politique et démocratie

Entretien avec Jacques Rancière

Le Philosophoire : Dans La Mésentente, vous opérez une distinction entre deux dimensions de l’être ensemble humain - la police et la politique - confondues par la pensée philosophique classique sous le concept de politique. La police ( ce qui est habituellement entendu comme constituant l’essence du politique) pourrait se définir comme l’ordre naturel de la domination qui repose sur la distribution hiérarchique des places et des fonctions. Il existerait en fait deux modes fondamentaux de légitimation de ce pouvoir : la domination fondée sur la filiation (par exemple, le commandement de droit divin) et la domination fondée sur la richesse (le droit du patricien sur le plébéien ou celui du bourgeois sur le prolétaire). La politique, au contraire, constituerait ce processus singulier par où la partie non comptée du peuple fait irruption au sein de cet espace discriminant et conteste l’ordre naturel des choses en faisant entendre l’expression d’un tort subi, rendant ainsi visible ce qui était alors caché sous le voile opaque de la domination naturelle (par exemple, les rapports de violence entre le contremaître et l’ouvrier existant à l’intérieur de l’usine). Par politique, il conviendrait donc d’entendre non pas un ordre substantiellement établi (cela, c’est précisément l’affaire de la police ), mais un mode de subjectivation par lequel des individus qui se déclarent doués d’une égale intelligence vont identifier leur parole comme expression d’une pratique émancipatrice au logos de la communauté politique - la communauté du litige. Cette partie du peuple, non comptée dans le calcul structurel de l’ordre policier, et identifiée à la totalité de la communauté, exprimerait au fond la vérité de la démocratie comme pouvoir de ceux qui n’ont aucun titre à commander. On reconnaît dans cette différenciation conceptuelle la distinction opérée par Castoriadis entre pouvoir institué et pouvoir instituant. Qu’est-ce qui toutefois vous sépare d’une pensée politique de l’auto-institution et de l’imaginaire radical, qui voit dans la démocratie athénienne les germes de toute activité politique se donnant l’autonomie individuelle et collective pour but et fondement ?

Jacques Rancière : Ce qui est au fondement de la réflexion de Castoriadis est une problématique du rapport de l’autos à l’heteron, une manière d’accorder le projet d’une politique de l’autonomie avec la condition d’hétéronomie que la pensée de l’inconscient inscrit à la base de toute subjectivation. Ce qu’il cherche dans la pensée de l’institution en général et de l’institution démocratique en particulier, c’est à ramener le marxisme et le libéralisme à une même interrogation fondamentale qui est une forme nouvelle de la question : comment des sujets peuvent-ils faire l’histoire tout en étant faits par elle ? Cette question s’est trouvée pour moi déplacée par le travail que j’ai mené entre l’archive ouvrière et la théorie de l’émancipation intellectuelle de Jacotot. Ce travail m’a conduit à une autre pensée de la subjectivation où un sujet se constitue en prenant les phrases d’un autre, les phrases par lesquelles cet autre constitue son rapport à soi, pour défaire le rapport identitaire à soi, dans lequel cet autre l’enfermait : l’ouvrier - au sens d’ identité défInie par son activité nécessaire - devenait ouvrier - au sens. de sujet politique - en cessant de parler ouvrier. Par là la scène du même et de l’autre se dédoublait. La subjectivation se jouait non dans le rapport d’un devenir soi à une altérité fondamentale mais dans l’opposition de deux topographies, de deux distributions du même et de l’autre. Ce qui fondait l’émancipation était non la liberté à conquérir Ou retrouver d’un autos mais l’égalité, un pur rapport nécessaire à présupposer pour toute inégalité passant par une symbolisation. Mais cette égalité en droit première est toujours en fait seconde. Elle passe par des opérations toujours singulières de subjectivation, c’est-à-dire de redistribution des rapports du même et de l’autre.
Je peux donc m’accorder avec Castoriadis pour privilégier une certaine figure, celle du sujet politique comme "celui qui a part au fait de gouverner et d’être gouverné", et sur les scènes historiques fondatrices où elle s’affirme, par exemple la réforme de Clisthène. Je partage la même volonté de donner à la formule démocratique sa radicalité instituante. Mais la perspective est différente. Dans l’explicitation des conditions du pouvoir , ce qui est pour moi le point essentiel, c’est le mode paradoxal de son affirmation. Les opérations politiques de subjectivation consistent toujours à mettre un monde dans un autre. Ainsi la signification symbolique essentielle de la réforme de Clisthène, c’est ce coup de force qui fait une même unité topographique avec des "lieux" hétérogènes. C’est que la constitution du peuple comme sujet "autonome" présuppose que ce peuple soit hétérogène à tous les groupes identifiables comme parties de la société. Un sujet c’est d’abord l’invention d’une topographie du même et de l’autre qui brise les rapports identitaires. C’est le tracé d’une autre carte de ce qui est visible et argumentable comme possibilité des corps. Ce tracé ré-institue une visibilité de l’être-ensemble. Mais il ne fonde pas par là des institutions qui seraient l’efficace en propre du principe instituant. L’égalité instituante en dernier recours est une présupposition et non une origine. Elle ne donne la formule d’aucun sujet contractant avec lui-même.

