Matheron

Louis Althusser et Argenteuil : de la croisée des chemins au chemin de croix

Au sujet de la réunion d’Argenteuil, voyez "Argenteuil, 1966...".

Dans un petit texte inédit [1] rédigé au lendemain de la réunion d’Argenteuil, Althusser affirme que le Comité Central a passé un « compromis théorique » avec l’« idéologie spiritualiste » de Garaudy, idéologie « théoriquement révisionniste [2] » : « la critique des erreurs de Garaudy est en fait "équilibrée" par une critique des erreurs d’Althusser et de ses camarades, selon la pratique : un coup à droite, un coup à gauche ». Pour qui lit en effet l’ensemble des interventions publiées dans les Cahiers du communisme [3], l’impression d’une savante mise en scène tend bien à s’imposer : quelque chose comme un couple Althusser - Garaudy est délibérément constitué, le tout couronné par une résolution du Comité Central affirmant qu’« il y a un humanisme marxiste », ce qui revient à condamner l’« antihumanisme théorique » professé par Althusser. Et l’on serait alors tenté de voir, dans le mot « compromis » utilisé par Althusser, comme un écho ironique du langage employé par Aragon pour présenter le projet de résolution aux membres du Comité Central : « Si je vous disais que la résolution que je vous présente constitue l’expression de ma pensée..., je ne ferais pas ainsi seulement preuve d’outrecuidance, mais ce que je dirais ne serait pas conforme à la réalité. C’est un résultat, un compromis entre nous, au sens parfaitement honorable de ce mot, pour le bien du parti » [4]. Car si compromis il y a, sa signification n’est manifestement pas la même pour Althusser et pour Aragon. Quant à Garaudy, si du moins l’on en croit Althusser [5], il aurait immédiatement envoyé un pneumatique à Althusser lui disant en substance : « Tu as été battu hier. Viens me voir. Il faut que je te voie ». Pneumatique, comme il se doit, demeuré sans réponse.

Étrange confrontation, pourtant, que celle de Louis Althusser et de Roger Garaudy : car si l’un, grand dirigeant du parti, participe activement aux débats, l’autre en est d’autant plus absent qu’aucun membre du Comité Central ne peut être considéré, ni de près ni de loin, comme « althussérien ». Il ne peut absolument pas se défendre, et d’ailleurs ne le souhaite pas, estimant qu’entre ses positions et celles de Garaudy il n’existe aucun terrain commun autorisant une discussion. Inversement cependant, critiquer publiquement, même avec précaution, un membre du Bureau Politique, est naturellement tout autre chose qu’attaquer, même vivement, un intellectuel comme Althusser, dont l’intransigeance théorique est toujours allée de pair avec l’absence délibérée de prise de position directement politique : et si Althusser restera toute sa vie membre du parti communiste, c’est bien Garaudy qui en sera exclu quelques années plus tard. Bien plus : c’est précisément à l’époque du Comité Central d’Argenteuil qu’Althusser, confronté à ses disciples « maoïstes », élabore la stratégie paradoxale qui le conduira, contre vents et marées, à rester au parti.

Si Althusser est absent des débats d’Argenteuil, il s’agit d’une absence typiquement althussérienne : absence déterminée, ou plutôt surdéterminée. Car par delà son manque de réaction publique, ses archives témoignent d’une attention très vive aux débats du Comité Central, à leurs préparatifs et à leurs conséquences. On y trouve en effet les documents suivants : 1. un gros dossier manuscrit, transmis à Althusser par Michel Verret, sur les « Journées d’étude des philosophes communistes » tenues à Choisy-le-Roi les 22 et 23 janvier 1966 ; 2. une « Lettre aux camarades du Comité Central du P.C.F. » de vingt sept feuillets dactylographiés, datée du 18 mars, et précédée de plusieurs versions préparatoires ; 3. le texte déjà cité de 4 feuillets dactylographiés ; 4. un compte rendu dactylographié (7 feuillets) d’un entretien avec Waldeck Rochet (2 juillet 1966) ; 5. une correspondance avec Pierre Macherey, Étienne Balibar et Franca Madonia.

