Comte

Théorie positive du langage humain

LE LANGAGE, PROBLÈME DE SOCIOLOGIE

La vraie théorie générale du langage est essentiellement sociologique, quoique son origine normale soit nécessairement biologique. Elle doit, par conséquent, se construire surtout d’après le cas humain, qui, outre son intérêt prépondérant, peut seul assez dévoiler les lois correspondantes, comme pour toutes les études cérébrales [1].

Faute de pouvoir s’élever au seul point de vue qui soit vraiment universel, la philosophie théologico-métaphysique méconnut toujours la nature profondément sociale du langage humain. Il est, en lui-même, tellement relatif à la sociabilité que les impressions purement personnelles ne peuvent jamais s’y formuler convenablement, comme le prouve l’expérience journalière envers les maladies. Sa moindre élaboration suppose toujours une influence collective, où le concours des générations devient bientôt non moins indispensable que celui des individus. Les plus grands efforts des génies les plus systématiques ne sauraient parvenir à construire personnellement aucune langue réelle. C’est pourquoi la plus sociale de toutes les institutions humaines place nécessairement dans une contradiction sans issue tous les penseurs arriérés qui s’efforcent aujourd’hui de retenir la philosophie au point de vue individuel. En effet, ils ne peuvent jamais exposer leurs sophistiques blasphèmes que d’après une série de formules toujours due à une longue coopération sociale [2].

DÉFINITION DU LANGAGE

Signe et langage

La vraie définition générale des signes qui composent un langage quelconque [...] consiste à concevoir tout signe proprement dit comme résulté d’une certaine liaison habituelle, d’ailleurs volontaire ou involontaire, entre un mouvement et une sensation [...] entre une influence objective et une impression subjective [3].

Langage involontaire et langage volontaire

[On doit placer] la distinction principale, entre le langage involontaire auquel se bornent les animaux inférieurs, et le langage plus ou moins volontaire qui se développe chez tous les animaux supérieurs, même à partir du degré d’organisation où commence la pleine séparation des sexes. Dans le premier cas, les actes accomplis deviennent seuls les signes nécessaires des penchants qui les ont inspirés ou des projets qu’ils réalisent. Ce langage, auquel devrait exclusivement appartenir le nom de langage d’action, est spontanément entendu de tous les êtres semblablement organisés [...]. Néanmoins, quelle que soit l’importance de ce premier langage, il ne doit être ici considéré que comme la base naturelle du second, seul objet de ce chapitre.

En tant que volontaire, celui-ci est toujours artificiel [...]. Les signes volontaires acquièrent naturellement la fixité convenable, d’après leur origine élémentaire dans les signes involontaires, graduellement décomposés et simplifiés, sans cesser d’être intelligibles. C’est ainsi que s’établit nécessairement la liaison normale entre la vraie théorie sociologique du langage et sa simple théorie biologique. En effet, les signes volontaires sont toujours de véritables institutions sociales, puisqu’ils furent primitivement destinés aux communications mutuelles. S’ils s’appliquent ensuite au perfectionnement de l’existence individuelle, surtout mentale, cette propriété indirecte, qui reste presque bornée à l’espèce humaine, n’aurait jamais suffi pour déterminer leur formation. L’ancienne philosophie ne lui accordait une vicieuse prépondérance que faute de pouvoir se placer au point de vue social. Outre que ce langage volontaire est réellement le seul qui doive nous intéresser directement, il comporte seul un progrès décisif, à mesure que la société se complique et s’étend [4].