P. : Le projet d’une société sans état pourvue néanmoins d’institutions explicites de pouvoir. vous paraît-elle légitime ? Serait-il justement possible de penser les différents modes de subjectivation politique à l’œuvre dans l’histoire sous la forme de l’exercice singulier d’un pouvoir qui ne soit pas identifié à la sphère étatique et qui corresponde à ce que Castoriadis nomme la capacité auto-instituante des collectivités obéissant aux lois qu’elles se sont librement données ?

J. R : Il me semble qu’il y a là deux problèmes distincts. L’État, tel que nous le connaissons, est une forme’ spécifique - et non nécessaire - du pouvoir explicite. Il peut donc y avoir des sociétés qui soient régies par d’autres modes d’explicitation du pouvoir. Savoir si la forme de l’État peut être remplacée par celle d’une société autonome, au sens d’une société ayant entièrement explicité les fondements du pouvoir et supprimé celui-ci par là même, est une autre question. Et cette question en recouvre elle-même deux : celle de la possibilité d’une explicitation intégrale des fondements de l’institution et celle de l’identification du sujet politique avec une communauté" se donnant à elle-même sa propre loi. L’autonomie de Castoriadis ne se réalise jamais sous la forme d’une communauté de l’explicitation intégrale. L’autonomie réalisée dans sa perspective, c’est quelque chose comme le rapport entre un optimum d’explicitation et un optimum de participation à ce pouvoir explicité. C’est-à-dire que l’auto-institution est autre chose que le principe contractualiste de l’obéissance à une loi qu’on s’est donnée. Pour moi, plus encore, il est impossible de faire coïncider la subjectivité politique avec le rapport d’une collectivité à la loi qu’elle s’est donnée. Il n’y a pas de "sujet obéissant à la loi qu’il s’est donnée". Nul individu ni communauté ne se donne sa loi ni n’obéit à lui-même. Les individus et les collectifs politiques se subjectivent selon des règles et des principes de fidélité aux règles. Les communautés nationales-étatiques donnent lieu à des formes de subjectivation politique qui s’approprient leurs lois et elles sont reconfigurées, dans leur constitution et dans leur fonctionnement, par les actes des subjectivités politiques. Mais ces communautés ne sont pas elles-mêmes des sujets politiques. Le projet communiste de la société sans état a été celui d’une résorption de la communauté nationale-étatique dans le collectif en acte, de la maxime et de la loi dans le mouvement d’une sujet vivant, normé par sa vitalité. On le trouve encore dans la théorisation de Toni Negri. Mais l’idée de sujet constituant m’est étrangère sous cette forme communiste comme sous la forme jusnaturaliste.

P. : Qu’est-ce qui différencie cette pratique de la politique comme mode de subjectivation des techniques de soi dont parle Foucault dans ses derniers écrits ? Faudrait-il voir dans l’exercice de ces techniques de soi des modes de subjectivation compris comme autant de réponses singulières qu’il y a d’individus à des techniques de gouvernement qui tentent de prendre en charge la totalité de l’existence sociale sous forme de discipline et de contrôle des corps ?

