Hume

La passion ne peut être déraisonnable

"La raison est et ne doit être que l’esclave des passions."

La raison est et ne doit être que l’esclave des passions, elle ne peut jamais remplir un autre office que celui de les servir et de leur obéir. Comme cette opinion peut paraître quelque peu extraordinaire, il n’est sans doute pas inutile de la confirmer par d’autres considérations.

Une passion est une existence originelle, ou, si l’on veut, une modification originelle de l’existence ; elle ne contient aucune qualité représentative qui en fasse une copie d’une autre existence ou d’une autre modification. Quand j’ai faim, je suis réellement sous l’emprise de la faim et, de cette passion, je ne me réfère pas davantage à un autre objet que lorsque j’ai soif, suis malade ou mesure plus de cinq pieds de haut. Il est donc impossible que la vérité et la raison puissent s’opposer à cette passion ou que celle-ci puisse contredire celles-là, puisque toute contradiction consiste dans le désaccord des idées, considérées comme des copies, avec les objets qu’elles représentent.

Comme, d’une part, rien ne peut être contraire à la raison ou à la vérité sauf ce qui s’y réfère et comme, d’autre part, seuls les jugements de notre entendement ont cette référence, il s’ensuit que les passions ne peuvent être contraires à la raison que dans la seule mesure où elles s’accompagnent de quelque jugement ou de quelque opinion. Selon ce principe si évident ou si naturel, une affection ne peut seulement être dite déraisonnable que dans les deux sens suivants. D’abord, quand une passion telle que l’espoir ou la crainte, le chagrin ou la joie, le désespoir ou la sérénité, se fonde sur la supposition de l’existence d’objet qui, en réalité n’existent pas. En second lieu quand, pour satisfaire une passion, nous choisissons des moyens inappropriés à la fin visée et jugeons faussement des causes et des effets. Dans tout autre cas, la raison ne peut ni justifier une passion ni la condamner. Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigt. Il n’est pas contraire à la raison que je choisisse d’être complètement ruiné pour empêcher le moindre malaise d’un Indien ou d’une personne qui m’est complètement inconnue. Il n’est pas davantage contraire à la raison que je préfère, même en connaissance de cause, un bien moindre à mon plus grand bien, et que j’éprouve une affection plus ardente pour le premier que pour le second. Un bien trivial peut, en des circonstances particulières, produire un désir supérieur à celui que suscite le contentement le plus considérable et le plus estimable ; et il n’y a rien de plus extraordinaire en cela que de voir, en mécanique, un poids d’une livre en soulever un de cent, grâce à l’avantage de la situation. En bref, une passion doit s’accompagner d’un jugement faux pour être déraisonnable ; et même alors, ce n’est pas la passion qui, à proprement parler est déraisonnable, c’est le jugement.

Hume, Traité de la nature humaine, Livre II, partie III, section III.