Homère

Le lit d’Ulysse

Où quand le Héros se reconnaît à son œuvre.

En face de sa femme, il reprit le fauteuil qu’il venait de quitter et lui tint ce discours :

ULYSSE : Malheureuse ! jamais, en une faible femme, les dieux, les habitants des manoirs de l’Olympe, n’ont mis un cœur plus sec... C’est bien !... Nourrice, à toi de me dresser un lit : j’irai dormir tout seul ; car, en place de cœur, elle n’a que du fer.

La plus sage des femmes, Pénélope, reprit :

Pénélope : Non ! malheureux ! je n’ai ni mépris ni dédain ; je reprends tout mon calme et reconnais en toi celui qui, loin d’Ithaque, partit un jour sur son navire aux longues rames... Obéis, Euryclée ! et va dans notre chambre aux solides murailles nous préparer le lit que ses mains avaient fait ; dresse les bois du cadre et mets-y le coucher, les feutres, les toisons, avec les draps moirés !

C’était là sa façon d’éprouver son époux. Mais Ulysse indigné méconnut le dessein de sa fidèle épouse :

Ulysse : O femme, as-tu bien dit ce mot qui me torture ?... Qui donc a déplacé mon lit ? le plus habile n’aurait pas réussi sans le secours d’un dieu qui, rien qu’à le vouloir, l’aurait changé de place. Mais il n’est homme en vie, fût-il plein de jeunesse, qui l’eût roulé sans peine. La façon de ce lit, c’était mon grand secret ! C’est moi seul, qui l’avais fabriqué sans un aide. Au milieu de l’enceinte, un rejet d’olivier éployait son feuillage ; il était vigoureux et son gros fût avait l’épaisseur d’un pilier : je construisis, autour, en blocs appareillés, les murs de notre chambre ; je la couvris d’un toit et, quand je l’eus munie d’une porte aux panneaux de bois plein, sans fissure, c’est alors seulement que, de cet olivier coupant la frondaison, je donnai tous mes soins à équarrir le fût jusques à la racine, puis, l’ayant bien poli et dressé au cordeau, je le pris pour montant où cheviller le reste ; à ce premier montant, j’appuyai tout le lit dont j’achevais le cadre ; quand je l’eus incrusté d’or, d’argent et d’ivoire, j’y tendis des courroies d’un cuir rouge éclatant... Voilà notre secret !... la preuve te suffit ?... je voudrais donc savoir, femme si notre lit est toujours en sa place ou si, pour le tirer ailleurs, on a coupé le tronc de l’olivier.

Il disait : Pénélope sentait se dérober ses genoux et son cœur ; elle avait reconnu les signes évidents que lui donnait Ulysse ; pleurant et s’élançant vers lui et lui jetant les bras autour du cou et le baisant au front, son Ulysse, elle dit :

Pénélope : Ulysse, excuse-moi !... toujours je t’ai connu le plus sage des hommes ! Nous comblant de chagrin, les dieux n’ont pas voulu nous laisser l’un à l’autre à jouir du bel âge et parvenir ensemble au seuil de la vieillesse !... Mais aujourd’hui, pardonne et sois sans amertume si, du premier abord, je ne t’ai pas fêté ! Dans le fond de mon cœur, veillait toujours la crainte qu’un homme ne me vint abuser par ses contes ; il est tant de méchants qui ne songent qu’aux ruses ! Ah ! la fille de Zeus, Hélène l’Argienne, n’eût pas donné son lit à l’homme de là-bas, si elle eût soupçonné que les fils d’Achaïe, comme d’autres Arès, s’en iraient la reprendre, la rendre à son foyer, au pays de ses pères ; mais un dieu la poussa vers cette oeuvre de honte ! son cœur auparavant n’avait pas résolu cette faute maudite, qui fut, pour nous aussi, cause de tant de maux ! Mais tu m’as convaincue ! la preuve est sans réplique ! tel est bien notre lit ! en dehors de nous deux, il n’est à le connaître que la seule Aktoris, celle des chambrières, que, pour venir ici, mon père me donna. C’est elle qui gardait l’entrée de notre chambre aux épaisses murailles... Tu vois : mon cœur se rend, quelque cruel qu’il soit !

Mais Ulysse, à ces mots, pris d’un plus vif besoin de sangloter, pleurait. Il tenait dans ses bras la femme de son cœur, sa fidèle compagne !

Elle est douce, la terre, aux vœux des naufragés, dont Posidon en mer, sous l’assaut de la vague et du vent, a brisé le solide navire : ils sont là, quelques-uns qui, nageant vers la terre, émergent de l’écume ; tout leur corps est plaqué de salure marine ; bonheur ! ils prennent pied ! ils ont fui le désastre !... La vue de son époux lui semblait aussi douce : ses bras blancs ne pouvaient s’arracher à ce cou.

L’Aurore aux doigts de roses les eût trouvés pleurants, sans l’idée qu’Athéna, la déesse aux yeux pers, eut d’allonger la nuit qui recouvrait le monde : elle retint l’Aurore aux bords de l’Océan, près de son trône d’or, en lui faisant défense de mettre sous le joug pour éclairer les hommes, ses rapides chevaux Lampos et Phaéton, les poulains de l’Aurore.

Ulysse l’avisé dit enfin à sa femme :

Ulysse : O femme, ne crois pas être au bout des épreuves ! Il me reste à mener jusqu’au bout, quelque jour, un travail compliqué, malaisé, sans mesure : c’est le devin Tirésias qui me l’a dit, le jour que, débarqué à la maison d’Hadès, je consultai son ombre sur la voie du retour pour mes gens et pour moi... Mais gagnons notre lit, ô femme ! il est grand temps de dormir, de goûter le plus doux des sommeils !

La plus sage des femmes, Pénélope, reprit :

Pénélope : Ton lit te recevra, dès que voudra ton cœur, puisque les dieux t’ont fait rentrer sous ton grand toit, au pays de tes pères ! Mais puisqu’ils t’ont donné la pensée de me dire qu’une épreuve te reste, voyons ! il faudra bien qu’un jour, je la connaisse : la savoir tout de suite est peut-être le mieux.

Homère, Odyssée, XXIII