J. R. : Un mode de subjectivation politique est pour moi une forme de redécoupage du sensible commun, des objets qu’il contient et de la manière dont des sujets peuvent les désigner et argumenter à leur sujet. En effet l’enjeu du rapport politique/police porte toujours sur la constitution des "données" de la communauté. Une subjectivation politique est un dispositif d’énonciation et de manifestation d"’un" collectif - étant entendu que ce collectif est lui-même une construction, le rapport d’un sujet d’énonciation à un sujet manifesté par l’énonciation. Je ne crois pas que ce problème ait jamais été dans les préoccupations théoriques de Foucault. Celui-ci s’est intéressé aux rapports entre les techniques de pouvoir et les techniques du soi. Il l’a fait en un premier temps en analysant les grandes machines productrices des conditions dans lesquelles des individus peuvent s’identifier et se rapporter à "eux-mêmes". Il a ensuite étudié les techniques de soi sur un plan éthique. Il promettait à la fin de sa vie trop brève une analyse de la manière dont ces techniques de soi pouvaient définir des formes de résistance. Mais je ne pense pas qu’il lui ait simplement manqué le temps pour le faire ni qu’il aurait ainsi défini une sphère de l’action politique. Nulle part, il ne considère une sphère spécifique d’actes que l’on pourrait nommer actes de subjectivation politique. Je ne pense pas qu’il se soit jamais intéressé à définir une théorie de la subjectivation politique au sens où je l’entends, celui d’une reconfiguration polémique des données communes. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas le commun polémique, c’est le gouvernement de soi et des autres. C’est le pouvoir au sens de ce qu’un sujet peut faire faire ou croire à un autre. Il parle des points de résistance qui se nouent dans les relations de pouvoir. Mais il n’y a pas dans sa théorisation de lieu où pourraient se rencontrer des rationalités antagoniques. J’ai beaucoup appris de Foucault, de sa manière de constituer les problèmes en révoquant les partages disciplinaires et de penser les rapports du visible, du dicible et du pensable. Mais mes intérêts sont différents .

P. : Plus fondamentalement, qu’aurait-il manqué à Foucault pour réussir à penser l’essence même de ce mode d’agir qu’est la politique et du sujet spécifique capable de la mettre en œuvre ? Le concept foucaldien de bio-pouvoir vous semble-t-il opérant pour comprendre ce qui constitue l’originalité des formes contemporaines de la domination politique ?

J. R. : Ce qui lui a manqué, à mon sens, est tout simplement un intérêt théorique pour la politique. Ce qui l’a intéressé en théorie sous le nom de politique, c’est proprement le rapport du pouvoir d’État aux modes de gestion des populations et de production des individus. Cela concerne pour moi la sphère de la police. Et ce que Foucault a fait c’est, au sens fort du terme, la théorie de l’État policier : non pas l’État répressif, mais l’État comme réalité en soi, non référée à l’acte de quelque subjectivité politique originaire, l’État fonctionnaliste, entièrement investi dans le rapport entre sa propre conservation et la conservation - ou la non-conservation - d’un certain état de sa population. C’est l’État qui favorise la vie et envoie à la mort. Foucault est resté, je crois, plus marqué qu’on ne le dit par l’idée marxiste d’appareil. Ce qu’il appelle politique, en théorie, c’est toujours un système de technologies de pouvoir .
Le concept de bio-pouvoir, défini dans ce cadre, est un concept instable. Je ne dis pas cela comme une critique. Les concepts sont des chemins mobiles tracés sur des cartes de relations mouvantes. Et le concept de bio-pouvoir a eu une singulière fortune. Au départ il avait une double fonction. Il cherchait à définir une séquence spécifique de l’exercice du pouvoir étatique. Mais cette séquentialisation est elle-même problématique. A l’origine Foucault opposait le bio-pouvoir nouveau, investi dans la vie, à la souveraineté ancienne, centrée sur le droit de vie et de mort. Mais il a tout autant accentué la concomitance du développement de l’État hygiéniste et de l’État terroriste. Et le concept de bio-pouvoir avait une autre fonction que l’on oublie aisément aujourd’hui. Il entrait dans une critique des thèmes gauchistes, et freudo-marxistes en particulier, de la répression et de la libération. Il invitait à considérer le discours sur la libération comme discours induit par les nouvelles formes du pouvoir et du même coup, à faire réévaluer la nature productive du pouvoir étatique. Paradoxalement cette notion qui renvoyait strictement à l’analyse du pouvoir étatique et avait une certaine connotation suspensive a été ensuite entièrement positivée dans le concept de "bio-politique". Elle l’a été parce qu’elle permettait d’accrocher sur la problématique "technologique" de Foucault des problématiques de type ontologico-politique : la définition de la politique à partir des notions de bios et de zoê ou sa définition à partir d’un sujet originaire. La première voie a été celle d’Agamben, la seconde, celle de Toni Negri. Agamben partage avec Foucault une identification de la question politique à la question du pouvoir. Negri, lui, a voulu articuler le thème de la résistance sur une ontologie vitaliste du sujet multitudinaire de la politique. La conséquence de cette ontologisation, c’est que le "bio-pouvoir" et la "bio-politique" deviennent des sortes de signifiants-maîtres, à la manière heideggerienne, qui couvrent tout et rien, du droit de la famille ou des politiques de la santé aux camps d’extermination, et s’appliquent aussi bien aux formes de 1"’État social" qui a été leur référence d’origine qu’aux formes actuelle de privatisation de la protection sociale. L’anthropologisation de la politique permet de ramener tous les phénomènes sous un même schème d’explication vraisemblable. Mais je ne pense pas qu’elle rende compte des formes actuelles de la domination étatique appuyée sur la dépolitisation de problèmes et le jeu de cache-cache entre États nationaux et pouvoirs supra-nationaux.

