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Voilà qui semble merveilleux ! Une humanité qui aurait renoncé à toute illusion et qui serait ainsi devenue capable de se créer sur terre une existence supportable ! Mais je ne saurais pour ma part partager vos espérances. Non pas que je sois le réactionnaire endurci pour lequel vous me prenez peut-être. Mais parce que j’ai du bon sens. Il me semble que nous avons à présent interverti les rôles : c’est vous à présent le rêveur, qui se laisse emporter par ses illusions, et c’est moi qui représente les exigences de la raison, le droit au scepticisme. Ce que vous venez d’exposer me semble fondé sur des erreurs que, suivant le précédent que vous m’avez fourni, j’appellerai des illusions car l’influence de vos propres désirs s’y trahit assez clairement. Vous vous flattez de l’espérance que les générations qui, dans leur petite enfance, n’auront pas subi l’influence des doctrines religieuses atteindront aisément la primauté voulue de l’intelligence sur leur vie instinctive. Voilà qui est certes une illusion ; sur ce point décisif la nature humaine a peu de chances de se modifier. Si je ne me trompe - on sait si peu de choses touchant les autres civilisation -, il existe, même de nos jours, des peuples qui ne grandissent pas sous la pression d’un système religieux, et ils ne se rapprochent pas plus que les autres de l’idéal que vous vous proposez. Si l’on veut expulser de notre civilisation européenne la religion, on n’y pourra parvenir qu’à l’aide d’un autre système doctrinal, et ce système, dès l’origine, adoptera tous les caractères psychologiques de la religion : sainteté, rigidité, intolérance, et la même interdiction de penser, en vue de se défendre. Il vous faut quelque chose de cette sorte afin de faire face aux exigences de l’éducation. Or vous ne pouvez renoncer à l’éducation. La voie que doit parcourir le nourrisson jusqu’à ce qu’il devienne un civilisé est longue ; trop de jeunes êtres s’y égareraient et n’arriveraient pas à remplir à temps leurs devoirs vitaux, s’ils étaient abandonnés sans guide à leur évolution propre. Et les doctrines qui auront servi à leur éducation borneront toujours leur pensée en leur âge mûr, tout comme vous le reprochez aujourd’hui à la religion. Ne remarquez-vous pas que le défaut congénital et irrémédiable de notre civilisation, comme de toute culture humaine, est d’imposer à l’enfant, bien qu’il soit faible d’esprit et dominé par ses instincts, la prise de décisions que seule l’intelligence mûrie de l’adulte peut justifier ? Cependant la civilisation ne peut agir autrement, en raison du fait que l’évolution séculaire de l’humanité doit être comprimée, pour chaque individu, en les quelques années que dure l’enfance, et ce n’est que par des influences, affectives que l’enfant peut être amené à accomplir la tâche qui lui est assignée. Telles sont les perspectives qui s’ouvrent à votre primauté de l’intellect.

« Ne soyez donc pas surpris que je sois en faveur du maintien de l’enseignement religieux en tant que base de l’éducation et de la vie en commun des hommes. C’est là un problème d’ordre pratique et non une question de teneur en réalité. Puisque, dans l’intérêt du maintien de notre civilisation, nous ne pouvons attendre, avant d’agir sur l’individu, qu’il soit devenu mûr pour la culture, - bien des individus d’ailleurs ne le deviendraient jamais - puisque nous sommes contraints d’imposer à l’enfant qui grandit un système quelconque de doctrines, lequel restera actif en lui à titre de prémisses soustraites à la critique, il me paraît que le système religieux est de beaucoup le plus apte à remplir cette fonction, et, bien entendu, justement en raison de sa force consolatrice et réalisatrice de désirs, dans laquelle vous prétendez avoir reconnu l’illusion. En présence des difficultés qui s’opposent à la connaissance d’une part quelconque de la réalité, en face du doute relatif à la possibilité même de toute connaissance, il convient de ne pourtant pas perdre de vue que les besoins des hommes constituent aussi une partie de la réalité, voire une très importante, et une partie qui nous touche de particulièrement près.

« Je trouve un autre avantage à la doctrine religieuse dans l’un de ses caractères qui semble vous choquer tout spécialement Elle est susceptible d’une épuration, d’une sublimation idéatives, grâce auxquelles elle peut se dépouiller de presque tout ce qui en elle portait la marque du mode de penser, primitif et infantile. Ce qui alors en demeure est un fond d’idées auxquelles la science ne contredit plus et que la science ne saurait non plus réfuter.

