Kafka

Pour une littérature mineure

Lisez : Deleuze, Littérature mineure.

Ce que j’ai appris par Löwy de la littérature juive actuelle à Varsovie, et ce que me révèlent certains aperçus en partie personnels sur la littérature tchèque actuelle, me porte à croire que beaucoup d’avantages du travail littéraire - le mouvement des esprits ; une solidarité qui se développe de façon suivie au sein de la conscience nationale souvent inactive dans la vie extérieure et toujours en voie de désagrégation ; la fierté et le soutien qu’une littérature procure à une nation vis-à-vis d’elle-même et vis-à-vis du monde hostile qui l’entoure ; ce journal tenu par une nation, journal qui est tout autre chose qu’une historiographie et a pour conséquence une évolution accélérée, encore que toujours contrôlée sur une grande échelle ; la spiritualisation détaillée dans de larges couches de la population ; l’engagement des éléments insatisfaits qui, dans ce domaine où les dégâts ne peuvent naître que de la seule indolence, deviennent immédiatement utiles ; l’organisation du peuple qui se réalise sous l’influence de l’agitation de la presse, mais qui est toujours réduite elle-même à tenir compte de l’ensemble ; le fait que l’attention de la nation se limite à son propre cercle et qu’elle n’accepte l’étranger que sous forme d’image réfléchie ; le développement du respect pour les personnes ayant une activité littéraire ; l’éveil passager, mais agissant après coup, d’aspirations élevées parmi les jeunes gens ; le fait que les événements littéraires sont acceptés dans les préoccupations politiques ; l’épuration du conflit qui oppose pères et fils et la possibilité d’en discuter ; la peinture des défauts nationaux, qui se fait d’une manière particulièrement douloureuse, mais pardonnable et libératrice ; la naissance d’un commerce de librairie prospère et ayant en conséquence le sens de sa valeur, ainsi que l’avidité pour les livres - tous ces effets peuvent être déjà produits par une littérature qui n’a peut-être pas réellement atteint une ampleur de développement exceptionnel, mais qui a cette apparence par suite du manque de talents supérieurs. La vie qui anime une pareille littérature est même plus grande que là où les talents abondent, puisque, en l’absence d’un écrivain dont les dons imposeraient silence aux sceptiques ou tout au moins à la majorité d’entre eux, la bataille littéraire acquiert une justification réelle sur la plus grande échelle possible. C’est pourquoi une littérature où le talent ne fait pas de brèche ne présente pas non plus de trous par où des indifférents pourraient se glisser. Les exigences de la littérature quant à l’attention qu’on lui doit en deviennent plus impérieuses. L’indépendance de chaque écrivain en particulier est mieux préservée, mais bien entendu, seulement à l’intérieur des frontières nationales. Le manque de modèles nationaux irrésistibles éloigne de la littérature ceux qui sont complètement dépourvus de talent. Mais même un talent médiocre n’est pas suffisant pour ceux qui veulent se laisser influencer par les vagues traits de caractère des écrivains qui font autorité à ce moment, qui veulent importer 1e produit des littératures étrangères ou imiter la littérature étrangère déjà introduite, ce qui est déjà manifeste dans le fait, par exemple, qu’au sein d’une littérature riche en grands talents comme la littérature allemande, les plus mauvais écrivains bornent leur imitation aux productions de l’intérieur. La force bienfaisante et créatrice d’une littérature mauvaise dans le détail se montre particulièrement efficace au sens indiqué plus haut, quand on commence à créer l’histoire littéraire en enregistrant les écrivains morts. Leur action incontestable sur le passé et le présent devient quelque chose de si réel qu’elle peut être substituée à leurs oeuvres. On parle de leurs œuvres et l’on pense à leur action, même en lisant celles-ci, c’est encore celle-là qu’on voit. Mais comme cette action ne saurait tomber dans l’oubli et que les oeuvres n’influencent pas le souvenir par elles-mêmes, il n’y a pas non plus d’oublis, ni de réminiscences. L’histoire littéraire se présente comme un bloc immuable, digne de confiance, que le goût du jour ne peut pas endommager beaucoup.