P. : Vous tentez de montrer dans Le Partage du sensible comment des modes novateurs de l’expérience esthétique peuvent induire des formes nouvelles de subjectivité politique. N’est-ce pas cette articulation qui aurait manqué à la pensée de Foucault ? La dernière partie de son oeuvre ne porterait-elle pas la marque d’une confusion tout à fait dommageable entre politique et esthétique ?

J. R. : Je ne crois pas que cette dernière partie de son oeuvre - à me tenir à ce que j’en connais, et en omettant donc le contenu de ses cours - définisse une vision de la politique. L’esthétique de l’existence dont il parle dans ses textes des années 80 concerne les formes de subjectivation de l’individu. La confusion - si confusion il y a - porterait donc plutôt sur le couple éthique/ esthétique. Mais il clair qu’elle suppose une définition de l’esthétique en termes de culture de la sensibilité ou de stylisation des comportements et que ma perspective est tout autre. D’une part, j’ai analysé la politique en termes "esthétiques", c’est-à-dire en termes de configuration du mode sensible commun. Et, de l’autre, j’ai analysé la "politique" de l’esthétique à partir des formes de partage du sensible qu’elle induit, en pensant le théâtre, le chœur ou la page comme des dispositifs qui ré-agencent les rapports du visible et du dicible," les modes de circulation de la parole, les rapports des corps, etc. et qui font de la politique en ce sens. Cela a toujours été mon problème depuis que j’ai analysé le rapport de l’expérience perceptive et langagière des prolétaires du 19ème siècle aux pouvoirs du vers et de la page écrite et, à travers cela, à la nomologie philosophique de Platon ou à la nomologie poétique. J’entends par nomologie le rapport d’une légalité et d’un découpage symbolique qui distribue des places en donnant sa part et en imposant son ton à chacun. Si on se réfère à une conceptualité marxiste, ce que j’ai tenté, c’est une réévaluation de l’"idéologie". Ce que Foucault et ses lecteurs bio-politiciens ont tenté, c’est une réévaluation des "forces productives".

P. : Quelle analyse faites-vous des formes de domination politique et économique à l’œuvre dans ce qu’il est convenu d’appeler le nouvel ordre mondial ? Le concept d’Empire utilisé par Toni Negri vous paraît-il adapté pour penser les figures inédites prises par l’impérialisme ? Les positions de Negri ne resteraient-elles pas au fond tributaires d’une pensée de la "fin de la politique" affirmant que l’action politique devrait s’adapter au nouvel état du capitalisme, quitte à s’annuler elle-même en tant que politique pour se métamorphoser en bio-politique diffus, fragmenté, éclaté, disséminé, afin de correspondre pleinement aux formes mondialisées de la domination , capitaliste ? A force de voir du pouvoir partout, ne risque-t-on pas de supprimer la spécificité d’un tel concept (c’est-à-dire pensable politiquement) ?

J.R. : La conjoncture actuelle est assurément celle d’un triomphe de l’impérialisme comme système économique et d’une redistribution des pouvoirs dans ce cadre : une internationalisation enfin réalisée du pouvoir capitaliste qui permet aux puissances économiques de gouverner le monde d’une façon de plus en plus directe, par le simple jeu du mouvement des capitaux et par le biais des organismes internationaux. S’il y a là "empire", c’est évidemment une forme inédite de l’empire, sans aucun pouvoir central de type étatique et sans aucune légitimation de type religieux ou philosophique : un gouvernement du monde sans visage et sans centre, face auquel n’arrivent pas à se constituer des scènes de subjectivation. Dans cette condition, on voit bien comment peut reprendre vie une certaine métapolitique marxiste, pour laquelle les scènes de subjectivation politique constituant des figures de démos ont toujours été des instances subordonnées et plus ou moins illusoires, au regard du processus anthropologico-économique de la production de la vie matérielle. On peut alors établir un rapport d’équivalence entre le travail-sujet d’un certain marxisme - celui qui a trouvé dans les Grundrisse son principe - et une multitude politique spinoziste, assimilée elle-même à un "chaosmos" pensé à la manière de Deleuze et Guattari. Un tel sujet peut alors apparaître comme l’intériorité vraie de la réalité ubiquiste et décentrée de l’impérialisme et comme la forme d’unification d’une action politique disséminée dans toutes les formes de vie où s’exerce le pouvoir de l’empire capitaliste, c’est-à-dire effectivement partout. Il y a là effectivement une dissolution de la politique dans l’ubiquité des relations de pouvoir. Mais il y a aussi, également dangereuse pour la politique, l’attitude inverse qui consiste, face à cette dissémination, à identifier la politique avec la défense des prérogatives des États. On voit bien comment cette bi-polarisation répond elle-même à la double stratégie des États qui, d’un côté, s’effacent derrière la nécessité économique mondiale, de l’autre, renforcent leur pouvoir interne en se posant en remparts contre les conséquences de cette nécessité. La politique consiste en formes de subjectivation, en constitution de scènes singulières d’énonciation et de manifestation. Elle n’est coextensive ni à la vie ni à l’État.