« Ces transformations de la doctrine religieuse, que vous avez condamnées comme autant de demi-mesures et de compromis, permettent d’éviter la scission entre les masses incultes et les philosophes et penseurs ; elles comprennent un élément commun aux deux, élément d’une importance capitale pour le maintien de la civilisation. Dès lors, il n’y a plus à craindre que l’homme du peuple vienne à apprendre que, dans les classes sociales supérieures, on ne croit plus en Dieu. Je pense ainsi avoir fait voir que vos efforts se réduisent à essayer de remplacer une illusion qui a fait ses preuves et qui est d’une valeur affective certaine par une autre illusion, laquelle ne les a pas faites et qui ne possède pas cette valeur. »

- Je ne suis pas inaccessible à votre critique. Je sais combien il est difficile d’échapper aux illusions ; peut-être les espérances elles-mêmes, que j’ai avoué nourrir, sont-elles de nature illusoire. Mais je maintiens une distinction : mes illusions - outre qu’aucun châtiment ne menace qui ne les partage pas - ne sont pas, comme les illusions religieuses impossibles à corriger ; elles ne possèdent pas un caractère délirant. Si l’expérience venait à montrer - non pas à moi, mais après moi à d’autres qui penseraient de même - que nous nous sommes trompés, alors nous renoncerons à nos espérances. Prenez donc ma tentative pour ce qu’elle est : un psychologue, qui ne s’illusionne pas sur les difficultés qu’il y a à s’accommoder de ce bas monde, s’efforce de porter, sur l’évolution de l’humanité, un jugement, d’après les quelques clartés qu’il a acquises en étudiant les démarches psychiques accomplies par l’individu au cours de son évolution de l’enfance à l’âge adulte. A lui s’impose alors l’idée que la religion est comparable à une névrose infantile, et il est assez optimiste pour croire que l’humanité surmontera cette phase névrotique, tout comme tant d’enfants, en grandissant, guérissent d’une névrose similaire. Ces connaissances, acquises grâce à la psychologie individuelle, sont peut-être insuffisantes, leur transposition au genre humain est peut-être injustifiée, l’optimisme est peut-être ici dénué de fondement : je vous accorde que tout cela est incertain. Mais on ne peut souvent pas se retenir de dire ce que l’on pense, et l’on s’en excuse alors, en ne le donnant pas pour plus que cela ne vaut.

Deux points encore méritent que je m’y arrête. En premier lieu, la faiblesse de ma position n’implique aucun renforcement de la vôtre. Je pense que vous défendez une cause perdue. Nous aurons beau dire et redire que l’intellect humain est sans force par rapport aux instincts des hommes, et avoir raison ce disant, il y a cependant quelque chose de particulier à cette faiblesse : la voix de l’intellect est basse, mais elle ne s’arrête point qu’on ne l’ait entendue. Et, après des rebuffades répétées et innombrables, on finit quand même par l’entendre. C’est là un des rares points sur lesquels on puisse être optimiste en ce qui regarde l’avenir de l’humanité, mais ce point n’est pas de médiocre importance.

Partant de ce point, on peut concevoir encore d’autres espérances. Le temps où sera établie la primauté de l’intelligence est sans doute encore immensément éloigné de nous, mais la distance qui nous en sépare n’est sans doute pas infinie. Et comme la primauté de l’intelligence poursuivra vraisemblablement les mêmes buts que ceux que votre Dieu doit vous faire atteindre la fraternité humaine et la diminution de la souffrance, nous sommes en droit de dire que notre antagonisme n’est que temporaire et nullement irréductible. Bien entendu, nous les poursuivrons dans les limites humaines et autant que la réalité extérieure, l’Ανάγχη le permettra. Ainsi nous espérons une même chose, mais vous êtes plus impatients, plus exigeants, et - pourquoi ne pas le dire ? - plus égoïstes que moi et mes pareils. Vous voulez que la félicité commence aussitôt après la mort, vous lui demandez de réaliser l’impossible et vous ne voulez pas renoncer aux prétentions qu’élève l’individu. De ces désirs, notre Dieu Λόγος [1] réalisera ce que la nature extérieure permettra, mais seulement peu à peu, dans un avenir imprévisible et pour d’autres enfants des hommes. A nous, qui souffrons gravement de la vie, il ne promet aucun dédommagement. Sur la voie qui mène à ce but éloigné, vos doctrines religieuses devront être abandonnées, et peu importera alors que les premières tentatives échouent ou que les premières formations substitutives ne soient pas viables. Vous en connaissez le pourquoi : rien ne peut à la longue résister à la raison et à l’expérience, et que la religion soit en contradiction avec toutes deux est par trop évident. Les idées religieuses purifiées ne peuvent elles-mêmes se soustraire à ce destin, tant qu’elles cherchent à sauver quelque chose du caractère consolateur de la religion. Certes, si vous vous bornez à affirmer l’existence d’un Être supérieur, dont les qualités sont indéfinissables et les intentions inconnaissables, vous vous mettez hors de portée des objections de la science, mais alors l’intérêt des hommes se détache de vous.

