Hume

Notre estime des riches et des puissants.

Rien ne nous porte davantage à donner notre estime à une personne que son pouvoir et ses richesses ; ou notre mépris que sa pauvreté et sa médiocrité ; puisqu’il faut considérer l’estime et le mépris comme des espèces de l’amour et de la haine, il conviendra d’expliquer en cet endroit ces phénomènes.

Il se trouve ici, très heureusement, que la plus grande difficulté est non pas de découvrir un principe capable de produire un tel effet, mais de choisir le principe capital et prédominant entre plusieurs qui se présentent. On peut attribuer à trois causes différentes le contentement que nous éprouvons de la richesse d’autrui et l’estime que nous avons pour son propriétaire. Premièrement, les objets qu’autrui possède, tels que maisons, jardins, équipages ; ils sont agréables en eux-mêmes ; ils produisent donc nécessairement un sentiment de plaisir en qui les considère ou les observe. Deuxièmement, l’attente d’un avantage que nous pouvons recevoir du riche et du puissant en participant à la possession de ses biens. Troisièmement, la sympathie qui nous fait participer à la satisfaction de quiconque nous approche. Tous ces principes peuvent concourir à la production du présent phénomène. La question est de savoir auquel nous devons l’attribuer principalement.

Certainement le premier principe, la réflexion sur des objets agréables, a plus d’influence que nous ne serions portés à l’imaginer au premier abord Nous réfléchissons rarement à ce qui est beau ou à ce qui est repoussant, à ce qui est agréable ou à ce qui est désagréable, sans une émotion de plaisir ou de malaise ; bien que ces sensations ne soient pas aussi apparentes dans notre manière courante de penser, qui est impassible, on les découvre aisément quand on lit ou que l’on converse. Les hommes d’esprit orientent toujours la conversation sur des sujets susceptibles d’animer l’imagination : les poètes ne présentent pas d’objets d’une nature différente. M. Philips [1] a choisi le Cidre comme sujet d’un excellent poème. La bière n’eût pas été aussi heureuse, car elle n’est pas aussi agréable ni au goût ni aux yeux. Mais le poète aurait certainement préféré le vin à l’une et à l’autre de ces boissons, si son pays natal lui avait offert un breuvage aussi agréable. Nous pouvons en apprendre que tout ce qui est agréable aux sens est aussi en quelque mesure agréable à l’imagination et présente à la pensée une image de la satisfaction que donne son application réelle aux organes du corps.

Mais si ces raisons peuvent nous conduire à comprendre cette subtilité de l’imagination parmi les causes du respect que nous payons aux riches et aux puissants, il en est d’autres qui nous interdisent de la regarder comme la seule et principale cause. En effet, comme les idées de plaisir ne peuvent avoir d’influence que par leur vivacité qui les fait voisines des impressions, il est très naturel qu’aient cette influence les idées favorisées par les plus nombreuses circonstances et qui ont une tendance naturelle à devenir fortes et vives ; telles sont nos idées des passions et sensations de toute créature humaine. Toute créature humaine nous ressemble et, pour cette raison, elle a l’avantage sur tout autre objet qui agit sur l’imagination.

En outre, si nous considérons la nature de cette faculté et la grande influence -qu’ont sur elle toutes les relations, nous nous persuaderons aisément que, même si les idées des agréments dont jouit le riche, vins, musique, jardins, peuvent devenir vives et agréables, l’imagination ne se confinera pas dans ces idées ; mais elle portera ses vues sur les objets reliés et, en particulier, sur la personne qui les possède. Il est plus naturel que l’idée, ou l’image agréable produise ici une passion envers la personne par le moyen de sa relation à l’objet : il est donc inévitable que la personne entre nécessairement dans la conception primitive, puisqu’elle est l’objet de la passion qui en dérive. Mais, si elle entre dans la conception primitive et si on la considère en tant qu’elle jouit des objets agréables, c’est la sympathie qui est proprement la cause de l’inclination : le troisième principe est plus puissant et plus universel que le premier.

Ajoutez à cela que la richesse et le pouvoir, à eux seuls, même sans emploi, produisent naturellement l’estime et le respect ; par conséquent ces passions ne naissent pas de l’idée d’objets beaux ou agréables. Il est vrai, l’argent implique une sorte de représentation de tels objets par le pouvoir qu’il apporte de les obtenir ; pour cette raison, on peut encore le juger capable d’amener les images agréables qui peuvent engendrer la passion. Mais, comme cette perspective est très éloignée, il nous est plus naturel de prendre un objet proche, à savoir la satisfaction que ce pouvoir apporte à la personne qui le possède. Qu’il en soit ainsi, nous en serons plus pleinement convaincus, si nous considérons que la richesse représente les biens de l’existence uniquement d’après la volonté de celui qui s’en sert : qu’elle implique donc, par sa nature même, l’idée d’une personne et qu’on ne peut la considérer sans une sorte de sympathie avec les sensations et les jouissances de cette personne.