Réunion prépatoire au Comité central d’Argenteuil, la « Conférence de Choisy » réunit, selon Michel Verret, « une centaine de philosophes, savants et économistes », en présence de l’ensemble du Bureau Politique : il s’agit essentiellement d’aborder les problèmes posés par les récents ouvrages de Garaudy (De l’anathème au dialogue) et d’Althusser et de ses disciples (Pour Marx et Lire le Capital, publiés au cours de l’automne 1965 chez François Maspero, éditeur gauchiste et donc ennemi du Parti). A peine remis d’une grave dépression, Althusser est absent de la réunion, mais charge Michel Verret, son ami de longue date, de lire un extrait d’un texte qu’il s’efforce en vain de publier dans les Cahiers du communisme (« Théorie, pratique théorique et formation théorique. Idéologie et lutte idéologique ») ; et parmi les althussériens, c’est Pierre Macherey qui se voit confier la lourde tâche de porter, seul, l’assaut contre les positions et contre les pratiques de Garaudy.

La Conférence semble avoir été extrêmement tendue, comme le montre par exemple l’intervention de Lucien Sève au Comité Central d’Argenteuil : « Je n’apprendrai rien à personne, et surtout à ceux qui ont lu les interventions prononcées à la réunion des philosophes qui s’est tenue récemment à Choisy, si je dis qu’en philosophie il existe des désaccords entre nous, que ces désaccords, qui durent depuis plusieurs années, tendraient plutôt à s’ossifier qu’à se régler normalement, et que cela crée un climat qui n’est pas propice au développement d’un travail théorique organisé au niveau requis par nos possibilités comme par nos besoins ». [6] La réunion est marquée par un très long exposé de Garaudy : par delà la violence du ton, on y trouve en substance l’essentiel des critiques qui seront adressées à Althusser lors de la réunion d’Argenteuil : l’« antihumanisme théorique » y est défini comme une pure et simple « aberration », et le concept de « pratique théorique » est interprété comme une tentative délibérée pour rejeter le fameux « critère de la pratique », c’est-à-dire de fidélité à la ligne politique du parti [7]. Faisant écho à l’article « Problèmes étudiants » [8] où Althusser affirme qu’un communiste ne connaît que deux devoirs fondamentaux : l’un envers la « science marxiste-léniniste », et l’autre à l’égard de la connaissance de ses conditions d’application, Garaudy répond sans appel que « le devoir fondamental de tous les communistes n’est pas le devoir théorique ou scientifique », mais le devoir à l’égard du Parti.

Si l’on en croit Michel Verret, qui n’est pas althussérien, le discours de Garaudy fut assez mal reçu : « La discussion a dévoilé à presque tous les participants, je pense, sauf à une poignée de fidèles, au sens propre l’inconsistance théorique de Garaudy », qui se serait en outre livré à une « incroyable excommunication de type purement stalinien ». La plupart des orateurs auraient insisté, de façon non rhétorique, sur l’« extrême importance » de l’œuvre d’Althusser, sur l’« ordre spécifique où elle se situait par rapport à celle de Garaudy », et sur la « légèreté des imputations politiques préalables » à son égard. Quant à l’intervention de Macherey, en tout point excellente (et marquée par un savoureux lapsus, confirmé par son auteur : « Nous une secte ? Marx voilà notre sexe), elle aurait frappé les esprits par son refus de proposer une défense, et par son souci de présenter au contraire les ouvrages althusériens comme « un travail provisoire, timide ». Ce que ne dément pas Pierre Macherey lui-même, tout en donnant des mêmes faits une version nettement plus dramatique : « Cette réunion m’a mis, pour une de ses parties au moins, dans une grande colère : Garaudy et ses créatures ont atteint le comble de la mauvaise foi et de la sottise » [9] ; « Garaudy nous a attaqués avec une violence et une mauvaise foi difficile à égaler : le réquisitoire a duré trois heures ; nous y sommes tous passés : idéalistes, formalistes, liquidateurs... sur la base de citations tronquées, d’interprétations malveillantes. Un vrai festival... L’autre n’avait avec lui (avec l’ineffable Mury) que le plus beau défilé de cons que j’aie vus depuis longtemps ». [10] Aux yeux d’un Althusser alors convalescent, tout semble donc aller pour le mieux, comme il l’écrit, non sans volontarisme, à Étienne Balibar dans son exil algérois : « Je peux te dire que la séance des philosophes pour laquelle tu as reçu une invitation s’est déroulée dans d’excellentes conditions pour nous, et que Macherey y a fait une intervention parfaite, et à bien des égards décisive ». [11] Ce qu’il énonce en des termes encore plus optimistes dans une lettre à Franca Madonia du 18 février, commentant un article de Paris Presse sur la conférence de Choisy : « Il y a bien eu cette réunion des philosophes communistes... mais il s’est passé exactement le contraire : c’est Garaudy et ses amis qui ont pris l’offensive, se livrant à une violente attaque non provoquée (et pour cause) contre nos textes. Et il se trouve que j’ai été défendu par tous les autres (y compris Sève dont il est question), et que Garaudy en a été pour ses frais, battu sans que j’aie besoin d’intervenir, battu autant par la faiblesse de son intervention que par les répliques qu’il s’est attirées ». [12]