DIFFÉRENTES ESPÈCES DE LANGAGE

Tous les signes artificiels dérivent primitivement, même dans notre espèce, d’une simple imitation volontaire des divers signes naturels qui résultent involontairement de l’existence correspondante. Cette origine spontanée peut seule expliquer à la fois leur formation et leur interprétation. Les mouvements qui les constituent doivent ordinairement, pour annoncer au dehors les impressions intérieures, s’adresser de préférence aux sens susceptibles d’être affectés de loin. On serait ainsi conduit à distinguer trois sortes de langage, concernant respectivement l’odorat, la vue, et l’ouïe. Mais le premier sens est trop imparfait chez l’homme pour y susciter aucun véritable système de signes [...]. L’organe cérébral du langage ne peut donc jamais employer que deux systèmes de signes extérieurs, dont l’un s’adresse à la vue, et l’autre à l’ouïe. Chacun d’eux a des avantages qui lui sont propres, et en vertu desquels tous deux sont usités concurremment chez les animaux supérieurs. Leur application caractéristique aux plus puissantes émotions suscite partout une certaine ébauche spontanée de l’essor esthétique, en faisant surgir les deux arts fondamentaux, la mimique et la musique, dont la source distincte n’empêche pas la combinaison naturelle. De ces deux souches spontanées résultent ensuite tous nos signes artificiels, à mesure que la communication affective s’affaiblit par l’extension des rapports sociaux, pour laisser prévaloir de plus en plus la transmission intellectuelle [...]. Cette altération croissante conduit enfin, chez les populations très civilisées, à renverser totalement l’ordre naturel, en persuadant, au contraire, que l’art dérive du langage. Mais tout le règne animal témoigne aussitôt contre cette aberration théorique, en montrant les gestes et les cris employés bien davantage à communiquer les affections qu’à transmettre les notions, ou même à concerter les projets. Un pareil contraste se manifeste parmi nous quand l’existence sociale s’y borne aux relations domestiques ou à de faibles rapports politiques. D’après le développement de notre activité et l’extension correspondante de notre société, la partie intellectuelle, à la fois théorique et pratique, du langage humain dissimule graduellement la source affective, et par conséquent esthétique, d’où il résulte toujours, et dont la trace ne se perd jamais [5].

Mimique et musique

Au début de toute évolution humaine, individuelle ou collective, la mimique prévaut longtemps sur la musique, comme chez la plupart des animaux. Outre les avantages propres aux signes visuels, cette prédilection spontanée résulte de ce que les mouvements qui les produisent sont à la fois plus faciles à renouveler et mieux liés aux affections correspondantes. Toutefois, la fugacité naturelle de l’expression mimique conduit bientôt à modifier profondément l’art fondamental, afin d’en fixer les résultats essentiels, quoiqu’en diminuant leur énergie esthétique. C’est ainsi que la mimique primitive tombe graduellement en désuétude, quand elle a suffisamment engendré les deux principaux arts de la forme, d’abord la sculpture, et ensuite la peinture. La partie visuelle du langage humain finit par dériver essentiellement de ceux-ci, et surtout du dernier, sans toutefois que l’origine indirecte puisse jamais cesser d’y devenir appréciable aux philosophes positifs. Si toute écriture provient d’abord d’un vrai dessin, tout dessin est aussi destiné primitivement à perpétuer une attitude expressive.

En considérant maintenant la seconde source fondamentale du langage, on explique aisément la préférence que l’expression musicale acquiert bientôt, et développe de plus en plus, sur l’expression mimique, d’abord prépondérante. Quoique les sons se reproduisent moins aisément que les formes, et sans qu’ils soient autant liés à nos principales affections, leur plus grande indépendance des temps et des lieux les rend mieux aptes aux communications peu distantes, entre tous ceux qui sont assez exercés à leur formation volontaire [...]. Ce précieux tuyau, qui semble d’abord ne pouvoir assister que la vie végétative, fournit aux animaux supérieurs le meilleur moyen d’agrandir l’existence cérébrale par des communications mutuelles qui peuvent en retracer les moindres nuances [...].