P. : Comment, dans un tel contexte, analysez-vous l’importance de plus en plus considérable prise par les ONG ? Plus généralement, quelle logique est à l’œuvre, selon vous, derrière l’action humanitaire ? Seriez-vous d’accord pour affirmer que le "succès" actuel de l’humanitaire et la "vogue" de l’éthique s’enracinent dans un certain déclin des significations imaginaires émancipatrices et vont de pair avec le processus croissant de privatisation de l’individu, à savoir le repli sur la sphère privée, et ce, au détriment de l’action politique ? Comment contrecarrer cette volonté dominante aujourd’hui dans le discours politique de recourir au paradigme consensuel de la morale et des bons sentiments ?

J. R. : Je ne pense pas qu’on puisse circonscrire le problème en termes de "privatisation". L’action humanitaire ne peut être ramenée à la vieille charité individuelle soulageant les misères. Et sa pratique sur le terrain n’est pas assimilable au repli sur la sphère privée. Pas seulement à cause des énergies et des formes de conscience collectives qu’elle mobilise, mais aussi parce qu’elle met en lumière ce qu’a d’artificiel l’opposition du public et du privé. Au regard de ces populations, visées par l’action humanitaire, et qui n’ont plus ni vie privée ni vie publique, il apparaît que "vie privée" et "vie publique" ne sont pas réellement des antagoniques : par exemple le travail est devenu une affaire publique en même temps que les travailleurs ont commencé à avoir une vie privée et sa "privatisation" actuelle est prise elle-même dans toute une série de dispositifs publics. C’est une façon de dire que le premier problème posé par l’action humanitaire est celui de "l’humanitaire" lui-même comme découpage du monde. On disait à une certaine époque que certains pays n’étaient "pas encore mûrs pour la démocratie". Aujourd’hui la démocratie est massivement assimilée à l’existence factuelle d’un groupe de pays susceptibles de jouer le même jeu économique. Une équivalence tend à se faire entre "pays démocratiques" et "pays où l’on peut investir". L"’humanitaire" est d’abord ce partage du monde qui enclôt un espace de "la démocratie", identifié au monde gouverné par la loi économique, et indifférentise au-delà un espace des masses archaïques, voués aux passions obscures de la naissance, de la race et du territoire. Ce ne sont pas les ONG qui ont constitué cette clôture, mais l’Internationale des États consensuels. Et ce qu’on appelle action humanitaire est en fait un mixte, plus ou moins conflictuel, de police internationale des grands États et de militantisme anti-impérialiste.

La question de l"’éthique" est un peu différente. Mais le fond du "retour à l’éthique" n’est pas de prôner un retour aux valeurs individuelles. C’est de forger une figure de l’altérité telle qu’elle invalide en son principe toute pensée d’émancipation collective. L’éthique, telle qu’on la décrète aujourd’hui, n’oppose pas le privé et les bons sentiments individuels à l’action collective. Elle oppose au dissensus politique une altérité plus fondamentale, gardienne du sens de la communauté, qui ne peut qu’être ruinée, au prix de la catastrophe collective, par tout projet d’émancipation. Il va de soi que l’éthique, ainsi entendue, n’est qu’un discours du deuil qui retourne contre elle-même la radicalité révolutionnaire et la met .au service du consensus. Mais cela veut dire qu’elle n’est pas interprétable en termes d’opposition du privé au public, qu’elle est une configuration subjective de la communauté qui s’oppose à une autre.