Au terme du Comité Central d’Argenteuil, Althusser ne peut évidemment plus parler de victoire, mais sa réaction n’en est aucune façon empreinte de défaitisme : l’heure est au contraire à l’offensive dans un contexte politique de plus en plus survolté.

Dès la fin de la réunion, Althusser dresse un premier bilan de la résolution adoptée : « Voici comment j’interprète les résultats objectifs du Comité central ». 1. Elle contient d’excellentes propositions sur la nécessité du travail théorique, sur la recherche scientifique marxiste, sur la liberté, etc. 2. On y trouve « des critiques adressées à telle ou telle conséquence politique et théorique de l’idéologie théorique de Garaudy, dont le sens est, en gros : « il ne doit pas aller trop loin dans le domaine de la religion et dans certaines formulations touchant la théorie marxiste ». 3. Pour le reste, la critique ne touche en aucune façon « le principe même de l’idéologie théorique » de Garaudy, qui est une idéologie spiritualiste. Bien plus, on trouve dans la résolution des « propositions complètement fausses du point de vue théorique sur l’art et la culture » : « Tout se passe comme si Garaudy et Aragon avaient mis le Comité Central devant l’alternative suivante : si vous voulez être conséquents avec votre politique d’unité avec les socialistes et les autres démocrates... vous devez adopter notre idéologie ... Je ne dis pas que la question a été explicitement posée ainsi. Je dis qu’elle a été ainsi posée dans les faits. Le Comité Central a accepté cette alternative, a donc accepté une façon de poser la question, qui n’est pas très loin, en fait, d’un chantage politique ».

La critique althussérienne se fait beaucoup détaillée dans sa longue « Lettre au Comité Central », dont nous ne savons pas si elle est un jour parvenue à ses destinataires. La résolution adoptée par le Comité Central repose, selon Althusser, sur une profonde contradiction. D’un côté en effet, elle affirme, de façon salutaire, que « le développement de la science nécessite les débats et les recherches. Le parti communiste ne saurait contrarier ces débats, ni apporter une vérité a priori, encore moins trancher de façon autoritaire des discussions non achevées entre spécialistes ». De l’autre, pourtant, elle tranche en fait dans la plupart des débats théoriques ouverts par les travaux d’Althusser, et tout particulièrement sur la « rupture épistémologique » entre science et idéologie, sur la question de l’humanisme, sur la théorie de l’art et de la culture. Si donc le Comité central fait effectivement preuve d’une « ouverture » nouvelle, destinée à attirer à lui les couches intellectuelles découragées par les pratiques staliniennes, c’est au prix d’une extrême fermeture portant sur la théorie marxiste elle même, qui demeure la propriété du parti. Car les enjeux, de fait, sont de taille : il s’agit de bricoler une doctrine sans principes adaptée à la nouvelle stratégie électorale. Pour employer un mot qu’Althusser, justement, n’emploie pas dans cette lettre, il s’agit de « réviser » autoritairement la théorie marxiste.