Ce point, nous pouvons le confirmer par une réflexion qui paraîtra peut-être à , certains trop subtile et trop raffinée. J’ai déjà observé [2] que le pouvoir, en tant qu’on le distingue de son exercice, ou bien n’a aucune espèce de sens, ou bien n’est rien qu’une possibilité ou une probabilité d’existence qui fait progresser un objet vers la réalité et possède sur l’esprit une influence sensible. J’ai aussi observé [3] que ce progrès, par une illusion de l’imagination, paraît beaucoup plus grand quand nous sommes nous-mêmes dotés de ce pouvoir que lorsqu’un autre en jouit ; et que, dans le premier cas, les objets semblent se trouver au bord même de la réalité et nous apportent presque un contentement aussi grand que si nous les possédions effectivement. Or j’affirme que, lorsque nous estimons une personne en raison de sa richesse, nous devons entrer dans les sentiments du propriétaire et que, sans cette sympathie, l’idée des objets agréables que la richesse lui donne le pouvoir de faire surgir, n’aurait que peu d’influence sur nous. Un avare est respecté pour son argent, bien qu’il soit à peine doué d’un pouvoir ; c’est-à-dire, il est à peine probable, voire même possible, que l’avare emploie son argent à acquérir les plaisirs et commodités de l’existence. C’est à lui seul que ce pouvoir semble parfaite entier ; nous devons donc recevoir ses sentiments par sympathie avant de pouvoir posséder une idée très intense de ses jouissances ou de l’estimer pour ces jouissances.

Ainsi avons-nous trouvé que le premier principe, l’idée agréable dont la richesse apporte la jouissance, se ramène dans une grande mesure au troisième et qu’il devient une sympathie avec la personne estimée ou aimée. Examinons maintenant le second principe, l’attente agréable d’un avantage, et voyons quelle force nous pouvons justement lui attribuer.

Manifestement, bien que la richesse et l’autorité donnent sans aucun doute à leur possesseur le pouvoir de nous rendre service, nous ne pouvons pourtant pas placer ce pouvoir au même rang que le pouvoir apporté au riche de se procurer à lui-même des plaisirs et de satisfaire ses propres appétits. L’amour de soi amène le pouvoir très près de son exercice dans le dernier cas ; mais, pour produire un effet semblable dans le premier cas, nous devons admettre qu’à la richesse se joignent l’amitié et la bienveillance. Sans cette circonstance, on conçoit difficilement sur quoi nous pouvons fonder notre espoir de tirer avantage de la richesse d’autrui ; cependant rien n’est plus certain que notre estime et notre respect naturels des riches, avant même que nous découvrions en eux une telle disposition favorable à notre endroit.

Mais je pousse plus loin et j’observe que nous respectons les riches et les puissants non seulement lorsqu’ils ne montrent aucune inclination à nous rendre service, mais aussi quand nous nous trouvons si en dehors de la sphère de leur activité que nous ne pouvons même pas les supposer doués de ce pouvoir. Des prisonniers de guerre sont toujours traités avec le respect qui convient à leur condition ; et certainement la richesse sert pour beaucoup à déterminer la condition d’une personne. Si la naissance et la qualité y entrent pour une part, c’est encore un argument du même genre en notre faveur. En effet qui appelons-nous un homme bien né, si ce n’est celui qui descend d’une longue suite d’ancêtres riches et puissants et qui acquiert notre estime par sa relation à des personnes que nous estimons ? Donc ses ancêtres, bien que morts, sont respectés à quelque degré, en raison de leur richesse ; par conséquent c’est sans attendre d’eux quoi que ce soit.

Mais, pour ne pas remonter aux prisonniers de guerre et aux morts pour trouver des exemples d’une estime désintéressée de la richesse, observons, avec quelque attention, les phénomènes qui se présentent à nous dans la vie et la conversation courantes. Un homme qui est lui-même d’une situation aisée, quand il entre dans une société d’étrangers, les traite naturellement avec différents degrés de respect et de déférence, comme il est informé de leurs différentes fortunes et conditions ; pourtant il est impossible qu’il puisse jamais se proposer et peut-être il n’accepterait d’eux aucun avantage. Un voyageur est toujours reçu dans une société et traité avec plus ou moins de civilité selon la fortune, grande ou modeste, qu’expriment son train et son équipage. Bref, les différentes classes humaines sont dans une grande mesure réglées par la richesse, et cela aussi bien à l’égard des supérieurs que des inférieurs, des étrangers que des familiers.