Pour mieux apprécier cette prépondérance finale de l’expression vocale sur l’expression mimique, il importe d’y remarquer aussi deux propriétés essentielles, trop méconnues ordinairement, l’une statique, l’autre dynamique. La première consiste dans l’intime dépendance de l’appareil correspondant envers le cerveau, d’où proviennent directement ses principaux. nerfs. Aucune autre partie du système musculaire n’est autant liée au centre nerveux. Elle était donc la plus propre à fournir des signes capables de bien exprimer nos émotions et nos pensées, même les plus délicates. Nulle espèce supérieure ne dut éprouver beaucoup d’embarras à découvrir une telle aptitude, spontanément indiquée déjà par les cris qu’arrachent la douleur et la joie. En second lieu, je dois ici rappeler [...] le privilège évident, quoique inaperçu jusqu’ici, que présente l’expression orale, comparée surtout à l’expression mimique, de comporter naturellement un véritable monologue, où chacun s’adresse à lui-même. Cette propriété complète l’ensemble des caractères qui motivent la prépondérance presque universelle d’un tel système de signes chez tous les animaux supérieurs, et d’après laquelle les autres modes de communication ne sont qualifiés de langage que par une extension métaphorique [...]. C’est ainsi que, parmi toutes les populations humaines, le langage visuel, qui d’abord prévalait, finit par devenir un simple auxiliaire du langage auditif [...].

A mesure que notre évolution sociale développa notre esprit, théorique ou pratique, et diminua la prépondérance initiale de l’affection, le sens qui fournit le plus à l’intelligence dut graduellement modifier le langage relatif au sens le mieux accessible au sentiment. Cette influence nécessaire a dû rendre la langue primitive plus analytique et moins esthétique, afin de pouvoir embrasser les notions qui concernent l’ordre extérieur et notre constante réaction sur lui [6].

Musique et poésie

La première modification profonde qu’éprouvent à la fois l’art et le langage, d’après cette réaction croissante des signes visuels sur les signes auditifs, consiste à décomposer la musique primitive en deux branches distinctes, qui bientôt se séparent nettement, quoique leur affinité persiste. Tandis que la plus affective garde la dénomination initiale, la plus intellectuelle constitue la poésie proprement dite. Mais la seule étymologie du mot musique suffirait, outre l’ensemble des témoignages que fournit toute l’antiquité, pour indiquer toujours quel fut le vrai caractère de l’art primordial, où la poésie resta longtemps absorbée dans la musique. Quand elle s’en dégagea, ce fut surtout afin de mieux seconder l’influence sacerdotale, qui devint le principal moteur de leur irrévocable séparation, dès lors consacrée par une religion où la musique proprement dite se subordonna bientôt à la poésie théocratique. Cette nouvelle coordination obtint de plus en plus l’assentiment universel, à mesure que l’essor intellectuel, tant théorique que pratique, fit sentir le besoin d’un langage moins synthétique, où les notions et les entreprises pussent être mieux formulées. Malgré la diminution nécessaire que subit ainsi l’énergie esthétique, l’art acquit en généralité fort au delà de ce qu’il perdit en intensité. En vertu de cette plénitude supérieure, la poésie est bientôt devenue partout le premier de tous les beaux-arts, parmi lesquels la musique, quoique plus expressive, occupe seulement le second rang, à la tête des arts spéciaux, tous subordonnés à l’art général [7].

Poésie et prose

[Une] nouvelle modification [...], sous l’impulsion croissante des même motifs, décompose à son tour le langage poétique, pour lui donner une constitution plus usuelle et encore moins expressive. De cette seconde révolution fondamentale, résulte enfin la vraie constitution de la langue humaine, quand la prose proprement dite, dont le nom rappelle clairement la source, permet seule un libre développement de la destination active et spéculative du langage. Un nouvel essor théorique et pratique détermine nécessairement cette séparation décisive, qui, chez toutes les populations civilisées, remonte jusqu’aux temps dépourvus de monuments directs Quant à la destination affective du langage humain, elle acquiert ainsi plus d’extension, et même plus de pureté, quoique l’énergie esthétique devienne moindre, lorsque le langage poétique proprement dit diffère sensiblement de la langue usuelle [8].

