Simondon

La nécessité d’une culture technique

Si l’homme ressent souvent une frustration devant la machine, c’est parce que la machine le remplace fonctionnellement en tant qu’individu : la machine remplace l’homme porteur d’outils. Dans les ensembles techniques des civilisations industrielles, les postes où plusieurs hommes doivent travailler en un étroit synchronisme deviennent plus rares que par le passé, caractérisé par le niveau artisanal. Au contraire, au niveau artisanal, il est très fréquent que certains travaux exigent un groupement d’individus humains ayant des fonctions complémentaires : pour ferrer un cheval, il faut un homme qui tienne le pied du cheval et un autre qui mette le fer, puis le cloue. Pour bâtir, le maçon avait son aide, le goujat. Pour battre au fléau, il faut posséder une bonne perception des structures rythmiques, qui synchronisent les mouvements alternés des membres de l’équipe. Or, on ne peut affirmer que ce sont les aides seuls qui ont été remplacés par des machines ; c’est le support même de l’individualisation technique qui a changé : ce support était un individu humain ; il est maintenant la machine ; les outils sont portés par la machine, et on pourrait définir la machine comme ce qui porte ses outils et les dirige. L’homme dirige ou règle la machine porteuse d’outils ; il réalise des groupements de machines mais ne porte pas les outils ; la machine accomplit bien le travail central, celui du maréchal ferrant et non celui de l’aide ; l’homme, dégagé de cette fonction d’individu technique qui est la fonction artisanale par essence, peut devenir soit organisateur de l’ensemble des individus techniques, soit aide des individus techniques : il graisse, nettoie, enlève débris et bavures, c’est-à-dire joue le rôle d’un auxiliaire, à certains égards ; il fournit la machine en éléments, changeant la courroie, affûtant le foret ou l’outil de tour. Il a donc, en ce sens, un rôle au-dessous de l’individualité technique, et un autre rôle au-dessus : servant et régleur, il encadre la machine, individu technique, en s’occupant du rapport de la machine aux éléments et à l’ensemble ; il est organisateur des relations entre les niveaux techniques, au lieu d’être lui-même un des niveaux techniques, comme l’artisan. Pour cette raison, un technicien adhère moins à sa spécialisation professionnelle qu’un artisan.

(...) Dans la réflexion sur les conséquences du développement technique en relation avec l’évolution des sociétés humaines, c’est du processus d’individualisation des objets techniques qu’il faut tenir compte avant tout ; l’individualité humaine se trouve de plus en plus dégagée de la fonction technique par la construction d’individus techniques ; les fonctions qui restent pour l’homme sont au-dessous et au-dessus de ce rôle de porteur d’outil, vers la relation aux éléments et vers la relation aux ensembles. Or, comme ce qui jadis était employé dans le travail technique était précisément l’individualité de l’homme qui devait se techniciser puisque la machine ne le pouvait pas, la coutume a été prise de donner à chaque individu humain, dans le travail, une seule fonction ; ce monisme fonctionnel était parfaitement utile et nécessaire lorsque l’homme devenait individu technique. Mais il crée actuellement un malaise, parce que l’homme, cherchant toujours à être individu technique, n’a plus de place stable près de la machine : il devient servant de la machine ou organisateur de l’ensemble technique ; or, pour que la fonction humaine ait un sens, il est nécessaire que chaque homme employé à une tâche technique entoure la machine aussi bien par le haut que par le bas, la comprenne en quelque sorte, et s’occupe de ses éléments aussi bien que de son intégration dans l’ensemble fonctionnel. Car c’est une erreur que d’établir une distinction hiérarchique entre le soin à donner aux éléments et le soin à donner aux ensembles. La technicité n’est pas une réalité hiérarchisable ; elle existe tout entière dans les éléments, et se propage transductivement dans l’individu technique et les ensembles : les ensembles, à travers les individus, sont faits d’éléments, et il sort d’eux des éléments. L’apparente prééminence des ensembles provient du fait que les ensembles sont actuellement pourvus des prérogatives des personnes jouant le rôle de chefs. En fait, les ensembles ne sont pas des individus ; de même, une dévaluation des éléments est produite par le fait que l’utilisation des éléments était jadis le propre des aides et que ces éléments étaient peu élaborés. Ainsi, le malaise dans la situation relative de l’homme et de la machine provient du fait que l’un des rôles techniques, celui de l’individu, avait été tenu jusqu’à nos jours par des hommes ; n’étant plus être technique, l’homme est obligé d’apprendre une nouvelle fonction, et de trouver dans l’ensemble technique une place qui ne soit plus celle de l’individu technique ; le premier mouvement consiste à occuper les deux fonctions non individuelles, celle des éléments et celle de la direction de l’ensemble ; mais dans ces deux fonctions l’homme se trouve en conflit avec le souvenir de lui-même : l’homme a tellement joué le rôle de l’individu technique que la machine devenue individu technique paraît encore être un homme et occuper la place de l’homme, alors que c’est l’homme au contraire qui remplaçait provisoirement la machine avant que de véritables individus techniques aient pu se constituer. Dans tous les jugements qui sont portés sur la machine, il y a une humanisation implicite de la machine qui a comme source profonde ce changement de rôle ; l’homme avait appris à être l’être technique au point de croire que l’être technique devenu concret se met à jouer abusivement le rôle de l’homme. Les idées d’asservissement et de libération sont beaucoup trop liées à l’ancien statut de l’homme comme objet technique pour pouvoir correspondre au vrai problème de la relation de l’homme et de la machine. Il est nécessaire que l’objet technique soit connu en lui-même pour que la relation de l’homme à la machine devienne stable et valide : d’où la nécessité d’une culture technique.

Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, 1ère partie, chap.II, V, Aubier, 1989 (1958), p. 78-79 et 80-82