En second lieu, je vous prie de noter la différence entre votre attitude et la mienne en face de l’illusion. Vous devez défendre de toutes vos forces l’illusion religieuse : si elle vient à être discréditée - et elle est vraiment assez menacée - alors votre univers s’écroule, il ne vous reste qu’à désespérer de tout, de la civilisation et de l’avenir de l’humanité. Je suis, nous sommes libres d’un tel servage. Étant préparés à renoncer à une bonne part de nos désirs infantiles, nous pouvons supporter que certaines de nos espérances se révèlent comme étant des illusions.

L’éducation libérée du joug des doctrines religieuses ne changera peut-être pas grand-chose à l’essence psychologique de l’homme, notre Dieu le Λόγος n’est peut-être pas très puissant et il ne pourra peut-être tenir qu’une petite part de ce que ses prédécesseurs ont promis. Si nous devons un jour le reconnaître, nous le ferons avec résignation. Nous ne perdrons pas pour cela tout intérêt pour les choses de l’univers et de la vie, car nous possédons un point d’appui solide et qui vous manque. Nous croyons qu’il est au pouvoir du travail scientifique de nous apprendre quelque chose sur la réalité de l’univers et que nous augmentons par là notre puissance et pouvons mieux organiser notre vie. Si cette croyance est une illusion, alors nous sommes dans le même cas que vous, mais la science nous a, par de nombreux et importants succès, fourni la preuve qu’elle n’est pas une illusion.

La science a beaucoup d’ennemis déclarés, et encore plus d’ennemis cachés, parmi ceux qui ne peuvent lui pardonner d’avoir ôté à la foi religieuse sa force et de menacer cette foi d’une ruine totale. On lui reproche de nous avoir appris bien peu et d’avoir laissé dans l’obscurité incomparablement davantage. Mais on oublie, en parlant ainsi, l’extrême jeunesse de la science, la difficulté de ses débuts, et l’infinie brièveté du laps de temps écoulé depuis que l’intellect humain est assez fort pour affronter les tâches qu’elle lui propose. Ne commettons-nous pas, tous tant que nous sommes, la faute de prendre pour base de nos jugements des laps de temps trop courts ? Nous devrions suivre l’exemple des géologues. On se plaint de l’incertitude de la science, on l’accuse de promulguer aujourd’hui une loi que la génération suivante reconnaît pour une erreur et remplace par une loi nouvelle qui n’aura pas plus longtemps cours. Mais ces accusations sont injustes et en partie fausses. La transformation des opinions scientifiques est évolution, progrès, et non démolition. Une loi, que l’on avait d’abord tenue pour universellement valable, se révèle comme n’étant qu’un cas particulier d’une légalité plus compréhensive, ou bien l’on voit que son domaine est borné par une autre loi, que l’on ne découvre que plus tard ; une approximation en gros de la vérité est remplacée par une autre, plus soigneusement adaptée à la réalité, approximation qui devra attendre d’être perfectionnée à son tour. Dans divers domaines, nous n’avons pas encore dépassé la phase de l’investigation, phase où l’on essaie diverses hypothèses qu’on est bientôt contraint, en tant qu’inadéquates, de rejeter. Mais dans d’autres nous avons déjà un noyau de connaissances assurées et presque immuables. On a enfin essayé de discréditer radicalement la science en disant que, liée aux conditions mêmes de notre organisation, elle ne peut nous donner que des résultats subjectifs, cependant que la vraie nature des choses hors de nous lui demeure inaccessible. On néglige, ce disant, quelques facteurs qui sont décisifs lorsqu’il s’agit de comprendre le travail scientifique. Premièrement, notre organisation, c’est-à-dire notre appareil psychique, s’est développée justement en s’efforçant d’explorer le monde extérieur, et a par suite dû réaliser dans sa structure un certain degré d’adaptation. Deuxièmement, notre appareil psychique est lui-même partie constituante de cet univers que nous avons à explorer, et qui se prête de fait à notre investigation. Troisièmement, la tâche de la science est parfaitement circonscrite si nous la limitons à nous faire voir comment le monde doit nous apparaître en raison du caractère particulier de notre organisation. Quatrièmement, les résultats ultimes de la science, justement en vertu de la façon dont ils ont été acquis, ne sont pas conditionnés par notre organisation seule, mais encore par ce qui a agi sur cette organisation. Et finalement, le problème de la nature de l’univers considérée indépendamment de notre appareil de perception psychique est une abstraction vide, dénuée d’intérêt pratique.

Non, notre science n’est pas une illusion. Mais ce serait une illusion de croire que nous puissions trouver ailleurs ce qu’elle ne peut nous donner.

[1Les Dieux jumeaux Λόγος-Ανάγχη, du hollandais Multatuli.