Compléments

La croisade dans le texte

Aux sources d’un idéal qui fut souvent lu comme conquérant avant d’être plus sobrement présenté comme pénitentiel, les réflexions actuelles de Jean Flori, comme l’anthologie republiée de Jean Richard, restaurent la complexité d’une "guerre sainte" toujours débattue.

Peut-il être juste de vouloir la guerre ?

La guerre sainte de Jean Flori, Aubier, "Collection historique", 406 p., 159F (24,24 €).

L’histoire contemporaine n’est pas seule à susciter de fortes polémiques interprétatives. Celle du Moyen Âge aussi connaît ses déchirements internes : qu’il suffise de rappeler les débats autour de la "mutation de l’an mil". Non sans enjeux idéologiques et politiques, l’analyse des croisades fait partie de ces terres d’affrontement. Elle charrie avec elle un ensemble de notions d’usage délicat, la guerre sainte au premier chef, qui ont de fortes résonances actuelles, notamment à travers le jihad si souvent invoqué et convoqué par les acteurs et les commentateurs. En conclusion de La Guerre sainte, Jean Flori se livre à une comparaison très éclairante entre ces deux concepts. Mais tel n’est pas son propos principal. L’auteur prend clairement parti dans les disputes historiographiques. Il entend réévaluer l’interprétation des croisades comme "guerre sainte" considérant qu’elle est "aujourd’hui trop négligée" au profit de celle qui présente ces expéditions avant tout en tant que pèlerinage pénitentiel armé. Même si Flori, qui avance toujours à pas feutrés, constate que les deux dimensions sont "aussi inséparables que les deux faces d’une pièce de monnaie", il voit dans la croisade essentiellement une "guerre saintissime de libération de la Palestine, redonnant aux chrétiens les territoires et les routes qui mènent a Jérusalem".

Jérusalem est bien au cœur des motifs de croisade, ainsi qu’en témoigne, par exemple, Pierre l’Ermite, dont Jean Flori se fit naguère le biographe (lire "Le Monde des livres" du 23 juillet 1999). La croisade ne se confond pas avec la guerre sainte : elle en est l’illustration "par excellence" mais avec des traits propres : composante eschatologique, appel du pape à toute la chrétienté "par-dessus la tête des rois et des princes", rôle fondamental de la Ville sainte. Si la démonstration s’arrêtait là, il n’y aurait rien d’autre qu’une prise de position stimulante. Mais le spécialiste de la chevalerie mène un projet plus ambitieux. Il veut en effet "scruter la préhistoire de la croisade", montrer comment s’est construite l’idée de guerre sainte depuis le Haut Moyen Âge, au détriment du discours de non-violence de l’Église des premiers temps. Aussi l’étude de la première croisade proprement dite n’occupe-t-elle qu’une place modeste dans le volume. Pour l’essentiel, Flori - plus enclin a traiter les textes comme expression idéologique qu’en tant que pratiques discursives - entreprend une minutieuse reconstitution des propos et des évènements qui ont progressivement sacralisé la violence guerrière dans l’Occident médiéval pour aboutir à la guerre sainte telle qu’elle est conçue à la fin du XIe siècle lorsque Urbain II lance "l’appel de Clermont".

La notion est déjà centrale chez saint Augustin, plus que la définition de la "guerre juste" si souvent associée a son nom et les guerres menées depuis Charlemagne contre les païens ou pour la défense de Rome et de l’Église sont loin d’être exemptes de sacralisation. La paix et la trêve de Dieu (promues par l’Église a partir de la fin du Xe siècle) constituent des étapes supplémentaires dans le processus de "sanctification" de la guerre puisque des "milices de paix" voient leurs engagements militaires légitimes.

Les saints eux-mêmes interviennent souvent violemment contre ceux qui s’en prennent à leur domaine. Sainte Foy ne fait-elle pas périr un clerc qui doutait de ses pouvoirs ? On voit ces mêmes saints surgir au milieu de la bataille - tel saint Germain contre les Normands - pour défendre la juste cause, comme ils le feront pour les croisades, alors que leurs bannières protègent les combattants. Dès avant les croisades, l’Église a glorifié les guerriers morts pour des causes sanctifiées et promis des récompenses spirituelles aux combattants de la "guerre sainte".

Dans la croisade, la rémission des péchés trouve autant son origine dans le "don de soi dans le combat pour Dieu" que dans le pèlerinage. À la sacralisation "positive" de la cause s’ajoute un versant "négatif " à savoir la diabolisation de la figure du païen et du musulman, par des chemins étudiés ici dans le détail. La papauté, transformée par la réforme grégorienne, est, bien sûr, une institution-clé dans le processus : qu’elle s’assure le concours de troupes variées pour sa propre défense, concède la bannière de saint Pierre à ses soutiens ou encourage la reconquista sur les Musulmans dans la Péninsule ibérique. Les habitués de Flori trouveront que les analyses se répètent un peu d’un titre à l’autre - La Guerre sainte reprend bien des thèmes à Croisade et chevalerie XIe-XIIe siècles, recueil d’articles paru en 1998 (De Boeck Université), à La Première Croisade (Complexe, 1992, qui ressort dans la collection "Historiques" 288 p., 56 F) et à Pierre l’Ermite et la première croisade (Fayard, 1999), titres qui s’entrecroisent également - voire, parfois, d’un passage à l’autre dans La Guerre sainte.

Mais l’ampleur de la documentation, la rigueur de la démonstration - qu’on partage ou non toutes ses conclusions - et la richesse du propos feront de ce livre un classique, incontournable pour comprendre les conceptions idéologiques du combat au Moyen Âge et penser, en temps long, "la guerre sainte".

Le Monde des livres, le 10 août 2001