FONCTIONS DU LANGAGE

LANGAGE ET SENTIMENT

Il est aisé d’expliquer [...] la profonde réaction de l’expression sur le sentiment. Car elle rentre dans les effets généraux de l’exercice biologique. Nos penchants nous poussent à exprimer leurs émotions, même dans l’existence solitaire-, comme à agir pour les satisfaire. Les mouvements qui concourent à l’expression, du moins quand elle reste mimique, coïncident essentiellement avec ceux qui servent à l’action. En outre, chacun exprime le plus souvent ses affections afin de les mieux satisfaire, en déterminant ses semblables à le seconder. Si donc l’expression résulte, à tous égards, du sentiment, elle doit, réciproquement, tendre à le développer et à le consolider. Cette réaction normale, qui appartient à toutes les affections, convient surtout aux instincts sympathiques, dont l’expansion produit autour de nous des émotions propres à nous stimuler heureusement, par une alternative presque indéfinie. Toutefois, l’expression ne constitue jamais le plus puissant moyen d’exciter l’affection, qui se trouve toujours fortifiée davantage d’après l’action même qu’elle doit déterminer. Mais, après la pratique proprement dite, le langage devient certainement le meilleur stimulant général du sentiment. Toutes les religions préliminaires, et surtout le catholicisme, utilisèrent profondément, quoique d’une manière empirique, cette précieuse aptitude, pour perfectionner notre culture morale par un exercice régulier de la prière. La religion finale en obtiendra systématiquement une efficacité très supérieure, en instituant, dans la vie subjective, l’essor direct des instincts sympathiques [...].

Cette réaction nécessaire du langage sur le sentiment devient, envers une affection quelconque, mais surtout bienveillante, d’autant plus vive et plus profonde que l’expression est plus complète et plus énergique. Une telle gradation se manifeste nettement quand on compare les trois modes généraux de la communication humaine, d’abord mimique, puis orale, et enfin écrite. Quand la première reste seule, elle modifie moins qu’aucune autre l’interprète, quoiqu’elle puisse affecter beaucoup le spectateur. L’expression orale, d’ailleurs accompagnée naturellement des gestes et attitudes convenables, a bien plus d’efficacité morale, con-me On le reconnut de tout temps pour la prière religieuse. Mais l’expression écrite, malgré son accomplissement silencieux et solitaire, nous modifie encore davantage, lorsqu’elle est assez spontanée. Les efforts intérieurs qu’elle exige deviennent une nouvelle source d’excitation affective, pourvu qu’ils n’absorbent pas l’intelligence. D’ailleurs elle seule comporte assez de plénitude et de précision. Aussi les lettres de deux dignes amants sont-elles ordinairement plus tendres que leurs entretiens. La réaction affective de l’expression se mesure donc toujours d’après sa propre intensité cérébrale. Mais son influence morale s’étend même au cas où le langage reste purement passif, c’est-à-dire quand on y emploie des formules empruntées ailleurs. Quoique les modèles de prière contenus dans les livres religieux puissent rarement convenir assez à la vraie situation de chaque croyant, leur usage bien appliqué ne laisse pas d’exercer une réaction salutaire. Elle est seulement moindre que si le fidèle avait compose sa propre effusion, soit à l’instant de l’accomplir, soit même longtemps auparavant. On en peut dire autant pour les passages des grands poètes que nous employons utilement à perfectionner nos expansions spontanées. L’excellence de l’expression s’y trouve d’ailleurs fortifiée par le souvenir de toutes les sympathies qu’ils excitèrent avant nous. Néanmoins, le défaut d’opportunité et de spontanéité ne permet jamais à ces effusions passives autant d’efficacité qu’à nos moindres expansions actives, malgré l’infériorité esthétique de celles-ci.

