il en faut conclure absolument que nous connaissons Dieu et la volonté de Dieu d’autant mieux que nous connaissons mieux les choses naturelles et concevons plus clairement en quelle manière elles dépendent de leur première cause et comment elles opèrent suivant les lois éternelles de la Nature. Eu égard à notre entendement on appellera donc ouvrages de Dieu et on rapportera à sa volonté à bien meilleur droit les ouvrages que nous connaissons clairement et distinctement, que ceux que nous ignorons entièrement, alors même qu’ils occupent l’imagination et ravissent les hommes en admiration ; puisque seuls les ouvrages de la Nature que nous connaissons clairement et distinctement, nous donnent de Dieu une connaissance plus haute et nous manifestent avec une entière clarté sa volonté et ses décrets. Ceux-là donc montrent à plaisir la frivolité de leur esprit, qui recourent à la volonté de Dieu sitôt qu’ils ignorent quelque chose ; façon bien ridicule de confesser leur ignorance.

[8] De plus, alors même que nous pourrions conclure quelque chose des miracles, nous ne pourrions en aucune façon en conclure l’existence de Dieu. Un miracle, en effet, est un ouvrage limité et n’exprime jamais qu’une certaine puissance limitée ; il est donc certain que d’un tel effet nous ne pouvons conclure l’existence d’une cause dont la puissance soit infinie, mais tout au plus d’une cause dont la puissance soit plus grande que celle de l’effet. Je dis tout au plus ; de beaucoup de causes réunies peut suivre, en effet, un ouvrage dont la force et la puissance est inférieure, à la vérité, à la puissance de toutes ces causes ensemble, mais de beaucoup supérieure à la puissance de chacune en particulier. Mais puisque les Lois de la Nature (comme nous l’avons déjà montré) s’étendent à une infinité d’objets et sont conçues par nous avec une certaine sorte d’éternité et que la Nature procède suivant ces lois dans un ordre fixe et immuable, ces lois mêmes manifestent, dans la mesure qui leur est propre, l’infinité de Dieu, son éternité et son immutabilité. Nous concluons donc que, par les miracles, nous ne pouvons connaître Dieu, son existence et sa providence et que nous pouvons les conclure bien mieux de l’ordre fixe et immuable de la Nature. Je parle dans cette conclusion d’un miracle en tant qu’on entend par là simplement un ouvrage qui passe l’humaine compréhension ou est cru la dépasser ; en tant, en effet, qu’il serait supposé détruire ou interrompre l’ordre de la Nature, ou contredire à ses lois, non seulement (nous l’avons montré) il ne pourrait donner aucune connaissance de Dieu, mais, au contraire, il ravirait celle que nous avons naturellement et nous ferait, douter de Dieu et de tout.

[9] Je ne reconnais ici aucune différence entre un ouvrage contraire à la Nature et un ouvrage sur-naturel (c’est-à-dire, comme le prétendent quelques-uns, un ouvrage qui ne contredit pas à la Nature et cependant ne peut être produit ou exécuté par elle). Le miracle, en effet, se produisant non hors de la Nature, mais en elle, alors même qu’on le qualifie seulement de sur-naturel, il interrompt encore nécessairement l’ordre de la Nature que nous concevons autrement comme fixe et immuable en vertu des décrets de Dieu. Si donc il arrivait quelque chose dans la Nature qui ne suivit pas de ses propres lois, cela contredirait à l’ordre nécessaire que Dieu a établi pour l’éternité dans la Nature par le moyen des lois universelles de la Nature ; cela donc serait contraire à la Nature et à ses lois et conséquemment la foi au miracle nous ferait douter de tout et nous conduirait à l’Athéisme. Et je pense avoir ainsi établi ce que je me proposais en deuxième lieu par des raisons assez solides ; d’où nous pouvons conclure à nouveau qu’un miracle qui serait contraire à la Nature, ou aussi bien sur-naturel, est une pure absurdité ; on ne peut, par suite, entendre par miracle dans les livres sacrés qu’un ouvrage de la Nature qui, comme nous l’avons dit, passe la compréhension humaine ou est cru la passer.

2. §§10-11 : Confirmation par l’autorité de L’Écriture.

