Ce texte est un extrait de l’ouvrage intitulé Le gai savoir écrit par Nietzsche, dans lequel le philosophe soutient qu’il n’existe pas de science sans postulat. Cette thèse peut paraître de prime abord paradoxale, étant donné que la science est perçue comme l’unique domaine de la certitude grâce à l’usage de la vérification et de la démonstration qui sont des preuves certaines. En effet, le postulat qui est une donnée initiale posée par convention semble incompatible avec la certitude scientifique. D’ailleurs, pour asseoir sa thèse l’auteur débute avec cet a priori. En effet, dans une première partie, il explique que les convictions n’ont leur place dans le domaine scientifique uniquement sous la forme d’hypothèse. Puis, dans une seconde partie, il en arrive au fait que l’esprit scientifique est le refus de toute conviction. Enfin, il s’interroge sur le fait que le fondement d’une science nécessite l’existence de conviction, ainsi toute science reposerait sur au moins une hypothèse.

Le problème philosophique que soulève l’auteur serait donc la question du fondement de la science : sur quoi repose l’édifice scientifique ?

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Dans la première partie, de la première ligne à la sixième, Nietzsche explique qu’à première vue, les convictions n’ont pas lieu d’être dans le domaine de la science excepté lorsqu’elles prennent la forme de l’hypothèse. En effet, le milieu scientifique est le domaine du savoir, de la connaissance universelle qui repose sur des critères précis de vérification permettant l’objectivité des résultats, et en même temps la certitude de leur véracité. La science permet donc d’énoncer des vérités et des certitudes est justement ce point qui montre l’incompatibilité de la science et de la conviction. Effectivement, cette dernière est une croyance ferme assurée en la vérité d’une thèse, fondée sur une réflexion, un choix clair et lucide, cependant, bien différente d’une simple croyance ou d’une opinion non fondée, mais aussi différente d’une certitude qui s’inscrit dans le domaine de la science. Lorsque l’on énonce une conviction un doute persiste, la conviction reste subjective impossible à fonder rationnellement, à la différence de la certitude. Prenons l’exemple d’un mathématicien : si celui-ci est intimement convaincu de la véracité d’une thèse, c’est à dire que tout laisse penser que cette thèse est juste, mais, il lui est impossible d’en faire la preuve de façon rigoureuse par la logique, alors il ne peut se servir de cette thèse, elle ne lui est d’aucune utilité : elle n’a pas sa place dans la science.

Cependant, l’accès à la connaissance par la conviction est possible si et seulement si celle-ci revêt l’habit de l’hypothèse. En effet, l’hypothèse est la seule forme non prouvée, non certaine admise dans le domaine de la science. Il s’agit, du point de vue expérimental c’est à dire pour les sciences de la nature telles que la physique ou la biologie, d’une explication conditionnelle théorique et anticipée des faits qui demande toujours une vérification par l’expérience et, du point de vue de la fiction régulatrice c’est à dire des sciences formelles basées sur la déduction comme les mathématiques, l’hypothèse est alors une donnée. L’outil hypothèse n’est qu’une forme provisoire, qui s’inscrit dans la démarche scientifique, car elle est destinée soit à être confirmée, dans ce cas elle devient certitude et elle obtient une place et une utilité dans la science, soit à être infirmée, elle est alors rejetée car considérée comme fausse, elle n’a alors plus de place dans le domaine de la connaissance. Dans le cas des sciences expérimentales, c’est la réussite de l’expérience qui tranchera alors que dans le cas des sciences formelles, l’hypothèse ayant été posé on en déduira tout ce qu’elle implique et si l’on arrive à la fin à une proposition vraie qui lui sera équivalente alors l’hypothèse sera vraie mais si au contraire on arrive à une absurdité ou une contradiction, alors l’hypothèse sera rejetée. Ainsi, force est de reconnaître une certaine valeur à l’hypothèse. En effet, l’hypothèse joue un rôle capital dans l’orientation de la recherche scientifique et tout particulièrement dans la recherche expérimentale comme le soutenait Claude Bernard, en effet c’est l’hypothèse qui fixe les conditions expérimentales sans lesquelles l’expérience ne pourrait être valable. Ainsi on peut dire qu’une conviction peut accéder au domaine de la science si elle y entre sous la forme de l’hypothèse.