Dans cette appréciation générale de la réaction affective du langage, je l’ai supposé réduit à sa partie la plus usuelle, composée des signes proprement dits. Mais son influence morale devient encore plus prononcée, quoiqu’elle suive toujours les mêmes lois, quand il s’élève spécialement à la dignité d’art, en joignant à ces signes artificiels un heureux emploi des images extérieures naturellement résultées des formes ou des sons. L’énergie supérieure d’un tel langage ne lui permet pas seulement une puissante réaction affective lorsqu’il est vraiment actif et spontané. Elle peut aussi compenser souvent l’absence totale de spontanéité, et même l’insuffisance d’opportunité, comme le montre fréquemment l’influence des cérémonies religieuses et des productions esthétiques sur les plus passifs spectateurs. On abuse quelquefois d’une telle aptitude pour exciter des émotions factices, d’après des formules ou des compositions qui correspondent à des sentiments encore inertes. Quand je traiterai de la culture morale, je ferai soigneusement ressortir l’importance pratique du précepte normal qui toujours subordonne l’expression à l’affection. Mais, sans que celle-là doive jamais précéder celle-ci, elle peut être utilisée, quoiqu’avec une grande réserve, pour provoquer dignement un prochain éveil de nos meilleurs sentiments. Si cette excitation devient trop précoce, les plus puissantes impressions esthétiques se bornent à déposer des souvenirs, dont la réaction morale n’aura lieu que lorsque l’organe cérébral du langage les reproduira spontanément en temps opportun. Avant cette opération intérieure, de telles anticipations offrent souvent le grave danger de disposer à une affectation qui rendrait ultérieurement impossible toute véritable émotion. Il ne suffit pas même que l’expression se rapporte toujours à un sentiment effectif. On doit aussi la destiner constamment à une communication réelle, d’ailleurs individuelle ou collective, mais qui peut autant être subjective qu’objective. Si la présence extérieure de l’être adoré était regardée comme indispensable à l’effet moral des effusions humaines, on ne saurait comprendre l’efficacité cérébrale des prières religieuses [9].

LANGAGE ET PENSÉE

La communication [est la] vraie destination [du langage]. Un tel but constitue la seule épreuve décisive de la maturité de nos conceptions quelconques. Non seulement il vérifie leur réalité, en nous préservant de prendre le subjectif pour l’objectif ; mais il constate surtout qu’elles ont acquis assez de précision et de consistance. Quand même il s’agirait de conceptions uniquement destinées à notre usage personnel, nous devrions regarder comme trop peu travaillées toutes celles qui ne seraient pas vraiment communicables. Car, si elles ne sont point essentiellement chimériques, cette seule épreuve suffit pour les faire juger vagues, confuses, et flottantes. Or, le langage qui préside immédiatement à la communication doit beaucoup seconder aussi l’élaboration qui la rend possible. Il ne se borne plus à y fournir de simples notes éparses, comme dans l’ébauche initiale. Son office y produit un discours suivi, qui se développe et s’éclaircit en même temps que la méditation, dont l’essor spontané devient ainsi difficile à distinguer d’une telle assistance.

Cette efficacité logique du langage se manifeste dans les deux modes généraux que comporte la communication théorique, d’abord orale, puis écrite. La première, moins parfaite et plus facile, constitue seulement, chez un vrai penseur, une épreuve préliminaire, privée ou publique, de la maturité des conceptions. Quand elle réussit, elle ne peut jamais suffire, parce que la rapidité de la production et de l’appréciation ne sauraient y permettre un examen assez approfondi. Mais, en prononçant déjà sur la réalité et l’opportunité du travail, elle est propre à nous indiquer aussi quels efforts il exige encore pour acquérir la netteté, la précision, et la cohérence convenables à la plénitude et à la stabilité du résultat. Ce perfectionnement définitif ne peut jamais provenir que de l’exposition écrite.