Ces préalables étant posés, Althusser analyse longuement les trois erreurs contenues selon lui dans la résolution adoptée par le Comité Central. La première est une « erreur par omission » enveloppée dans l’affirmation péremptoire : « il y a un humanisme marxiste ». « Certes, rétorque Althusser, nous pouvons, pour nous démarquer de tous les barbares du monde, nous déclarer "humanistes" », en nous servant d’un langage purement idéologique. Mais l’essentiel n’est pas là : « le terme d’humanisme a toujours été employé par l’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise, y compris par les interprétations petites-bourgeoises du marxisme, pour lutter à mort contre un autre terme, qui est absolument vital pour les révolutionnaires : luttes de classe ». En son fond le marxisme est un « antihumanisme théorique », et contient des « concepts scientifiques sans rapport avec les concepts idéologiques de l’humanisme ». A travers ses phrases sur l’humanisme marxiste, la résolution du Comité Central omet donc les deux problèmes centraux posés au marxisme par le concept d’humanisme : « le problème de ses titres » et « le problème de la lutte idéologique implacable entre humanisme et lutte de classes ». Double silence dont les conséquences ne se feront pas attendre.

La seconde erreur du Comité central est, cette fois, une « erreur par suppression », contenue notamment dans la phrase : « Il ne saurait y avoir de rupture dans le vaste mouvement créateur de l’esprit humain », qu’Althusser met en rapport avec une autre passage de la résolution : « Pas plus que le prolétariat n’est un barbare campant dans la cité moderne, le marxisme n’est un corps étranger à l’univers de la culture : il est né de son développement même, et donne sens à tout l’acquis de l’humanité ». A travers ce langage apparemment confus, le Comité central prend en fait clairement parti, sans le dire, contre l’idée même de coupure ou de rupture théorisée par Althusser : le marxisme se voit ainsi « dilué » dans une « continuité où tout est mis sur le même plan, et où l’humanisme marxiste prolonge naturellement, "sans rupture", les humanismes dits "abstraits" qui l’ont précédé ». Si donc l’« erreur par omission » témoignait d’un « compromis théorique » avec l’idéologie spiritualiste, la seconde erreur du Comité Central conduit à une « suppression pure et simple » de principes du marxisme, et finalement de l’idée même de théorie révolutionnaire.

On en arrive ainsi à la troisième erreur, la plus grave, l’« erreur par création » en matière de théorie de l’art et de la culture. Althusser s’attaque en particulier au passage de la résolution définissant la « création artistique » : « Qu’est-ce qu’un créateur ?... Le créateur n’est pas un simple fabriquant de produits desquels les éléments sont donnés, un arrangeur. Il y a dans toute oeuvre d’art une part irréductible aux données, et cette part, c’est l’homme même ». Formule « brillante », réplique Althusser, mais qui, au sens strict du terme, ne veut rien dire. Les concepts employés, caractéristiques d’une tradition spiritualiste par laquelle l’art est finalement devenu « la religion des temps modernes », sont, aux yeux d’Althusser, totalement impropres à fournir la moindre connaissance de leur objet : ce sont des concepts « épistémologiquement... vides, ou plutôt, malheureusement, car l’idéologie a horreur du vide,...idéologiquement pleins ». Et pleins d’une idéologie directement contraire aux principes mêmes du marxisme : « L’homme, dans l’emploi qu’en fait cette idéologie est...une notion employée pour masquer la lutte de classes ».

