Rousseau

Emile, Livre 4 : Les passions.

Que nous passons rapidement sur cette terre ! le premier quart de la vie est écoulé avant qu’on en connaisse l’usage ; le dernier quart s’écoule encore après qu’on a cessé d’en jouir. D’abord nous ne savons point vivre ; bientôt nous ne le pouvons plus ; et, dans l’intervalle qui sépare ces deux extrémités inutiles, les trois quarts du temps qui nous reste sont consumés par le sommeil, par le travail, par la douleur, par la contrainte, par les peines de toute espèce. La vie est courte, moins par le peu de temps qu’elle dure, que parce que de ce peu de temps, nous n’en avons presque point pour la goûter. L’instant de la mort a beau être éloigné de celui de la naissance, la vie est toujours trop courte quand cet espace est mal rempli.

Nous naissons, pour ainsi dire, en deux fois : l’une pour exister, et l’autre pour vivre ; l’une pour l’espèce, et l’autre pour le sexe. Ceux qui regardent la femme comme un homme imparfait ont tort sans doute : mais l’analogie extérieure est pour eux. Jusqu’à l’âge nubile, les enfants des deux sexes n’ont rien d’apparent qui les distingue ; même visage, même figure, même teint, même voix, tout est égal : les filles sont des enfants, les garçons sont des enfants ; le même nom suffit à des êtres si semblables. Les mâles en qui l’on empêche le développement ultérieur du sexe gardent cette conformité toute leur vie ; ils sont toujours de grands enfants, et les femmes, ne perdant point cette même conformité, semblent, à bien des égards, ne jamais être autre chose.

Mais l’homme, en général, n’est pas fait pour rester toujours dans l’enfance. Il en sort au temps prescrit par la nature ; et ce moment de crise, bien qu’assez court, a de longues influences.

Comme le mugissement de la mer précède de loin la tempête, cette orageuse révolution s’annonce par le murmure des passions naissantes ; une fermentation sourde avertit de l’approche du danger. Un changement dans l’humeur, des emportements fréquents, une continuelle agitation d’esprit, rendent l’enfant presque indisciplinable. Il devient sourd à la voix qui le rendait docile ; c’est un lion dans sa fièvre ; il méconnaît son guide, il ne veut plus être gouverné.

Aux signes moraux d’une humeur qui s’altère se joignent des changements sensibles dans la figure. Sa physionomie se développe et s’empreint d’un caractère ; le coton rare et doux qui croît au bas de ses joues brunit et prend de la consistance. Sa voix mue, ou plutôt il la perd : il n’est ni enfant ni homme et ne peut prendre le ton d’aucun des deux. Ses yeux, ces organes de l’âme, qui n’ont rien dit jusqu’ici, trouvent un langage et de l’expression ; un feu naissant les anime, leurs regards plus vifs ont encore une sainte innocence, mais ils n’ont plus leur première imbécillité : il sent déjà qu’ils peuvent trop dire ; il commence à savoir les baisser et rougir ; il devient sensible avant de savoir ce qu’il sent ; il est inquiet sans raison de l’être. Tout cela peut venir lentement et vous laisser du temps encore : mais si sa vivacité se rend trop impatiente, si son emportement se change en fureur, s’il s’irrite et s’attendrit d’un instant à l’autre, s’il verse des pleurs sans sujet, si, près des objets qui commencent à devenir dangereux pour lui, son pouls s’élève et son oeil s’enflamme, si la main d’une femme se posant sur la sienne le fait frissonner, s’il se trouble ou s’intimide auprès d’elle, Ulysse, ô sage Ulysse, prends garde à toi ; les outres que tu fermais avec tant de soin sont ouvertes ; les vents sont déjà déchaînés ; ne quitte plus un moment le gouvernail, ou tout est perdu.

C’est ici la seconde naissance dont j’ai parlé ; c’est ici que l’homme naît véritablement à la vie, et que rien d’humain n’est étranger à lui. Jusqu’ici nos soins n’ont été que des jeux d’enfant ; ils ne prennent qu’à présent une véritable importance. Cette époque où finissent les éducations ordinaires est proprement celle où la nôtre doit commencer ; mais, pour bien exposer ce nouveau plan, reprenons de plus haut l’état des choses qui s’y rapportent.

Nos passions sont les principaux instruments de notre conservation : c’est donc une entreprise aussi vaine que ridicule de vouloir les détruire ; c’est contrôler la nature, c’est réformer l’ouvrage de Dieu. Si Dieu disait à l’homme d’anéantir les passions qu’il lui donne, Dieu voudrait et ne voudrait pas ; il se contredirait lui-même. Jamais il n’a donné cet ordre insensé, rien de pareil n’est écrit dans le cœur humain ; et ce que Dieu veut qu’un homme fasse, il ne le lui fait pas dire par un autre homme, il le lui dit lui-même, il l’écrit au fond de son cœur.