Non seulement celle-ci, en conservant les notions obtenues, permet seule leur examen décisif, à l’abri de tout prestige oratoire ; mais la clarté et la continuité qui lui sont propres nous conduisent, pendant son accomplissement graduel et solitaire, au dernier degré de précision et de consistance que comportent les pensées humaines. On ne peut jamais atteindre jusque-là quand on se borne à la communication orale, même publique. Toutes les grandes conceptions, après avoir été suffisamment préparées par la méditation, n’ont irrévocablement surgi que sous la plume, pour accomplir une digne exposition écrite. Aussi la participation théorique du langage devient-elle alors plus inséparable du simple effort mental, au point de vérifier le célèbre aphorisme que Buffon bornait trop aux compositions esthétiques. C’est là surtout qu’on peut souvent observer le phénomène cérébral [...] où le discours anticipe sur la pensée, sans altérer leur parallélisme. L’organe du langage, alors plus actif que l’appareil de la méditation, prend l’initiative partielle des prochaines propositions, en se guidant d’après l’ensemble des précédentes. Il fournit ainsi des expressions qui peuvent se trouver prématurées, mais qui bientôt conviendront ailleurs [10].

LANGAGE ET SOCIÉTÉ

Sous [l’] aspect social, l’institution du langage doit être finalement comparée à celle de la propriété [...]. Car la première accomplit, pour la vie spirituelle de l’humanité, un office fondamental qui équivaut à celui qu’exerce la seconde envers sa vie matérielle. Après avoir essentiellement facilité l’acquisition de toutes les connaissances humaines, théoriques ou pratiques, et dirigé notre essor esthétique, le langage consacre cette double richesse, et la transmet à de nouveaux coopérateurs. Mais la diversité des dépôts établit une différence capitale entre les deux institutions conservatrices. Pour des productions destinées à satisfaire des besoins personnels, qui les détruisent nécessairement, la propriété doit instituer des conservateurs individuels, dont l’efficacité sociale est même augmentée par une sage concentration. Au contraire, envers des richesses qui comportent une possession simultanée sans subir aucune altération, le langage institue naturellement une pleine communauté, où tous, en puisant librement au trésor universel, concourent spontanément à sa conservation. Malgré cette différence fondamentale, les deux systèmes d’accumulation suscitent des abus équivalents, pareillement dus au désir de jouir sans produire. Les conservateurs des biens matériels peuvent dégénérer en arbitres exclusifs de leur emploi, trop souvent dirigé vers des satisfactions égoïstes. De même, ceux qui n’ont vraiment rien mis au trésor spirituel s’y parent de manière à usurper un éclat qui les dispense de tout service réel. Cette tendance parasite est d’ailleurs plus facile et plus fréquente que l’autre, sans être moins nuisible, parce que la nature collective du trésor la seconde davantage. Le langage, que le Grand-Être met généreusement à la libre disposition de tous ses serviteurs pour communiquer et perfectionner leurs sentiments et leurs pensées, sert trop souvent à formuler des émotions factices, et surtout à dissimuler l’absence de conceptions propres [...].

Sa seule existence rappelle [...] le Grand-Être qui le forme, le conserve, et le développe par une incessante sollicitude, qu’aucune puissance personnelle ne pourrait remplacer. Depuis que la philosophie s’est enfin élevée au vrai point de vue universel, chacun doit aisément apprécier ainsi la situation contradictoire de tous ceux qui méconnaissent l’Humanité. Le dévot, chrétien ou musulman, qui remercie son dieu des bienfaits réellement dus à notre vraie providence, ne peut proférer ses prières anti-sociales que dans une langue toujours émanée de l’Être-Suprême qu’il n’admet pas. Pareillement, le communiste ou socialiste, qui rejette aveuglément la continuité humaine, prêche ses utopies anarchiques d’après des formules construites par l’ensemble des générations antérieures [11].