P. : N’est-ce pas au fond une ironie de l’histoire d’entendre l’universitaire israélien, Martin Van Grevel (chercheur à l’Université hébraïque de Jérusalem), proposer de bâtir, sur le modèle du mur de Berlin et plus de dix ans après sa chute, un mur séparant Israël et le futur état palestinien qui suivrait les frontières d’avant 1967 entre Israël et la Jordanie (cf. Libération du 1er novembre 2000) ? Cette idée peut paraître moralement insupportable, ne serait-elle pas toutefois l’indice que la fin de la guerre froide a fait surgir une situation peut-être pire encore, soit la renaissance de tout ce qu’on avait cru éliminé sous le laminoir du "progrès" militaire et de la dissuasion réciproque, la résurrection de toutes les formes de violence singulières (nationalistes, ethniques, religieuses...) dont aucune force politique militairement organisée ne semble pouvoir venir à bout et que tout compte fait la confrontation bi-polaire entre deux blocs antagonistes semble de loin préférable à la violence dérégulée mettant aux prises des singularités irréductibles ? Est-il possible de penser aujourd’hui la violence et le conflit hors de tous ces schèmes hérités (la guerre froide, le retour de l’archaïque...) ?

J. R : Je ne pense pas qu’il y ait lieu de regretter l’Empire soviétique comme d’autres regrettent l’Empire austro-hongrois. Il est bien vrai que, tant que cet Empire a tenu, il a, d’une part, fait régner l’ordre parmi les populations soumises, d’autre part servi d’appui à une symbolisation non-ethnique de l’altérité. Mais la flambée ethniciste actuelle est aussi une conséquence de la manière dont il a supprimé toute forme de subjectivation politique autonome. Sans doute la perte des grandes formes de symbolisation en termes de lutte des classes - nationale et internationale - et l’assimilation de plus en plus forte de la démocratie au gouvernement de la richesse ont-elles fait de l’identification ethnique - voire religieuse - de la communauté la grande forme de réponse à l’évanouissement de l’Empire et à cette démocratie ainsi réservée aux riches (de même que l’extrémisme raciste, en France, a prospéré en se présentant comme la seule fonne d’opposition à la logique consensuelle, donc en remplissant le vide de la politique). Mais il est fallacieux de résumer cela dans une logique d’opposition de l’universel et du particulier - surtout si l’on assimile l’universel à l’étatique. C’est ce qui se passe dans les raisonnements du genre : quand les États forts se dissolvent, ce sont les particularismes et les conflits entre particularismes qui se déchaînent. On a ainsi une alternative avantageuse : universalisme étatique ou chaos archaïque du retour à l’état de nature. Or les nouveaux pouvoirs ethniques ont été forgés par la logique et les méthodes modernes des États forts. Leur violence "archaïque" n’est pas différente de la violence "raisonnée" par laquelle ces États ont planifié et exécuté la liquidation de tous leurs ennemis. Il est évidemment commode de prendre la situation yougoslave comme preuve de ce qui arrive quand , s’effondre le pouvoir de l’État centralisateur. Mais ce n’est pas l’effondrement de l’État centralisateur qui a déchaîné le heurt des particularismes ethniques. C’est lui au contraire qui a déclenché à ses propres fins et qui a conduit jusqu’au bout la croisade ethnique.

P. : Que pensez-vous des analyses développées par certains sociologues (Jean Baudrillard, Henri-Pierre Jeudy, Paul Virilio) mettant l’accent sur une violence virtuelle née de la destruction des liens symboliques - tout le contraire précisément du retour à une violence archaïque ? Ne faudrait-il pas voir dans la violence meurtrière développée par certains adolescents l’expression même de la rupture d’un ordre symbolique obsolète face au temps de l’immédiateté virtuelle ?