Cette « erreur par création » est accentuée dans les passages consacrés à la « culture ». « La culture, déclare le Comité central, est le trésor accumulé des créations humaines » (c’est-à-dire les sciences, les techniques et les arts), avant d’ajouter : « L’héritage culturel se fait chaque jour, il a toujours été créé au présent, c’est le présent qui devient le passé, c’est-à-dire l’héritage. C’est pourquoi l’on ne saurait limiter à aucun moment le droit qu’ont les créateurs à la recherche ». Si Althusser apprécie à sa juste valeur le précepte libéral énoncé dans la dernière phrase, il n’en affirme pas moins que le « c’est pourquoi » par lequel il est introduit est incompréhensible en dehors de la thèse précédemment critiquée de l’absence de rupture « dans le vase mouvement créateur de l’esprit humain » : « une seule et même liberté créatrice » serait « à l’œuvre dès les origines de la culture jusqu’à notre présent à nous ». Mais les passages de la résolution consacrés à la culture ne se contentent pas de répéter les erreurs précédentes : ils innovent sur deux points essentiels. Dans la définition donnée de la culture, écrit Althusser, il n’est en fait question que de l’art, alors qu’en toute rigueur la place accordée à la connaissance scientifique aurait dû être beaucoup plus importante. Et, surtout, la résolution fait totalement silence sur ce qui devrait se trouver au centre d’une conception marxiste de la culture, à savoir l’idéologie : « Il est en effet impensable de parler de "culture" sans y inclure toutes les formes de l’idéologie, la religion, la morale, l’idéologie politique, juridique, esthétique et philosophique. Elles font organiquement partie de la "culture", et introduisent directement, dans le sein même de la culture, la réalité et les effets de la lutte de classes ». Il ne s’agit pas d’une simple variation autour du mot « culture » : en « oubliant » d’inclure l’idéologie dans la culture, on s’interdit de comprendre « la rupture par laquelle la science s’arrache à l’idéologie, par laquelle l’art se détache de l’idéologie » - c’est-à-dire la spécificité des oeuvres dites « de culture ». Le lecteur aura reconnu de lui-même les thèses défendues au même moment par Althusser dans sa « Lettre à André Daspre » sur la « connaissance de l’art » [13], et par Pierre Macherey dans son ouvrage tout juste sorti des presses : Pour une théorie de la production littéraire.. [14] Dans de telles conditions, Althusser en vient logiquement à contester la façon extrêmement « simple » dont la résolution règle le problème des intellectuels (« Les intellectuels, soucieux de se libérer des contraintes matérielles et idéologiques que la bourgeoisie impose à leur activité, ne peuvent que rechercher l’alliance politique de la classe ouvrière »). En réalité, écrit Althusser, « les intellectuels, même "soucieux de se libérer etc", peuvent ne pas rechercher l’alliance de la classe ouvrière ». Bien plus : en renonçant purement et simplement à toute espèce d’« intervention politique et idéologique dans la lutte idéologique », en confiant le destin de l’art aux seuls artistes, « maîtres de l’univers dont ils sont les créateurs », le parti renonce à toute véritable possibilité d’alliance d’une fraction des intellectuels avec la classe ouvrière.


On eût pu s’attendre à ce qu’Althusser tirât des conséquences politiques de sa « Lettre au Comité Central ». Or c’est précisément ce qu’il ne fit pas. Ou disons plutôt qu’il le fit, mais sous la forme spécifique d’une « politique de la théorie » impliquant un silence délibéré sur la conjoncture politique. La conclusion de sa Lettre est extrêmement rapide : une fois le parti engagé dans un processus idéologiquement douteux au nom de la politique d’union de la gauche initiée avec le soutien, dès le premier tour, à la candidature de Mitterrand à l’élection présidentielle de 1965, la vigilance théorique devient un impératif à la fois crucial et très difficile à mettre en oeuvre : « les communistes ont tout à gagner en affirmant et en défendant la pureté de leurs conceptions théoriques, particulièrement dans le moment où la question de l’unité est à l’ordre du jour ». Et la dernière phrase de sa Lettre est ambiguë à souhait : « Je souhaite que ma présente lettre, les remarques et mêmes les critiques qu’elle contient, soient lues et comprises comme une contribution à la défense de la pureté de la théorie marxiste-léniniste ».

