Châtelet (François)

"Une théorie de la civilisation", par François Châtelet

Une fois cernées l’organisation de l’inconscient, ses manifestations dans les rêves, dans les psychoses, voire dans l’art, on n’a toujours pas fait le tour de l’œuvre, loin de là ! Reste le « dernier Freud », le plus sombre, qui est aussi le plus important : le fondateur d’une théorie de la civilisation extrêmement puissante.

Après une longue période au cours de laquelle on s’est contenté d’éluder la question ou de la résoudre de manière simpliste, le débat concernant la position de la psychanalyse dans la politique se développe depuis quelques années très largement [1]. Des positions « renversantes » de Gilles Deleuze et Felix Guattari et de Jean-Francois Lyotard aux démonstrations édifiantes de Marie-Claire Boons et de Francois Manesse (dans le premier numéro de la revue Yenan, parue chez François Maspero), dans les multiples commentaires de William Reich, surgit une série de problèmes dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne sont pas posés en termes clairs et que les solutions proposées ne constituent pas un ensemble tel qu’on puisse choisir, entre elles, en connaissance de cause (et des faits). La raison de cette situation est probablement que la psychanalyse et l’activité politique forment des champs de pouvoir (réels ou potentiels), des forces institutionnalisées déchirées de contradictions, d’appétits et de notions vacillantes, et cela, quand bien même on réduirait la première au freudisme et la seconde au marxisme. Plus profondément on peut se demander si les pratiques de l’une et de l’autre sont telles aujourd’hui que l’on puisse sérieusement les confronter - sinon de manière spéculative - et si, effectivement, les seules opérations pertinentes auxquelles on ait à se livrer soient précisément de renversement ou d’édification.

C’est pourquoi on a choisi ici de quitter ce terrain miné par les chausse-trappes de l’à peu près, pour avancer, quoique toujours à pas de loup, dans une zone intermédiaire et gauche (pour ne pas dire louche) et formuler quelques suggestions dont la banalité ne manquera pas de surprendre. Cette zone est balisée par trois présupposés tout à fait discutables :
1 - on va faire comme si Freud, inventeur de l’inconscient, pouvait être délié de l’institution psychanalytique à l’origine de laquelle il a été ;
2 - du coup, on va surtout le considérer comme un de ces savants à l’ancienne mode « que les traverses de leur recherche et leurs goûts personnels ont transformé en homme de culture » d’une prodigieuse sensibilité intellectuelle ;
3 - on va accepter l’idée d’une évolution de sa pensée, le conduisant peu à peu, des problèmes techniques que posait son travail thérapeutique et sans qu’il rompe jamais avec ceux-ci, à des réflexions portant sur ce que la philosophie spéculative a appelé destin ou la condition de l’homme.

Bref, on va mettre l’institution psychanalytique entre parenthèses (et tenter d’oublier ce qui lui est advenu) et prendre Freud comme le penseur le plus inventif, le plus original de la première moitié du XXe, siècle, en insistant, en les tenant pour des textes de pensée, sur Totem et Tabou, sur les Nouvelles conférences..., sur L’Avenir d’une illusion et, singulièrement, sur Malaise dans la civilisation : de ce fait, on va proposer cette idée qu’après Jean-Jacques Rousseau, Kant, Hegel, Marx et Nietzsche, il est fondateur d’une théorie de la civilisation extraordinairement puissante, que c’est ainsi qu’il est le plus intéressant à lire aujourd’hui et que c’est de cette manière qu’il entre directement dans le champ de la politique.

On voit bien qu’une semblable proposition, qui est en même temps un programme, excède largement les proportions d’un article. Aussi bien, lançons simplement quelques thèmes autour de ce projet. Et constatons, d’entrée de jeu, que le faisceau d’idées, patiemment monté et constamment remanié par Freud, met en évidence la caducité et la fragilité des « grands » principes dont se prévalent les politiques et les intellectuels de l’ordre établi (ou à établir), qu’ils soient gestionnaires de l’état existant, ou qu’ils militent pour la révolution ; que les analyses freudiennes font éclater les « valeurs » héritées de la période classique et du XIXe, siècle bourgeois, entre autres, le moi, la conscience, la volonté libre, l’harmonie sociale, l’idéal de la société transparente...