Comment la société crée le langage

Si quelque classe spéciale pouvait être autorisée à s’attribuer la principale institution du langage humain, un tel privilège conviendrait surtout au sacerdoce. Car il en fait naturellement l’application la plus propre à le développer comme à le consacrer, pour accomplir un enseignement où la seule imitation devient insuffisante. Quand la théocratie avorte ou se dissout, les poètes succèdent aux prêtres dans cette aptitude caractéristique, d’après laquelle ils créèrent jadis d’orgueilleuses fictions sur la fondation des langues. Les purs philosophes, et encore moins les simples savants, ne peuvent, à cet égard, élever aucune prétention raisonnable sauf envers quelques expressions doctorales, mal construites ordinairement. Mais les deux classes dont les titres à ce monopole sont le mieux fondés n’ont réellement fait que concourir, en proportion de leurs propres besoins, à développer une institution toujours née spontanément d’un instinct collectif. L’enseignement sacerdotal et l’essor poétique supposent, évidemment, le langage, sans pouvoir jamais le créer, pas plus que l’état social, qui fut souvent attribué aux mêmes influences. C’est à une telle spontanéité populaire, à la fois conservatrice et progressive, que toutes nos langues doivent leur admirable rectitude. Même la plus systématique et la moins étendue, l’écriture hiéroglyphique qui convient aux spéculations algébriques, résulte aussi des communications mutuelles, par une lente élaboration collective, qu’aucun génie mathématique ne remplacerait [...].

Le public humain est donc le véritable auteur du langage, comme son vrai conservateur. Une juste répugnance aux innovations inopportunes garantit ainsi la convenance qui caractérise toujours ces acquisitions graduelles quand on remonte à leur étymologie, parce qu’elles émanent d’un besoin longtemps éprouvé. Même les ambiguïtés, qu’on attribue dédaigneusement à la pénurie populaire, attestent souvent de profonds rapprochements, heureusement saisis par l’instinct commun, plusieurs siècles avant que la raison systématique y puisse atteindre. Dans mon ouvrage fondamental [12], j’en ai signalé l’exemple le plus décisif, envers les deux sens du mot nécessaire, dont la philosophie positive a seule expliqué l’intime connexité. Je pourrais étendre ici cette remarque à beaucoup d’autres équivoques vraiment admirables, comme envers les mots juste, ordre, propriété, humanité, peuple, etc.. Mais la qualification de positif doit déjà suffire au lecteur pour le développement spontané de cette utile appréciation, si peu comprise aujourd’hui.

Enfin, la providence collective qui construit et maintient le langage humain l’applique aussi pour corriger, autant que possible, les aberrations d’un génie théorique resté jusqu’ici radicalement inférieur à l’instinct pratique. Obligés de s’entendre avec le public, les plus rêveurs se trouvent poussés à se comprendre eux-mêmes. La vraie logique universelle, si profondément empreinte dans toute langue usuelle, signale et restreint les divagations d’une philosophie fantastique, et celles aussi d’une vaine science. Dispensé de systématiser les notions qu’il formule, le langage consacre spontanément toutes les vérités constatées, quelque opposées qu’elles soient aux préjugés théoriques. Par exemple, tandis que la philosophie, théologique ou métaphysique, rejetait l’existence naturelle des affections bienveillantes, la poésie, meilleur interprète de la commune sagesse, leur consacrait des tableaux décisifs [13].

[1Système de politique positive, tome II, 224 ; édition de la « Librairie positiviste » Georges Crès & Cie, 1912, édition « identique à la première ». Les nombres entre parenthèses, au bas de chacun de ces textes, renvoient, le premier au tome, le second à la page de cette édition.

[2Ibid., II, 219-220

[3Ibid., II, 220-222

[4Ibid., II, 222-223

[5Ibid., II, 226-227

[6Ibid., II, 228-231

[7Ibid., (II, 232-233

[8Ibid., II, 233-234

[9Ibid., II, 242-245

[10Ibid., II, 249-251

[11Ibid., II, 254-256

[12Cette expression désigne toujours le Cours de Philosophie Positive.

[13Système de politique positive, II, 257-259

Auguste Comte, Système de politique positive, extraits du tome II, « statique sociale », chapitre 4, « théorie positive du langage humain ».