Mais, dans ce cas, cela signifie que c’est seulement lorsqu’une conviction cesse d’être une conviction qu’elle peut prendre place dans le domaine scientifique, c’est ce qu’explique le philosophe de la ligne 7 à la ligne 9 sous forme interrogative. En effet, une conviction n’est pas la même chose qu’une hypothèse. La principale différence qui les oppose est le fait qu’une hypothèse admet d’être infirmée alors que celui qui énonce une conviction n’accepte pas la falsifiabilité de sa pensée puisqu’il est convaincu de sa thèse. Donc la conviction en elle-même est incompatible avec la démarche scientifique qui est de supposer puis de vérifier, on ne peut pas partir convaincu. Ainsi, on peut affirmer que les convictions n’ont pas droit de cité dans la science, c’est bien ce qui était dit, au tout début du texte, ceci étant souligné par l’expression « avec juste raison ».

Étant donné que la conviction est totalement incompatible avec la science, on peut alors supposer que la science ou plutôt la discipline de l’esprit scientifique débute par le rejet de toute conviction. C’est-à-dire qu’on pourrait définir la méthode scientifique comme l’établissement d’un raisonnement basé sur la logique et excluant toute conviction ou autrement dit, tout élément dont la véracité ne peut être elle-même prouve »Une preuve est un élément matériel ou une démonstration permettant d’établir l’existence d’un phénomène ou la validité d’une thèse. Lorsque la preuve est une démonstration rationnelle, c’est-à-dire, une opération permettant d’établir une propriété en s’appuyant sur une argumentation appropriée reposant sur la logique, la preuve établit alors la certitude, d’où le nom de sciences exactes, qui est donné aux sciences utilisant la démonstration. Si la preuve est matérielle, c’est-à-dire expérimentale, alors elle confirme l’hypothèse initiale. Cette confirmation ne donne pas le même degré de certitude à l’hypothèse que si cette dernière avait été démontre&par une preuve mais si l’expérience est répétée plusieurs fois et si elle confirme l’hypothèse alors cette dernière est en adéquation avec le réel ce qui est justement un critère de vérité. Ainsi, la science qui établit des propriétés en les prouvant, soit par la démonstration, soit par l’adéquation au réel, refuse toute conviction.

Mais ceci pose un problème que Nietzsche soulève dans les quatre dernières lignes, en effet, si tout élément utilisé doit être appuyé par une preuve, alors les autres éléments qui interviennent dans cette preuve doivent eux aussi être démontrés et ainsi de suite. La science est donc un édifice pourvu d’une totale cohérence interne, mais au niveau de sa base, de son fondement un problème se pose : il a bien fallu démontrer le tout premier élément, mais à partir de quoi puisque celui-ci est le premier et que, par définition, rien ne le précède. Il a donc bien fallu, au fondement de la science, poser des définitions et les admettre. Il faut donc admettre que l’on ne peut tout démontrer et qu’il est nécessaire d’admettre des vérités premières indémontrables. Ainsi, la vérité des propositions établies à partir de ces hypothèses devient relative à ces dernières qui sont posées comme postulats, qui sont des propositions indémontrables qui ne semblent cependant pas contestables, on parle alors d’une méthode hypothético-déductive. Cette méthode est utilisée dans les mathématiques par exemple. On voit ainsi que la science elle-même repose sur une croyance, sur des postulats.

Mais, dire que la science repose sur une croyance, c’est réduire à néant tout le labeur scientifique, et surtout, mettre en doute tous ses énoncés, toutes ses conclusions ? C’est retiré toute sa crédibilité à la science ? De plus, dire que la science repose sur une croyance est paradoxal En effet, comment à partir d’une croyance, la science peut-elle aboutir à des vérités ?