Or je trouverais celui qui voudrait empêcher les passions de naître presque aussi fou que celui qui voudrait les anéantir ; et ceux qui croiraient que tel a été mon projet jusqu’ici m’auraient sûrement fort mal entendu.

Mais raisonnerait-on bien, si, de ce qu’il est dans la nature de l’homme d’avoir des passions, on allait conclure que toutes les passions que nous sentons en nous et que nous voyons dans les autres sont naturelles ? Leur source est naturelle, il est vrai ; mais mille ruisseaux étrangers l’ont grossie ; c’est un grand fleuve qui s’accroît sans cesse, et dans lequel on retrouverait à peine quelques gouttes de ses premières eaux. Nos passions naturelles sont très bornées ; elles sont les instruments de notre liberté, elles tendent à nous conserver. Toutes celles qui nous subjuguent et nous détruisent nous viennent d’ailleurs ; la nature ne nous les donne pas, nous nous les approprions à son préjudice.

La source de nos passions, l’origine et le principe de toutes les autres, la seule qui naît avec l’homme et ne le quitte Jamais tant qu’il vit, est l’amour de soi : passion primitive, innée, antérieure à toute autre, et dont toutes les autres ne sont, en un sens, que des modifications. En ce sens, toutes, si l’on veut, sont naturelles. Mais la plupart de ces modifications ont des causes étrangères sans lesquelles elles n’auraient jamais lieu ; et ces mêmes modifications, loin de nous être avantageuses, nous sont nuisibles ; elles changent le premier objet et vont contre leur principe : c’est alors que l’homme se trouve hors de la nature, et se met en contradiction avec soi.

L’amour de soi-même est toujours bon, et toujours conforme à l’ordre. Chacun étant chargé spécialement de sa propre conservation, le premier et le plus important de ses soins est et doit être d’y veiller sans cesse : et comment y veillerait-il ainsi, s’il n’y prenait le plus grand intérêt ?

Il faut donc que nous nous aimions pour nous conserver, il faut que nous nous aimions plus que toute chose ; et, par une suite immédiate du même sentiment, nous aimons ce qui nous conserve. Tout enfant s’attache à sa nourrice : Romulus devait s’attacher à la louve qui l’avait allaité. D’abord cet attachement est purement machinal. Ce qui favorise le bien-être d’un individu l’attire ; ce qui lui nuit le repousse : ce n’est là qu’un instinct aveugle. Ce qui transforme cet instinct en sentiment, l’attachement en amour, l’aversion en haine, c’est l’intention manifestée de nous nuire ou de nous être utile. On ne se passionne pas pour les êtres insensibles qui ne suivent que l’impulsion qu’on leur donne ; mais ceux dont on attend du bien ou du mal par leur disposition intérieure, par leur volonté, ceux que nous voyons agir librement pour ou contre, nous inspirent des sentiments semblables à ceux qu’ils nous montrent. Ce qui nous sert, on le cherche ; mais ce qui nous veut servir, on l’aime. Ce qui nous nuit, on le fuit ; mais ce qui nous veut nuire, on le hait.

Le premier sentiment d’un enfant est de s’aimer lui-même ; et le second, qui dérive du premier, est d’aimer ceux qui l’approchent ; car, dans l’état de faiblesse où il est, il ne connaît personne que par l’assistance et les soins qu’il reçoit. D’abord l’attachement qu’il a pour sa nourrice et sa gouvernante n’est qu’habitude. Il les cherche, parce qu’il a besoin d’elles et qu’il se trouve bien de les avoir ; c’est plutôt de connaissance que bienveillance. Il lui faut beaucoup de temps pour comprendre que non seulement elles lui sont utiles, mais qu’elles veulent l’être ; et c’est alors qu’il commence à les aimer.