Il y a certes une réponse à ces arguments, tirée de l’influence des règles générales. On peut prétendre qu’accoutumés à attendre secours et protection des riches et des puissants et à les estimer pour cette raison, nous étendons les mêmes sentiments à ceux qui leur ressemblent pour leur prospérité, mais dont nous ne pouvons jamais espérer aucun avantage. La règle générale l’emporte toujours et, parce qu’elle donne un penchant à l’imagination, elle suscite la passion de la même manière que si son objet propre était réel et existant.

Mais il apparaîtra facilement que ce principe n’intervient pas ici si nous considérons que, pour établir une règle générale et l’étendre au delà de ses propres limites, une certaine uniformité de notre expérience est requise, et une grande supériorité des cas conformes à la règle sur les cas opposés. Mais ici il en va tout autrement. De cent hommes. de crédit et de fortune que j’ai rencontrés, il n’en est peut-être pas un dont je puisse attendre un avantage : aussi est-il impossible qu’aucune accoutumance puisse jamais l’emporter dans le cas présent.

Somme toute, il ne reste rien qui puisse nous donner de l’estime pour le pouvoir et la richesse et du mépris pour la faiblesse et la pauvreté, si ce n’est l’orgueil de sympathie par lequel nous entrons dans les sentiments du riche et du pauvre et participons de leur plaisir et de leur gêne. La richesse donne du contentement à son propriétaire ; ce contentement passe à l’observateur par l’imagination qui produit une idée semblable à l’impression originale en force et en vivacité. Cette idée ou cette impression agréable est en connexion avec l’amour qui est une passion agréable. Elle provient d’un être pensant et conscient qui est l’objet même de l’amour. Cette relation d’impressions et cette identité d’idées engendrent la passion conformément à mon hypothèse.

La meilleure méthode pour nous familiariser avec cette opinion, c’est de faire une revue de l’univers et d’observer la force de la sympathie chez toutes les créatures animées et la facilité de la communication des sentiments d’un être pensant à un autre. En toutes les créatures, qui ne font pas des autres leurs proies et que de violentes passions n’agitent pas, paraît un remarquable désir de compagnie qui les associe les unes aux autres sans qu’elles puissent jamais se proposer de recueillir de leur union quelque avantage. Ce désir est encore plus manifeste chez l’homme ; celui-ci est la créature de l’univers qui a le désir le plus ardent d’une société et il y est adapté par les avantages les plus nombreux. Nous ne pouvons former aucun désir qui ne se réfère pas à la société. La parfaite solitude est peut-être la plus grande punition que nous puissions souffrir. Tout plaisir est languissant quand nous en jouissons hors de toute compagnie, et toute peine devient plus cruelle et plus intolérable. Quelles que soient les autres passions qui nous animent, orgueil, ambition, avarice, curiosité, désir de vengeance ou luxure, leur âme, le principe de toutes, c’est la sympathie ; elles n’auraient aucune force, si nous devions les dégager entièrement des pensées et des sentiments d’autrui. Faites que tous les pouvoirs et tous les éléments de la nature s’unissent pour servir un seul homme et pour lui obéir : faites que le soleil se lève et se couche à son commandement ; que la mer et les fleuves coulent à son gré ; que la terre lui fournisse spontanément tout ce qui peut lui être utile ou agréable ; il sera toujours misérable tant que vous ne lui aurez pas donné au moins une personne avec qui il puisse partager son bonheur et de l’estime et de l’amitié de qui il puisse jouir.

Cette conclusion tirée d’une vue générale de la nature, nous pouvons la confirmer par des exemples particuliers où la force de la sympathie est très remarquable. Pour la plupart, les diverses sortes de beauté procèdent de cette origine : même quand nous considérons d’abord quelque objet matériel, inanimé et insensible, il est rare que nous nous en tenions là et que nous ne portions pas nos vues sur son action sur des créatures sensibles et raisonnables. Quand on nous montre une maison ou un édifice, on prend un soin particulier, entre autres choses, à nous marquer la commodité des appartements, les avantages de leur disposition, le peu de place perdu dans les escaliers, antichambres et couloirs : évidemment, certes, la partie essentielle de la beauté se trouve dans ces traits. L’observation de la commodité procure un plaisir, puisque la commodité est une beauté. Mais de quelle manière procure-t-elle un plaisir ? à coup sûr notre intérêt personnel n’est nullement en jeu ; et puisque c’est une beauté d’intérêt, et non de forme, pour ainsi dire, elle doit nous réjouir uniquement par communication et par sympathie avec le propriétaire du logement. Nous entrons dans son intérêt par la force de l’imagination et ressentons la même satisfaction que les objets produisent naturellement en lui.