Il est extrêmement éclairant de comparer la Lettre d’Althusser à une autre critique de la résolution adoptée par le Comité central d’Argenteuil : celle diffusée, sous le titre « Faut-il réviser la théorie marxiste-léniniste ? » [15] par le cercle de l’Union des Étudiants communistes de l’École normale supérieure, pour la plupart élèves et disciples d’Althusser. Tout, en un sens, rapproche ces deux textes, qui n’ont sans doute pas été rédigés de façon totalement indépendante [16] : les « jeunes », comme les appelle Althusser dans sa correspondance, s’en prennent à peu près aux mêmes passages de la résolution d’Argenteuil, pour en dire, quant au fond, à peu près la même chose. Et pourtant, en un autre sens, que de différences ! Différences de langage, par delà le vocabulaire althussérien employé par les étudiants : le ton est beaucoup plus virulent, la cible principale est Aragon bien plus que Garaudy, déjà largement discrédité, la référence principale est Lénine bien davantage que Marx : « Aragon avait-il définitivement oublié qu’il faut soutenir les chefs sociaux-démocrates "comme la corde soutient le pendu", c’est Lénine qui parle évidemment ? ». Différence importantes quant à la conception de la science, que les « jeunes » finissent par identifier à une sorte de corps mystique de la vérité, au nom de laquelle la répression est par avance légitimée : « Que nous enseigne la théorie de Marx ? Qu’elle est une science. Mais qu’est-ce que la science ? Une théorie qui a rompu avec l’idéologie. La science, c’est l’unité de pensée. Les idéologies, c’est la variété de pensées. La science c’est la dialectique. Les idéologies, c’est l’éclectisme » . Si une telle affirmation n’est pas totalement contraire à la lettre de certains écrits du maître, elle en est une radicalisation pour le moins aventureuse, fondamentalement opposée à l’esprit de son entreprise. Mais la différence essentielle porte sur les conséquences politiques : c’est désormais le « révisionnisme » en tant que tel qui est attaqué, pour parler comme les chinois dénonçant les soviétiques : pas seulement le révisionnisme théorique, mais celui du parti lui-même. Et la conclusion est cette fois dépourvue d’ambiguité : « De sacrifices politiques en sacrifices idéologiques, de sacrifices idéologiques en sacrifices d’organisation, nous voilà arrivés au terme : le sacrifice de la théorie. Nous voilà remontés à la source. Le cercle du révisionnisme est bouclé. Comme le disait Lénine, le vin est tiré ». Et il sera bu avant la fin de l’année 1966, avec la fondation, par les mêmes élèves d’Althusser, de l’« Union des Jeunesses Communistes (Marxistes Léninistes) » (UJCML).

Althusser, pour sa part, quelles que soient ses hésitations, n’entend pas suivre ses élèves dans l’aventure politique du maoïsme français, mais il ne veut pas non plus rompre avec eux. Sous le titre « Sur la révolution culturelle », il publie par exemple, mais sans le signer, un article dans le numéro 14 des Cahiers marxistes-léninistes (novembre-décembre 1966), devenu l’« organe théorique et politique » de l’UJCML, consacré à « La grande révolution culturelle prolétarienne ». Texte de soutien aux principes de la révolution culturelle chinoise, mais qui se garde bien d’apporter un soutien politique explicite à la politique menée par le parti communiste chinois. Et lorque Althusser, parlant de la France, emploie le mot « parti », il fait en sorte que l’on ne puisse savoir s’il s’agit du parti réel ou de l’essence d’un parti à construire. Mais il ne s’agit que de l’un des aspects de son activité. Les althussériens historiques les plus proches de lui (et notamment Pierre Macherey) sont de plus en plus réservés à l’égard de l’activisme des « jeunes » et de leur renonciation de fait à tout travail théorique d’envergure. Le 26 juin 1966, Althusser prononce à l’École normale Supérieure une conférence publique : « Conjoncture philosophique et recherche théorique marxiste » [17], largement diffusée sous une forme ronéotypée - première étape d’un vaste projet d’organisation du travail théorique à l’échelle nationale, conçu comme le seul objectif politique atteignable pour l’heure. En 1967, il organise autour de lui un groupe politico-théorique plus ou moins clandestin baptisé par lui « groupe Spinoza » [18], appelé à répondre aux exigences de la conjoncture : « Il se trouve que nous détenons un certain nombre de moyens définis, que nous sommes seuls à détenir. Il se trouve qu’en fonction de ce privilège transitoire, nous sommes seuls à pouvoir occuper, et à occuper une place vide : la place de la théorie marxiste-léniniste, et plus particulièrement la place de la philosophie marxiste-léniniste ». Dans un contexte où les tensions s’exacerbent, la voie devient aux yeux d’Althusser particulièrement étroite, ce qui le conduit à élaborer une directive assez caractéristique de ses préoccupations du moment : « pour ceux qui y sont, rester dans le parti ; pour ceux qui n’y sont pas, n’y pas entrer ». Si tous les membres du groupe ne respectent pas la consigne, il est clair qu’Althusser, bien avant mai 1968, a définitivement choisi, comme il l’indique très clairement dans une lettre à Franca Madonia du 14 mars 1967, peu après une nouvelle hospitalisation : « Je parle de "difficultés". Naturellement en mon absence, elles s’étaient accumulées. Non tant du fait de l’École... mais du fait de la politique, des initiatives des jeunes, et de leurs contre-coups. Il m’a fallu définir ma ligne et ma position, et me comporter en conséquence. Je reste au Parti. J’y ai très longuement réfléchi : il n’est pas pour le moment d’autre solution ». [19]

