Le cas Heidegger.

1956 : "Une page bien ennuyeuse", par Jean Wahl.

Ces quelques lignes appartiennent à l’introduction du commentaire, par Jean Wahl, de l’Introduction à la métaphysique de Heidegger : Vers la fin de l’ontologie.

Mais il y a une page 152 qui est bien ennuyeuse pour qui admire le philosophe Heidegger. Dans cette page, qui a été écrite, comme je l’ai dit en 1935, mais qui a été réimprimée en 1953, Heidegger nous dit que « la philosophie qui se donne ça et là comme la philosophie du national-socialisme n’a rien à faire avec la hauteur ou la grandeur, die Höhe, de ce mouvement » [1].

Ce qui est caractéristique, et un peu inquiétant à la fois pour Heidegger et pour l’Allemagne, c’est qu’il ait jugé bon de réimprimer cette phrase telle quelle.

Il faut que j’ajoute tout de suite qu’il y a une parenthèse qui diminue peut-être la nocivité et le caractère déplaisant de la phrase, si on connaît Heidegger. Il continue :

« La grandeur ou la hauteur de ce mouvement, qui est l’union de la technique planétaire et de l’homme moderne. »

Or nous savons que Heidegger n’aime pas la technique, même et surtout planétaire et n’aime pas l’homme moderne dans sa modernité. Par conséquent peut-être la parenthèse nous permet-elle de dire que la grandeur de ce mouvement est une grandeur qui est peut-être, pour Heidegger même, susceptible d’être critiquée, une grandeur peut-être même néfaste.

Je voulais cependant attirer l’attention sur ce point. Et ce point d’ailleurs a été relevé en Allemagne même, heureusement, par un philosophe de valeur, Helmuth Kuhn, dans un article de la revue Merkur, où il proteste contre cet éloge du national-socialisme.

« Quoi que ce soit que la phrase veuille dire, on voit que Heidegger se compte au nombre de ceux qu’en Allemagne on appelle les national-socialistes du genre noble », qui ne veulent pas fonder le national-socialisme sur la race, mais plutôt sur l’esprit, qui est ce qui porte et ce qui domine toutes choses. « Mais, dit très justement Kuhn, le panégyrique de l’esprit, sonne creux, et cet éloge renouvelé du national-socialisme, si spectrale que nous apparaisse cette mention, a malgré tout aujourd’hui de nouveau une réelle signification. »

Et je veux aussi mentionner que, également pour l’honneur de certains penseurs allemands, de certains Allemands, il a paru dans un des plus grands journaux d’Allemagne, Die Frankfurter Allgemeine Zeitung, un article intitulé : « Penser avec Heidegger contre Heidegger. » Je crois que c’est l’article d’un jeune philosophe [2]. En tout cas, c’est l’article de quelqu’un de valeur, valeur morale et valeur intellectuelle, et voici la dernière phrase de l’article.

« Au lieu de faire ce qu’il aurait dû faire, Heidegger reproduit aujourd’hui ces mots qui sont vieux de dix-huit ans, ces mots au sujet de la grandeur et de la vérité intérieure du national-socialisme, mots qui sont devenus trop vieux et qui n’appartiennent certainement pas à ce que nous avons à faire un effort pour comprendre. Et il est temps maintenant de penser avec Heidegger contre Heidegger. »

Le livre de Loewith, Heidegger, penseur dans un temps de détresse, qui a paru avant Einführung in die Metaphysik et se réfère surtout à Holzwege, soulève également le problème.

Ayant fait cette réserve fondamentale, et avant de laisser de côté cette question, qui n’est pas une question uniquement politique, qui, à mon avis, n’est pas une question politique mais une question morale, je veux cependant encore dire un mot. Il s’agirait de savoir, et cela est une question philosophique, s’il y a, dans la philosophie de Heidegger quelque chose qui va avec le national-socialisme, ou bien si c’est par une sorte d’arbitraire et de choix non motivé fondamentalement que Heidegger, à un moment de sa carrière, a été national-socialiste.

Il y a eu sur ce point des controverses. D’une part, il a paru un article de Loewith, dans Les Temps Modernes, précisément sur ce point. D’autre part, de Waelhens et Erik Weil pensent qu’il n’y a rien de spécifiquement national-socialiste dans la philosophie de Heidegger. Et cela rend, d’une certaine façon, la chose plus grave. Mais cela nous permet d’étudier en toute conscience la philosophie de Heidegger, si elle n’est pas nationale-socialiste, et je crois qu’elle ne l’est pas. Reste la question de savoir pour quel motif Heidegger, à un certain moment, a éprouvé le besoin de parler non plus du Dasein individuel, mais du Dasein du peuple allemand, et pourquoi il a semblé revêtir sa doctrine de l’uniforme national-socialiste quitte, assez vite, à l’abandonner. Laissons cela de côté.

[1M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, Gallimard, collection TEL, 1985 (première ed. P.U.F., 1958) (note jld).

[2Il s’agit de Jürgen Habermas, âgé alors de 24 ans et grand admirateur de la philosophie heideggérienne qui, indigné devant l’incapacité de M. Heidegger d’avouer une erreur politique, écrit un article bref : " Mit Heidegger gegen Heidegger " (" Avec Heidegger contre Heidegger ").

Jean Wahl, Vers la fin de l’ontologie, p. 5-6.