Cette remarque s’étend aux tables, chaises, écritoires, cheminées, voitures, selles, charrues et, en vérité, à toutes les oeuvres des artisans ; car c’est une règle universelle que leur beauté dérive essentiellement de leur utilité et de leur adaptation à la fin à laquelle on les destine. Mais cet avantage n’intéresse que le propriétaire : il n’y a rien que la sympathie qui puisse y intéresser le spectateur.

Évidemment rien ne rend un champ plus agréable que sa fertilité ; il est rare que des avantages d’ordre ornemental ou de situation soient capables d’égaler cette beauté. Le cas est le même pour des plantes ou des arbres particuliers que pour le champ où ils poussent. Je ne sais si une plaine couverte d’ajoncs et de genêts peut être, en elle-même, aussi belle qu’une colline couverte de vignes ou d’oliviers, bien qu’elle ne le paraisse jamais à quiconque est familiarisé avec la valeur des uns et des autres. Mais c’est là une beauté de pure imagination, sans fondement dans les apparences sensibles. La fertilité et la valeur se rapportent manifestement à l’usage ; et celui-ci se réfère à la richesse, à la joie et à l’abondance ; et, bien que nous n’ayons aucun espoir de partager, nous entrons pourtant dans ces avantages par la vivacité de l’imagination et, en quelque mesure, nous les partageons avec le propriétaire.

En peinture, il n’y a pas de règle plus raisonnable que celle de l’équilibre des formes : il faut les placer avec la plus grande précision sur leur propre centre de gravité. Une forme mal équilibrée est disgracieuse ; elle provoque en effet l’idée de sa chute et celles de dommage et de douleur ; ce sont des idées pénibles quand, par sympathie, elles acquièrent quelque degré de force et de vivacité.

Ajoutez à cela que l’élément principal de la beauté d’une personne est un air de santé et de vigueur et une structure des membres qui promette la force et l’activité. Cette idée de beauté ne peut s’expliquer que par la sympathie [4].

En général nous pouvons remarquer que les esprits humains sont les miroirs les uns des autres, non seulement parce qu’ils peuvent refléter les émotions de tout autre esprit, mais aussi parce que ces rayons de passions, sentiments et opinions peuvent se réfléchir plusieurs fois et s’atténuer par degrés insensibles. Ainsi le plaisir que le riche reçoit de ses biens, quand il est projeté sur le spectateur, cause du plaisir et de l’estime ; ces sentiments, quand le propriétaire les perçoit à son tour et qu’il sympathise avec eux, son plaisir s’en accroît ; et, après une nouvelle réflexion, il devient un nouveau principe de plaisir et d’estime pour le spectateur. II y a certainement un contentement initial de la richesse tiré du pouvoir, qu’elle confère, de jouir de tous les plaisirs de la vie ; puisque c’est là sa nature même et son essence, ce doit être la source première de toutes les passions qui en naissent. L’une des plus considérables de ces passions est celle de l’amour ou de l’estime d’autrui, qui provient donc d’une sympathie avec le plaisir du possesseur. Mais le possesseur tire aussi une satisfaction secondaire de la richesse, celle qui naît de l’amour et de l’estime acquis grâce à elle ; cette satisfaction n’est rien qu’un second reflet du plaisir qui, primitivement, est parti de lui. Cette satisfaction, ou cette vanité secondaire, devient l’un des principaux charmes de la richesse et c’est la principale raison qui nous la fait désirer pour nous-mêmes ou estimer en autrui. Voilà donc un troisième rebondissement du plaisir initial après lequel il est difficile de distinguer les images et les reflets en raison de leur effacement et de leur confusion.

[1John PHIILIPS, 1676-1708, est aussi l’auteur d’une parodie de Milton, The splendid shilling ; son poème didactique on Cider compte deux livres et il est remarquable pour l’exactitude du détail de l’expression.

[2Traité de la nature humaine, Livre. I, partie. III, section. 14, et liv. II, part. I, sect. 10.

[3Ibid., Liv. II, part. 1, sect. 10.

[4Ibid., Liv. III, part. III, sect.1.

Hume, Traité de la nature humaine, Livre II, 2è partie, SECTION V.