[10] Avant de passer à mon troisième point, il me parait convenable de confirmer par l’autorité de l’Écriture cette manière de voir que je défends ; à savoir, que par les miracles nous ne pouvons connaître Dieu. Bien que l’Écriture ne l’enseigne ouvertement nulle part, cela peut aisément se conclure de cette prescription de Moïse (Deut., chap. XIII) qui condamne à mort un Prophète d’erreur en dépit des miracles qu’il fait ; il s’exprime ainsi : Quand bien même il arriverait un signe et un prodige qu’il a prédit, etc., garde-toi cependant de croire aux paroles de ce Prophète, etc., parce que le Seigneur votre Dieu vous tente, etc. Que ce Prophète donc soit condamné à mort, etc., d’où il suit clairement que même de faux Prophètes peuvent faire des miracles et que les hommes, s’ils ne sont pas défendus par la vraie connaissance et l’amour de Dieu, peuvent par les miracles s’attacher aussi facilement à de faux Dieux qu’au Vrai Dieu. Moïse ajoute en effet : parce que le Seigneur votre Dieu vous tente pour savoir si vous l’aimez d’un cœur pur et de toute votre âme. En second lieu les Israélites, avec tant de miracles n’ont jamais pu former de Dieu une idée saine comme l’atteste l’expérience. Quand ils se persuadèrent en effet que Moïse était parti, ils demandèrent à Aaron des dieux visibles, et un veau, quelle honte ! figura pour eux cette idée de Dieu que tant de miracles leur avaient enseigné à former. Asaph, en dépit des nombreux miracles dont il avait ouï parler, douta de la providence de Dieu et se fût écarté de la voie droite s’il n’avait connu enfin la vraie béatitude (voir Psaume LXXIII). Même Salomon dans un temps de grande prospérité pour les Juifs soupçonne que tout arrive par chance (voir Ecclésiaste, chap. III, v. 19, 20, 21, et chap. IX, vs. 2, 3, etc.). Pour presque tous les Prophètes enfin ce fut une question très obscure que de savoir comment l’ordre de la Nature et les événements humains peuvent s’accorder avec l’idée qu’ils avaient formée de Dieu, tandis que les Philosophes, s’efforçant de connaître les choses, non par des miracles, mais par des idées claires, l’ont toujours trouvée très claire ; ceux, veux-je dire, qui font consister la vraie félicité dans la seule vertu et la tranquillité de l’âme et dont l’effort ne tend pas à se soumettre la Nature, mais au contraire à lui obéir, d’autant qu’ils savent avec certitude que Dieu a égard non au genre humain seulement, mais à la Nature entière.

[11] Il est donc établi par l’Écriture même que les miracles ne donnent pas la vraie connaissance de Dieu ni n’enseignent clairement la providence de Dieu. A la vérité l’on trouve souvent dans l’Écriture que Dieu a fait des prodiges pour se faire connaître des hommes, comme par exemple dans l’Exode (chap. x, v. 2) on voit qu’il a trompé les Égyptiens et a donné de lui-même des signes pour que les Israélites connussent qu’il était Dieu ; il ne suit pas de là cependant que les miracles donnent réellement de tels enseignements, mais seulement que les opinions des Juifs étant ce qu’elles étaient, ils pouvaient aisément se laisser convaincre, par des miracles. Nous avons clairement montré plus haut au chapitre II que les arguments d’ordre prophétique ou, ce qui revient au même, appuyés sur une révélation, ont pour point de départ non des notions universelles et communes, mais un simple accord entre des croyances qui peuvent être absurdes, ou encore les opinions de ceux à qui la révélation est faite, autrement dit, que l’Esprit saint veut convaincre. De cela, nous avons donné beaucoup d’exemples et même nous l’avons illustré par le témoignage de Paul qui était Grec avec les Grecs et Juif avec les Juifs. Mais si ces miracles pouvaient convaincre les Égyptiens et les Juifs en vertu des croyances sur lesquelles ils s’accordaient, ils ne pouvaient donner cependant de Dieu une idée vraie et une véritable connaissance ; ils pouvaient faire seulement qu’on accordât l’existence d’une Divinité plus puissante qu’aucune chose connue, et qui avait souci des Hébreux, auxquels tout réussissait alors au delà de leurs espérances, plus que des autres hommes ; ils ne pouvaient faire qu’on sût que Dieu a de tous un égal souci ; cela, le Philosophe seul peut l’enseigner. Aussi les Juifs et tous ceux qui doivent leur idée de la Providence Divine aux dissemblances et, aux inégalités de fortune observées dans les affaires humaines, ont-ils acquis la conviction que les Juifs étaient plus aimés de Dieu que les autres, bien qu’ils ne l’emportassent pas sur les autres en vraie perfection humaine, comme nous l’avons déjà montré au chapitre III.



[1Voir note VI .

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