Il est d’ailleurs permis de douter qu’Althusser ait jamais réellement envisagé d’autre solution. Le 2 juillet 1966, il rencontre Waldeck Rochet, et rédige un long résumé, souvent extrêmement drôle, de cet entretien. Si l’on ne sait pas quelles leçons a pu en tirer le secrétaire général du parti communiste, ce document est tout à fait révélateur de l’état d’esprit d’Althusser. Bien qu’aucune concession ne soit faite sur les divergences bien connues, la perception althussérienne est avant tout, par devers tout, celle d’une profonde solidarité : « Je dis : écoute Waldeck, quels sont les gens qui parlent d’humanisme ? Ce ne sont pas les gens en général, ce sont des gens très précis : ceux qui appartiennent à la petite bourgeoisie, ou sont influencés par l’idéologie petite-bourgeoise. Mais je vais te poser une question très sérieuse, et je te la pose sur la base de mon expérience personnelle, sur la base de l’expérience que j’ai de ce que pensent et disent les ouvriers et les paysans que je connais : est-ce que tu crois vraiment que les ouvriers et les paysans parlent le langage de l’humanisme, et ont besoin qu’on leur parle le langage de l’humanisme ? Je te dis les choses carrément : à mon avis, les ouvriers et les paysans ils se foutent de l’humanisme. Il parlent un tout autre langage, massivement, et dieu merci. Il répond : pour les paysans, tu as raison ! Silence. Et pour les ouvriers, que je dis ? Silence ! Puis : c’est vrai, mais quand même, il y a tous ces intellectuels, tous ces gens auxquels il faut bien qu’on parle pour notre politique d’unité... Tu comprends, politiquement nous ne pouvons pas renoncer à l’humanisme, et nous ne pouvons pas dire que le marxisme n’est pas un humanisme ». Et le texte s’achève de façon délibérement théâtrale : « Politesses. Il me dit : faudrait qu’on se revoie de temps en temps. Je dis oui. Il met de la chaleur dans sa poignée de mains. / Fin ». Le rideau tombe, et l’on comprend enfin que les acteurs, fondamentalement, jouent bien dans la même pièce.