Au sein de ce faisceau d’idées, il faut remarquer tout d’abord que Freud définit une conception singulière de l’activité des sciences dites humaines. Celles-ci, essentiellement représentées à l’époque par la sociologie durkheimienne, ont ouvertement pris pour modèle les sciences de la nature et ont calqué, en particulier, leur principe d’appréciation : l’opposition du normal et du pathologique, sur l’opposition traditionnelle de la vérité et de l’erreur. Or, la spécificité de l’entreprise freudienne est de prendre le « pathologique » pour objet « normal », de traiter de la singularité comme telle, de poser l’irréductible individualité du cas à traiter. De ce fait, le rabattement du couple normal/pathologique sur le couple réducteur vérité/erreur n’est plus aussi facile. Dès lors, non seulement s’efface peu à peu la différence de la maladie et de la santé - qui deviennent enfin ce qu’elles sont : des concepts limites -, mais encore se transforme le concept de « guérison ». Car ce n’est pas du tout la même chose d’être guéri, selon Freud, c’est-à-dire de pouvoir vivre avec sa névrose et, de l’être, selon Durkheim, c’est-à-dire d’être normalisé, de calquer ses représentations individuelles sur des représentations collectives.

Simultanément, c’est la finalité même de la science qui est remise durement en question. De Descartes à Auguste Comte et, depuis lors, plus encore, la science est comprise comme travail de domination de la réalité matérielle et aussi des hommes. Dans la perspective définie par Freud, à cette finalité qui assimile savoir et pouvoir, se substitue - et aurait dû se substituer - l’idée d’une configuration de connaissances remises aux individus pour qu’ils en usent à leur gré. Cette inflexion que subit ainsi la notion classique de « vérité » rend compte des constantes modifications que Freud a apportées à sa doctrine et de la diversité de ses préoccupations et de ses références. Car, bien avant que Gaston Bachelard le souligne, le penseur de Totem et Tabou a pratiqué la technique des « vérités polémiques ». L’invention de l’inconscient est précisément de cet ordre. Elle sape l’équation majeure sur laquelle est fondé le mauvais équilibre de l’État-nation dans sa forme contemporaine et le type de rationalisme qui lui est concomitant. Elle établit avec des preuves non récusables que l’énoncé : essence de l’homme = personnalité = moi =je = conscience = volonté libre, est mensonger. De la sorte, c’est la légitimation que se sont donnée les institutions en place : l’enseignement, la législation et ses appareils, la médecine « sociale », la rhétorique politique et ses assemblées qui, tout entières, vacillent. Au fond, cette critique destructrice de l’image du moi, issue de la rationalité grecque et du spiritualisme chrétien, qui a traversé toute notre ère, en recevant des modifications circonstantielles, mais sans se transformer substantiellement et qui, par conséquent, gouverne notre représentation des rapports sociaux et falsifie la réalité de ces derniers, est en même temps une critique de notre civilisation même. La découverte de l’inconscient, cet inconscient qui, quoi qu’on veuille le vouloir, parle à sa manière, institue la distance qui permet de juger polémiquement des certitudes grandioses et meurtrières dont se sont nourris vingt-cinq siècles de cultures et d’États. Elle donne à voir et à entendre, sous un autre angle, avec d’autres modalités de déchiffrement, les paroles fondatrices et, donc, de révéler ce que ces dernières, sciemment ou non, ont omis de nommer et de prendre en considération ou ont recouvert de leur phraséologie et, notoirement, le sexe et la mort.

