Hume

L’origine de la justice : l’égoïsme et la générosité restreinte

Il faut avouer que, quoique les circonstances de la nature humaine puissent rendre nécessaire une union et que ces passions, le besoin sexuel et l’affection naturelle, puissent sembler la rendre inévitable, il y a cependant d’autres particularités dans notre tempérament naturel et dans les circonstances extérieures qui sont très incommodes et qui sont même contraires à l’union requise. Parmi les premières, nous pouvons justement estimer que l’égoïsme est la particularité la plus importante. Je suis conscient que, pour parler de façon générale, les représentations de cet attribut ont été poussées trop loin et que les descriptions que certains philosophes prennent plaisir à faire de l’humanité sur ce point sont aussi éloignées de la nature que le sont les histoires de monstres que nous rencontrons dans les fables et les romans. Si loin de penser que les hommes n’ont aucune affection pour ce qui est au-delà d’eux-mêmes, je suis d’opinion que, quoiqu’il soit rare de rencontrer quelqu’un qui aime une autre personne plus que lui-même, il est cependant aussi rare de rencontrer quelqu’un chez qui toutes les affections bienveillantes prises ensemble ne surpassent pas les affections égoïstes. Consultez l’expérience courante. Ne voyez-vous pas que, quoique toutes les dépenses de la famille soient généralement sous la direction du maître de maison, peu nombreux sont ceux qui n’accordent pas la plus grande partie de leur fortune au plaisir de leur femme et à l’éducation de leurs enfants, se réservant la plus petite part pour leur propre usage et leur propre divertissement. C’est ce que nous pouvons observer chez ceux qui connaissent ces tendres liens et nous pouvons présumer qu’il en serait de même pour les autres s’ils étaient placés dans une situation identique.

Mais, quoiqu’on puisse reconnaître que cette générosité est à l’honneur de la nature humaine, on peut en même temps remarquer qu’une si noble affection, au lieu de disposer les hommes à de larges sociétés, leur est presque aussi contraire que l’égoïsme le plus étroit. En effet, tant que chaque personne se préfère à toute autre personne et tant que, dans son amour pour autrui, elle porte la plus grande affection à ses parents et à ses familiers, cela doit nécessairement produire une opposition de passions et par suite une opposition d’actions qui ne peut être que dangereuse pour l’union nouvellement établie.

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Il est aisé de remarquer qu’une affection cordiale rend toutes les choses communes entre amis et que les gens mariés, en particulier, perdent mutuellement leur propriété et ne connaissent pas le mien et le tien qui sont si nécessaires dans la société et qui y causent tant de troubles. Le même effet naît d’un changement dans les circonstances où se trouve l’humanité, comme quand il y a une abondance telle de toutes choses pour satisfaire tous les désirs des hommes que la distinction des propriétés se perd entièrement et que toutes les choses demeurent en commun. C’est ce que nous pouvons observer avec l’air et l’eau, quoiqu’il s’agisse des objets de la plus grande valeur. On peut aisément conclure que si les hommes disposaient de toutes choses dans la même abondance ou si chacun avait la même affection et la même tendresse pour tous les autres que pour lui-même, la justice et l’injustice seraient également inconnues parmi les hommes.

Il y a donc ici une proposition qui, je pense, peut être considérée comme certaine, que c’est seulement de l’égoïsme et de la générosité limitée joints à la parcimonie avec laquelle la nature a pourvu l’homme pour ses besoins que la justice tire son origine.

Hume, Traité de la nature humaine, livre III, deuxième partie, section II (trad. P. Folliot ; ou Aubier Montaigne, p.603-604 et 613)