La période entourant le Comité central d’Argenteuil constitue un moment crucial dans l’itinéraire de Louis Althusser. Intimement convaincu du caractère « révisionniste » des orientations politiques du PCF, il n’hésite plus à passer à l’offensive, tout en prenant les précautions requises, et à attaquer la résolution votée par le Comité central. Son langage se fait de plus en plus politique et tend à prendre une teneur au moins « maoïsante » : il commence à critiquer ce qu’il appellera plus tard sa « déviation théoriciste », construisant les bases de sa future définition de la philosophie comme « lutte de classe dans la théorie ». En même temps, il adhère peut-être plus que jamais à ce que l’on pourrait appeler une ontologie du mouvement communiste, et même du parti communiste. Si l’ambiguïté peut se maintenir quelque temps, il lui faut bien choisir, ce qui le conduit à une rupture politique de fait avec les mouvements gauchistes, et notamment maoïstes. Tout se passe comme si la radicalisation du discours althussérien n’avait été rendue possible que par sa réinscription dans une institution en rupture avec les mouvements radicaux ; tout se passe comme si la politique althussérienne était en harmonie avec son interprétation de la politique de Machiavel : penser les conditions de possibilité d’une tâche à la fois nécessaire et impossible. Une fois parvenu à la croisée des chemins, Althusser s’engage résolument dans ce qui va devenir son véritable chemin de croix, ce qu’on peut lire en filigrane dans une lettre à Franca du 26 juillet 1966 : « Si tu as lu le texte que je t’ai envoyé sur la conjoncture philosophique, tu te seras rendu compte qu’il comporte un silence important : il est question de la conjoncture philosophique, mais il n’y a pas un mot sur la conjoncture politique qui pourtant commande tout, y compris la conjoncture philosophique. Ce silence est politiquement voulu, il était réfléchi, nécessaire et j’en attendais des effets politiques, qui se sont déjà produits : un certain nombre de ceux que j’ai invités à cette conférence sont ensuite venus me voir pour parler de ce dont je ne pouvais pas encore parler publiquement : à savoir de politique. Parler de politique aujourd’hui c’est analyser la conjoncture politique, c’est constater que les pc français et italiens, à la suite du pc soviétique, sont objectivement engagés dans une politique révisionniste... qu’ils ont cessé d’être des partis révolutionnaires... Cela veut dire qu’il faut avoir une stratégie et une tactique conformes à ces données de la situation et aux objectifs essentiels de la lutte. Et cela nous devons le faire pratiquement tout seuls, sans l’aide de nos aînés, sans l’aide de nos partis ».

[1Texte inédit de quatre feuillets dactylographiés, archives Imec.

[2Par « révisionnistes » il faut bien sûr entendre ceux qui veulent réviser la théorie marxiste.

[3Cahiers du communisme 5-6, mai-juin 1966.

[4Cahiers du communisme, op. cit., p. 263.

[5Projet de lettre à un dirigeant non identifié du PCF, probablement rédigé en 1973.

[6Cahiers du communisme, op. cit., p. 93.

[7Cf. J. Rancière, La leçon d’Althusser, Paris, Gallimard, 1974, p. 100 : à Argenteuil, où Althusser est au moins évoqué par chaque participant, « la même question revient comme un leitmotiv dans toutes les interventions : que devient la pratique, c’est-à-dire que devient le Parti là-dedans ? ».

[8In La Nouvelle Critique, janvier 1964.

[9Lettre de P. Macherey à L. Althusser, 25 janvier 1966.

[10Lettre de P. Macherey à É. Balibar, 26 janvier 1966.

[11Lettre de L. Althusser à É. Balibar, 31 janvier 1966.

[12L. Althusser, Lettres à Franca, Paris, Stock/Imec, 1998, p. 658.

[13In La Nouvelle Critique, n° 175, avril 1966, repris dans L. Althusser, Écrits philosophiques et politiques, T.II, Paris, Stock/Imec, 1995, p. 559-568.

[14Paris, Maspero, collection « Théorie », 1966.

[15Cf. P. Kessel, Le mouvement "maoïste" en France, T.I, Paris, 10/18, 1972, p.149-161.

[16Si l’on en croit P. Kessel (op. cit., p. 148), le texte de l’UEC a été adopté lors d’une réunion convoquée le 15 mars pour une date non précisée par l’auteur. La date du 18 mars donnée par Althusser à sa Lettre est quant à elle fictive, une lettre du 20 mars à Franca Madonia évoquant simplement sa préparation.

[17Aujourd’hui publiée dans L. Althusser, Écrits philosophiques et politiques, T. I, p. 393-415.

[18Les archives d’Althusser déposées à l’Imec contiennent un volumineux dossier consacré au « groupe Spinoza »

[19Lettres à Franca, op. cit., p. 738.

"Louis Althusser et Argenteuil : de la croisée des chemins au chemin de croix" est paru dans Annales de la société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet n°2, 2000 (numéro intitulé "Aragon et le comité central d’Argenteuil").

Merci à François Matheron d’avoir généreusement permis que ce texte soit publié ici.