Éros et Thanatos sont les deux rocs à partir de quoi Freud développe l’analyse fascinante de Malaise dans la civilisation. Jusqu’à ce texte, les théoriciens de la civilisation - sauf peut-être le Rousseau des deux Discours - ont considéré que la civilisation, celle qui s’est instituée ou celle qui est à construire, s’épanouit dans la résolution d’un conflit : entre la nature et la culture (les philosophes du contrat), l’ancien et le nouveau, c’est-à-dire les formes passées de pouvoir social et l’État moderne (Hegel), la nature passionnelle de l’homme et sa nature intelligible (Kant), le camp des exploiteurs et le camp des exploités dans son expression ultime, le prolétariat (Marx...), Nietzsche faisait déjà porter un doute méprisant sur ces facilités que s’accordent les philosophes de l’histoire qui, même si elles ont un sens aigu du caractère dramatique et sanglant de l’histoire, ne peuvent s’empêcher, comme dans les romans à l’eau de rose, de ménager une happy end, marqués par la victoire ou la défaite des happy few. Freud, lui aussi, récuse cet optimisme à tout prix : ce malaise qu’il repère dans notre civilisation est, en fait, la manifestation du mal être de la civilisation. A l’origine de la civilisation, on pourrait dire aussi bien du pouvoir, de l’activité politique, notait Totem et Tabou, il y a un meurtre, origine de l’alliance des meurtriers et de leur commun remords. L’analyse de 1929 envisage l’histoire comme produit de deux forces incontournables, opposées et l’une à l’autre jointes, disposées de manière telle que l’une - le principe de plaisir, « maître absolu » - engendre l’autre - le principe de « réalité » qui doit dominer toute l’évolution ultérieure - qui, cependant, la contredit. De toute leur énergie, les hommes recherchent la satisfaction de leur libido. Le fait est qu’ils n’y parviennent point. Car, souligne Freud, il faut une fois pour toutes se déprendre de cette idée qu’il y a dans la nature des objets qui sont là, comme placés à l’avance, pour correspondre aux pulsions. Celles-ci ont une histoire qui n’a rien à voir avec l’ordre du monde non plus qu’avec celui des sociétés. Dès lors, il faut admettre la tyrannie du principe de réalité, qui commande de satisfaire les pulsions avec des objets dérivés...

Il en résulte un conflit insurmontable, car la libido n’abandonne jamais la partie. Les vieilles sagesses, la religion, cette illusion dispensatrice d’illusions, alimentent le principe de réalité. Mais elles ne réussissent que médiocrement. Comme échoue - contrairement au projet de Descartes et des Éncyclopédistes - l’entreprise scientifique de maîtrise de la réalité matérielle. Les sacrifices qu’exige la vie sociale sont de plus en plus lourds : « L’homme devient névrosé parce qu’il ne peut supporter le degré de renoncement exigé par la société au nom de l’idéal culturel... abolir ou diminuer des exigences signifierait un retour à des possibilités de bonheur... » Cette éventualité est-elle concevable ? Freud dresse un tel catalogue des barrières que dresse la société et, singulièrement, l’organisation économico-politique, on voit mal comment « trouver l’équilibre approprié... de nature à assurer le bonheur de tous, entre les revendications de l’individu et les exigences culturelles de la collectivité », et cela d’autant que « la structure économique exerce... son influence sur la part des libertés sexuelles qui peut subsister... Elle adapte là un comportement identique à celui d’une tribu ou d’une classe qui en exploite et en pille une autre après l’avoir soumise. La crainte de l’insurrection des opprimés incite à de plus fortes mesures de précaution. Notre civilisation européenne occidentale... a atteint... un point culminant dans cette évolution ». Ainsi, « la vie sexuelle de l’être civilisé est... gravement lésée ; elle donne parfois l’impression d’une fonction à l’état d’involution comme paraissent l’être en tant qu’organisme nos dents et nos cheveux ». Le diagnostic est d’une sévérité extrême. Il se trouve encore aggravé par le fait que, selon Freud - et qui aujourd’hui pourrait le contredire ? - les forces militant pour l’instauration d’un régime socialiste ont été asservies, elles aussi, bien vite, par le principe de réalité. Si bien que les effets bénéfiques de l’abolition de la propriété privée, source d’agressivité, sont pour ainsi dire annulés par un rigorisme moral et un dogmatisme de l’organisation plus stricts encore. N’existe-t-il aucune solution ? Malaise dans la civilisation n’en prévoit pas. L’homme moderne a le choix entre la névrose et le constant renforcement du sentiment de culpabilité, à moins que l’actuel accroissement des puissances de mort appelle « l’autre des deux puissances célestes, l’Éros, (pour qu’il) tente un effort afin de s’affirmer dans la lutte qu’il mène contre son adversaire non moins éternel ».

Pessimisme foncier ? Sans aucun doute. Mais celui-ci n’est-il pas préférable aux espérances fallacieuses ? Ne prépare-t-il pas ce changement radical de conception nous permettant de renverser les idoles sanglantes de la civilisation, de l’histoire et du progrès ? Et l’homme de culture Freud n’est-il pas le dénonciateur le plus farouche et le plus profond de toutes les institutions qui nous écrasent, de leurs mécanismes et des illusions qu’elles entretiennent ? Ne rejoint-il pas, à sa manière, Nietzsche lorsqu’il fait éclater comme cri de ralliement : « le moins d’État possible » ?

[1Cet article datre de 1976.

Le Magazine littéraire, n°109, 1976, p.32-34.