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Ce paradoxe nous amène à nous demander alors comment la science peut-elle, à partir de simples postulats, énoncer des vérités c’est à dire des propositions en adéquation avec la réalité ? A quoi sont donc dues l’exactitude et la véracité des résultats scientifiques, si la science repose sur des postulats indémontrables ? En effet, une science expérimentale comme la chimie peut prévoir par la démonstration que telle réaction est exothermique et expérimentalement on constate qu’effectivement cette réaction dégage effectivement de la chaleur. Le problème serait donc centré sur le rapport entre les fondements de la science et la réalité. En effet, il apparaît que les postulats fondateurs indémontrables ne sont pas admis par hasard mais par évidence c’est à dire que les postulats seraient des vérités qui s’impose à l’esprit sans qu’il soit nécessaire de les démontrer. Ainsi, il suffirait de connaître par évidence les premiers principes de la connaissance et d’établir tous les autres par démonstration, c’est à dire en les déduisant de proche en proche, à partir des premières. Ainsi, pour Descartes l’évidence et la déduction sont les seules voies qui conduisent à la vérité. L’évidence serait alors le critère le plus parfait de certitude. Ainsi, on peut comprendre l’exactitude des mathématiques, science qui repose sur des axiomes qui sont des propositions admises par évidence et des définitions que l’on peut comparer à des règles du jeu de la mathématique à partir desquels se déduisent des théorèmes prouvés de proche en proche. Ainsi, on peut dire que la science repose non pas sur une croyance mais au contraire sur l’évidence, ce qui rend toute sa crédibilité à la science.

Mais est-ce que l’évidence est assurément une vérité ? L’évidence se définit par le fait que la représentation d’une idée s’accompagne d’un sentiment de certitude, selon Leibniz. Mais, quel crédit accorder à ce sentiment ? Ce dernier semble se rapprocher de l’intuition or nous savons que l’intuition est parfois trompeuse par exemple : intuitivement, l’ensemble des entiers naturels semble deux fois plus grand que l’ensemble des entiers pairs, alors qu’ils ont, en un certain sens, le même nombre d’éléments, puisqu’à un élément de l’ensemble IN, on peut toujours faire correspondre un entier pair en le multipliant par deux par exemple. Ainsi, l’évidence serait un critère peu fiable car trop subjectif. Mais est-ce vraiment par intuition que nous énonçons une évidence ? Ne peut-on pas dire plutôt que l’on dit d’une proposition qu’elle est évidente si et seulement si elle est en adéquation avec la raison humaine ? En effet, un énoncé est dit évident quand il est concevable, c’est-à-dire raisonnable. Ainsi, la science reposerait sur la raison humaine.

Cependant, si, comme Nietzsche, on affirme que la science est basée sur une croyance, on peut avoir raison dans le sens où la science repose sur la croyance que l’homme possède en la raison. Alors, on peut affirmer que la science qui est le fruit de la raison repose, en fin de compte, sur une conviction, c’est-à-dire sur la « foi » en la valeur de la rationalité. En effet, si l’homme étudie des phénomènes, c’est tout simplement parce qu’il pense pouvoir les expliquer, ou autrement dit, il pense qu’il existe une cause, une raison ( de ratio du latin mot à l’origine du terme rationalité) qui provoque le phénomène. L’homme croit en la logique dont il est pourvu. Mais cette croyance ne lui apparaît pas telle quelle. Les recherches scientifiques actuelles sur le génome humain sont la preuve que nous croyons en la rationalité, en effet à partir des différences du réel c’est-à-dire les différences entre deux individus par exemple au niveau de la couleur de leurs yeux, nous avons cherché des causes rationnelles pouvant expliquer cette différence. Et les résultats actuels nous permettent de dire que ces différences sont dues à l’information génétique qui est particulière à chaque individu. Un monde non rationnel nous est inimaginable car nous possédons la raison, c’est d’ailleurs ce qui nous différencie des autres animaux. Ainsi, on peut dire que la science repose sur notre croyance en la rationalité.

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En conclusion, on peut dire que ce texte de Nietzsche soulève le problème du fondement des sciences. En effet, le corps lui-même de la science bénéficie d’une grande cohérence interne reposant sur la démonstration de tout élément par contre au niveau de sa base il a bien fallu que des principes indémontrables soient posés au fondement de la science. Nietzsche soutient que ces principes sont des croyances, des postulats. Mais cette thèse est paradoxale en effet comment expliquer alors que la science énonce des vérités à partir de postulats. On peut alors penser que la science repose sur des principes admis au nom de l’évidence mais à quelles conditions peut-on affirmer qu’un principe est évident ? Il est alors possible de dire que l’évidence est en fait une adéquation avec la rationalité. Ainsi, la science repose sur la raison et l’on peut même dire sur la croyance humaine en la rationalité.