La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’agencement mécanique de son existence animale, et qu’il ne participe à aucune autre félicité ou perfection que celle qu’il s’est créée lui-même, indépendamment de l’instinct par sa propre raison. (...) Car le cours des choses humaines est hérissé d’une foule d’épreuves qui attendent l’homme. Il semble bien que la nature n’ait pas eu du tout en vue de lui accorder une vie facile, mais au contraire de l’obliger par ses efforts à s’élever assez haut pour qu’il se rende digne, par sa conduite, de la vie et du bien-être.
Ce qui demeure étrange ici, c’est que les générations antérieures semblent toujours consacrer toute leur peine à l’unique profit des générations ultérieures pour leur ménager une étape nouvelle, à partir de laquelle elles pourront élever plus haut l’édifice dont la nature a formé le dessein, de telle manière que les dernières générations seules auront le bonheur d’habiter l’édifice auquel a travaillé (sans s’en rendre compte à vrai dire) une longue lignée de devanciers, qui n’ont pu prendre personnellement part au bonheur préparé par elles. Mais, si mystérieux que cela puisse être, c’est bien là aussi une nécessité, une fois que l’on a admis ce qui suit : il doit exister une espèce animale détentrice de raison et, en tant que classe d’êtres raisonnables tous indistinctement mortels, mais dont l’espèce est immortelle, elle doit pourtant atteindre à la plénitude du développement de ses dispositions.

Kant, Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, Troisième proposition, trad. Piobetta, Denoël, Médiations, 1947 (1985), pp.29-31.