Un enfant est donc naturellement enclin à la bienveillance, parce qu’il voit que tout ce qui l’approche est porté à l’assister, et qu’il prend de cette observation l’habitude d’un sentiment favorable à son espèce ; mais, à mesure qu’il étend ses relations, ses besoins, ses dépendances actives ou passives, le sentiment de ses rapports à autrui s’éveille, et produit celui des devoirs et des préférences. Alors l’enfant devient impérieux, jaloux, trompeur, vindicatif. Si on le plie à l’obéissance, ne voyant point l’utilité de ce qu’on lui commande, il l’attribue au caprice, à l’intention de le tourmenter, et il se mutine. Si on lui obéit à lui-même, aussitôt que quelque chose lui résiste, il y voit une rébellion, une intention de lui résister ; il bat la chaise ou la table pour avoir désobéi. L’amour de soi, qui ne regarde qu’à nous, est content quand nos vrais besoins sont satisfaits ; mais l’amour-propre, qui se compare, n’est jamais content et ne saurait l’être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux ; ce qui est impossible. Voilà comment les passions douces et affectueuses naissent de l’amour de soi, et comment les passions haineuses et irascibles naissent de l’amour-propre. Ainsi, ce qui rend l’homme essentiellement bon est d’avoir peu de besoins, et de peu se comparer aux autres ; ce qui le rend essentiellement méchant est d’avoir beaucoup de besoins, et de tenir beaucoup à l’opinion. Sur ce principe il est aisé de voir comment on peut diriger au bien ou au mal toutes les passions des enfants et des hommes. Il est vrai que, ne pouvant vivre toujours seuls, ils vivront difficilement toujours bons : cette difficulté même augmentera nécessairement avec leurs relations ; et c’est en ceci surtout que les dangers de la société nous rendent l’art et les soins plus indispensables pour prévenir dans le cœur humain la dépravation qui naît de ses nouveaux besoins.

L’étude convenable à l’homme est celle de ses rapports. Tant qu’il ne se connaît que paf son être physique, il doit s’étudier par ses rapports avec les choses : c’est l’emploi de son enfance ; quand il commence à sentir son être moral, il doit s’étudier par ses rapports avec les hommes : c’est l’emploi de sa vie entière, à commencer au point où nous voilà parvenus.

Sitôt que l’homme a besoin d’une compagne, il n’est plus un être isolé, son cœur n’est plus seul. Toutes ses relations avec son espèce, toutes les affections de son âme naissent avec celle-là. Sa première passion fait bientôt fermenter les autres.

Le penchant de l’instinct est indéterminé. Un sexe est attiré vers l’autre : voilà le mouvement de la nature. Le choix, les préférences, l’attachement personnel, sont l’ouvrage des lumières, des préjugés, de l’habitude : il faut du temps et des connaissances pour nous rendre capables d’amour : on n’aime qu’après avoir jugé, on ne préfère qu’après avoir comparé. Ces jugements se font sans qu’on s’en aperçoive, mais ils n’en sont pas moins réels. Le véritable amour, quoi qu’on en dise, sera toujours honoré des hommes : car, bien que ses emportements nous égarent, bien qu’il n’exclue pas du cœur qui le sent des qualités odieuses, et même qu’il en produise, il en supporte pourtant toujours d’estimables, sans lesquelles on serait hors d’état de le sentir. Ce choix qu’on met en opposition avec la raison nous vient d’elle. On a fait l’amour aveugle, parce qu’il a de meilleurs yeux que nous, et. qu’il voit des rapports que nous ne pouvons apercevoir. Pour qui n’aurait nulle idée de mérite ni de beauté, toute femme serait également bonne, et la première venue serait toujours la plus aimable. Loin que l’amour vienne de la nature, il est la règle et le frein de ses penchants : c’est par lui qu’excepté l’objet aimé, un sexe n’est plus rien pour l’autre.

La préférence qu’on accorde, on veut l’obtenir ; l’amour doit être réciproque. Pour être aimé, il faut se rendre aimable ; pour être préféré, il faut se rendre plus aimable qu’un autre, plus aimable que tout autre, au moins aux yeux de l’objet aimé. De là les premiers regards sur ses semblables ; de là les premières comparaisons avec eux, de là l’émulation, les rivalités, la jalousie. Un cœur plein d’un sentiment qui déborde aime à s’épancher : du besoin d’une maîtresse naît bientôt celui d’un ami. Celui qui sent combien il est doux d’être aimé voudrait l’être de tout le monde, et tous ne sauraient vouloir des préférences, qu’il n’y ait beaucoup de mécontents. Avec l’amour et l’amitié naissent les dissensions, l’inimitié, la haine. Du sein de tant de passions diverses je vois l’opinion s’élever un trône inébranlable, et les stupides mortels, asservis à son empire, ne fonder leur propre existence que sur les jugements d’autrui.

Étendez ces idées, et vous verrez d’où vient à notre amour-propre la forme que nous lui croyons naturelle ; et comment l’amour de soi, cessant d’être un sentiment absolu, devient orgueil dans les grandes âmes, vanité dans les petites, et dans toutes se nourrit sans cesse aux dépens du prochain. L’espèce de ces passions, n’ayant point son germe dans le cœur des enfants, n’y peut naître d’elle-même ; c’est nous seuls qui l’y portons, et jamais elles n’y prennent racine que par notre faute ; mais il n’en est plus ainsi du cœur du jeune homme : quoi que nous puissions faire, elles y naîtront malgré nous. Il est donc temps de changer de méthode.

Rousseau, Emile, Livre 4, in Oeuvres complètes, Seuil, L’Intégrale, t.3, pp.149-152