La mémoire d’une petite nation n’est pas plus courte que celle d’une grande, elle travaille donc plus à fond le matériel existant. Il y a certes moins d’emplois pour les spécialistes de l’histoire littéraire, mais la littérature est moins l’affaire de l’histoire littéraire que l’affaire du peuple, et c’est pourquoi elle se trouve, sinon dans des mains pures, du moins en de bonnes mains. Car les exigences que la conscience nationale pose à l’individu dans un petit pays entraînent cette conséquence que chacun doit toujours être prêt à connaître la part de littérature qui lui revient, à la soutenir et à lutter pour elle, à lutter pour elle en tout cas, même s’il ne la connaît ni ne la soutient.

Les vieux textes reçoivent un grand nombre d’interprétations qui, eu égard à la médiocrité du matériel, vont de l’avant avec beaucoup d’énergie, une énergie affaiblie seulement par la crainte de progresser trop facilement jusqu’au bout, et par le respect sur lequel tout le monde s’est mis d’accord. Tout se passe de la manière la plus honnête, sauf qu’on travaille dans une perplexité qui ne se résout jamais, ne laisse s’installer aucune fatigue et se répand à plusieurs lieues de distance pour peu qu’une main habile se lève. Néanmoins, perplexité ne signifie pas seulement en fin de compte obstacle à une vue d’ensemble, mais aussi obstacle aux aperçus limités, par quoi toutes ces remarques se trouvent barrées d’un trait.

Comme les hommes d’un seul tenant font défaut, les actions littéraires d’un seul tenant nous échappent (une affaire individuelle est comprimée dans un creux pour qu’on puisse l’observer d’en haut, ou bien soulevée, pour qu’on puisse s’affirmer à côté d’elle en l’air. Faux). Quand bien même l’affaire individuelle serait parfois méditée tranquillement, on ne parvient pourtant pas jusqu’à ses frontières, où elle fait bloc avec d’autres affaires analogues ; on atteint bien plutôt la frontière qui la sépare de la politique, on va même jusqu’à s’efforcer de l’apercevoir avant qu’elle ne soit là, et de trouver partout cette frontière en train de se resserrer. L’exiguïté de l’espace jointe aux égards qu’on a pour la simplicité et la symétrie, enfin cette considération que, par suite de l’autonomie intérieure de la littérature, sa liaison avec la politique n’est pas dangereuse, tout cela conduit à la diffusion de la littérature dans le pays, où elle s’accroche aux slogans politiques.

On trouve partout de la joie à traiter littérairement des thèmes mineurs qui ont le droit d’être juste assez grands pour qu’un petit enthousiasme puisse s’y épuiser et qui ont des espérances et des appuis d’ordre polémique. Les insultes littérairement réfléchies roulent de côté et d’autre ; dans le cercle des tempéraments les plus forts, elles volent. Ce qui, au sein des grandes littératures, se joue en bas et constitue une cave non indispensable de l’édifice, se passe ici en pleine lumière ; ce qui, là-bas, provoque un attroupement passager, n’entraîne rien de moins ici qu’un arrêt de vie ou de mort.

Schéma pour établir les caractéristiques des littératures mineures.

Dans les deux cas, il y a effet au bon sens du mot. Il y a même ici de meilleurs résultats dans le détail.

I. - Animation :
a) Querelles ;
b) Écoles ;
c) Revues.
II. - Décharge :
a) Absence de principes ;
b) Thèmes mineurs ;
c) Formation facile de symboles ;
d) Élimination des incapables.
III. - Popularité
a) Connexion avec la politique ;
b) Histoire littéraire ;
c) Foi en la littérature, on lui laisse le soin de se donner une législation.

Il est difficile de changer d’avis quand on a senti dans tous ses membres cette vie utile et joyeuse.

Kafka, Journal, 25 décembre 1911.