J. R : Il n’y a pas de contradiction à penser la "virtualisation" comme destructrice du symbolique et comme productrice par là-même d’un nouvel archaïsme. Mais le fond du problème, c’est le caractère parfaitement vide et tautologique des notions utilisées : "virtuel" et "perte du symbolique". Premièrement, ce qui caractérise notre présent, ce n’est pas la "perte du symbolique". C’est le retrait de certaines formes de symbolisation de l’autre et de la violence. Ainsi le racisme se développe selon de nouvelles formes contre un immigré qui ne relève plus de la subjectivation politique ouvrière ou prolétaire mais apparaît dans sa seule différence ethnique. Et il se développe inversement chez des jeunes “immigrés” qui n’identifient plus l’ennemicomme la bourgeoisie mais simplement comme la société qui les exclut. L’action d’une bande d’adolescents qui attaque un bus ou accueille la police à coup de pierres ne relève pas de la "perte du symbolique". Elle relève d’une symbolisation de l’identité et de l’altérité qui est régressive par rapport à la symbolisation politique. Mais ce qui est "prépolitique" n’est pas pour cela "hors-symbolique". Parler de "perte du symbolique", c’est projeter sur ces phénomènes soit le fantasme de "l’état de nature", soit la théorie psychanalytique de la psychose. Sous sa forme banalisée l’argument finit par se ramener à la proposition tautologique qu’il y a du désordre quand il n’y a plus d’ordre. Le "virtuel" est lui aussi devenu une nuit où toutes les vaches sont noires. Il y a, dans la socio-médiologie à la Baudrillard, une fuite en avant impossible à arrêter. Ses thèses, comme celles du "bio-pouvoir", ont été élaborées à la fin des années 70 dans la perspective d’une société pacifiée, d’une sorte d’anesthésie générale des passions violentes. Comme la suite n’a pas été conforme à ces prédictions, il a alors fallu prouver que les violences n’étaient que des simulacres de violence, qu’il y avait une seule violence, à savoir le grand vide psychotique, la perte télévisuelle de la réalité. Ainsi les bagarres meurtrières du stade du Heysel n’avaient selon Baudrillard qu’une cause fondamentale : le trou ouvert dans notre tête par le vide de l’écran où elles étaient retransmises. Le paralogisme qui fait de l’écran la cause de tout ce qu’il transmet seconde alors dans une spirale sans fin la tautologie de la perte du symbolique. Il y a assurément perte de formes collectives de symbolisation pacifique de la violence et perte d’un certain nombre de règles de civilité acceptées. Cela ne fait pas une perte du symbolique. Les jeunes acteurs de la violence urbaine ne jouent aucun rôle télévisuel. Ils réagissent matériellement à une situation matérielle pour laquelle ils ne disposent que d’instruments limités de symbolisation.

P. : Vous avez réfléchi dans Le Maître ignorant sur les conditions de l’émancipation intellectuelle, en prenant vos distances par rapport à la sociologie critique développée par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (cf. Les Héritiers et La Reproduction) qui caractérise l’institution scolaire comme lieu d’exercice d’une violence symbolique masquée sous les apparats d’une rhétorique de l’égalité formelle. Par la critique qu’ils élaborent de l’idéologie du don, Bourdieu et Passeron n’inscrivent-ils pas leur discours critique sous la présupposition même de l’égalité - le nom de ce qui conditionne la possibilité d’existence d’un processus politique guidé par le projet d’émancipation ? Ne conviendrait-il pas de réévaluer "à la hausse" la pertinence d’une telle sociologie ?

J. R. : La question est de voir au juste ce qui doit être réévalué. Assurément la sociologie des Héritiers était d’inspiration égalitaire. Le tout est de savoir ce qu’inspiration égalitaire veut dire et quelle position du problème se trouve engagée par telle ou telle idée de l’égalité. Bourdieu et Passeron voulaient l’égalité, les "républicains" et les pédagogues ministériels la veulent aussi. Mais deux questions se posent. La première est de savoir ce que l’on prend pour point de départ de l’apprentissage : l’égalité intellectuelle à actualiser ou l’inégalité à résorber. Partir de l’inégalité, et l’interpréter en termes de méconnaissance manipulée, c’est s’engager dans une double logique : d’un côté on propose des solutions pour la résorber (Les Héritiers ), de l’autre on éternise le mécanisme de la méconnaissance des raisons de l’inégalité, donc la machine inégalitaire elle-même (La Reproduction ). De ce point de vue là il n’y a rien à retrancher de la critique menée au nom de l’émancipation intellectuelle contre la logique de la "réduction des inégalités". Mais ici un second problème se pose qui est de savoir si la logique de l’École peut se ramener à celle de l’émancipation intellectuelle. Or l’École fait toujours deux choses. Elle apprend et éventuellement émancipe sous la condition de l’égalité intellectuelle - donc en mettant hors-jeu la différence et le handicap. Mais, d’une part, on n’apprend qu’à ceux qui veulent apprendre, de l’autre, l’École est une institution sociale et, en tant que telle, l’émancipation n’est pas son problème, et elle fait toujours autre chose qu’apprendre. Concentrer comme le font les "sociologues" mais aussi les "républicains" - toute la question sur les moyens de la "réduction des inégalités", c’est mélanger les deux problèmes : celui du dispositif de l’égalité intellectuelle et celui de la socialisation scolaire. Or il faut les dissocier mais aussi les poser tous deux au sein de l’École. Au lieu d’ânonner la séparation entre "instruction" et "éducation" ou l’opposition entre l’universel du savoir républicain et le particularisme socio-culturel, il s’agit de voir que l’École a toujours fait les deux, qu’elle a toujours présupposé et mis en œuvre un type de pacte social qui ne coïncide pas avec le pacte intellectuel de la présupposition d’égalité. C’est en fait à ce niveau que se pose la question de l"’implicite" mis en cause par Bourdieu et Passeron. On peut arriver à expliciter les "pré-requis",d’un apprentissage intellectuel. Pour ce qui est d’expliciter les finalités de l’École dans une société où l’inégalité croît, et les formes qu’elle doit prendre en fonction de ces finalités, l’affaire est plus redoutable. La plupart des polémiques actuelles se servent de la confusion des problèmes pour éviter l’a question : qu’est-ce qui peut être aujourd’hui explicité de l’École comme institution sociale ?

P. : Quels que soient le mérite et la pertinence des analyses développées par Bourdieu et Passeron, on peut toutefois constater que la politique éducative développée ces dernières années par Claude Allègre et caractérisée par la remise en cause du statut symbolique du professeur comme autorité détentrice de savoir s’est accompagnée d’un recours à un mode de gestion policière des conflits au sein de l’institution scolaire. Il est ainsi emblématique de voir de quelle manière un discours sociologique reprenant les critiques développées par Bourdieu et Passeron sur l’école comme lieu de violence symbolique peut venir légitimer (lorsqu’il ne préconise pas lui-même de telles solutions - voir à ce sujet le rapport de l’Inserm Souffrances et violences à l’adolescence, - Le Monde du 10 novembre 2000) des positions politiques totalement réactionnaires (le partenariat école-police, l’introduction d’un catéchisme républicain sous le vocable "éducation juridique et sociale"...). Comment analysez-vous cette alliance du "progressisme" pédagogique avec des formes euphémisées de conservatisme politique ?

J. R. : Les médecins ont toujours dit et diront toujours que les enfants se fatiguent trop et que les adolescents souffrent. C’est dans leur rôle, et c’est le rôle de la réflexion sur l’École que de faire leur part à toutes les logiques contradictoires qui visent les corps et les esprits scolarisés. Quant au partenariat école-police et à l’éducation juridique et sociale", ils correspondent assez bien à la confusion étatique quant à la question de la socialisation scolaire. La question de 1"’autorité" symbolique du professeur est, de fait, une double question : celle du dispositif symbolique de la transmission et celle des règles de la société scolaire. Il y a des moments dans l’histoire de l’institution scolaire où les deux semblent se recouvrir, d’autres, au contraire, où ils subissent un écart maximum (en fonction de l’évolution des modèles extérieurs de l’autorité, de l’harmonie plus ou moins grande entre les règles de l’institution et celles des micro-sociétés dans lesquelles les jeunes sont formés, de la plus ou moins grande crédibilité que l’évolution sociale donne aux promesses de l’École, etc.). L’État, qui ne désire pas entrer dans le fond de la question, joue alors sur un double tableau et fait jouer au discours socio-pédagogique un double rôle. D’un côté il court-circuite les problèmes en les ramenant au seul problème de "l’inégalité devant le savoir" et en concentrant celui-ci dans la redéfinition de l’autorité symbolique du maître. Mais cette redéfinition fait aussitôt apparaître un reste, un rapport au dehors, qui marque une double insuffisance du maître. D’un côté on lui reproche de ne pas exercer sa fonction d’éducateur et on veut lui faire enseigner un catéchisme républicain pour qu’il l’apprenne lui-même. De l’autre on l’amène à avouer la limite de sa compétence qui est celle du rapport à l’espace social, lequel est alors affecté tout naturellement à la police. La logique réformatrice vient alors effectivement relayer la position traditionnelle de ceux qui accusent les enseignants de ne plus vouloir ou de ne plus pouvoir assurer leur rôle d’éducateurs moraux de la jeunesse. Mais la dénonciation des égarements du discours pédagogico-progressiste ne peut servir de simple argument pour soutenir une autre forme de simplification ou de suppression - du problème : celle qui ramène tout à la seule question de l’autorité symbolique du professeur et identifie celle-ci à l’autorité du savoir, de la culture ou de l’universel supposés émancipateurs par eux-mêmes et menacés par l’intrusion du social. L’École ne peut pas prétendre longtemps qu’elle est une institution non-sociale, vouée à la seule transmission du savoir .

Le Philosophoire n° 13 - Hiver 2001
Préparé et réalisé par Nicolas Poirier.

Merci à Jacques Rancière d’avoir généreusement permis que ce texte soit publié ici.