Platon

Les plaisirs sans mélange

SOCRATE

Après les plaisirs mélangés, l’ordre naturel exige que nous abordions à leur tour les plaisirs sans mélange.

PROTARQUE

Très bien.

SOCRATE

Je vais donc me tourner vers eux et tâcher de les mettre sous nos yeux ; car je ne partage pas du tout l’opinion de ceux qui prétendent que tous les plaisirs ne sont qu’une cessation de la douleur. Cependant, comme je l’ai dit, je me sers de leur témoignage pour prouver qu’il y a des plaisirs qui paraissent être réels, mais qui ne le sont en aucune manière, et qu’il y en a d’autres qui apparaissent à la fois grands et nombreux, mais qui sont mêlés à la fois de douleurs et de cessations de douleurs, dans les crises les plus violentes du corps et de l’âme.

PROTARQUE

Mais quels sont, Socrate, les plaisirs qu’on peut, à juste titre, regarder comme vrais ?

SOCRATE

Ce sont ceux qui ont trait à ce qu’on appelle les belles couleurs, aux figures, à la plupart des odeurs et des sons et à toutes les choses dont la privation n’est ni sensible ni douloureuse, mais qui procurent des jouissances sensibles, agréables, pures de toute souffrance.

PROTARQUE

Comment faut-il encore entendre ce que tu dis, Socrate ?

SOCRATE

J’avoue qu’à première vue, ma pensée n’est pas claire, mais je vais essayer de l’éclaircir. Quand je parle de la beauté des figures, je ne veux pas dire ce que la plupart des gens entendent sous ces mots, des êtres vivants par exemple, ou des peintures ; j’entends, dit l’argument, la ligne droite, le cercle, les figures planes et solides formées sur la ligne et le cercle au moyen des tours, des règles, des équerres, si tu me comprends. Car je soutiens que ces figures ne sont pas, comme les autres, belles sous quelque rapport, mais qu’elles sont toujours belles par elles-mêmes et de leur nature, qu’elles procurent certains plaisirs qui leur sont propres et n’ont rien de commun avec les plaisirs du chatouillement. J’ajoute qu’il y a des couleurs qui offrent des beautés et des plaisirs empreints du même caractère. Comprends-tu maintenant ? ou qu’as-tu à dire ?

PROTARQUE

J’essaye de comprendre ; essaye, toi aussi, de t’expliquer encore plus clairement.

SOCRATE

Je dis donc, pour en venir aux sons, qu’il y en a de coulants et de clairs, qui rendent une simple note pure, et qu’ils sont beaux, non point relativement, mais absolument, par eux-mêmes, ainsi que les plaisirs qui en sont une suite naturelle.

PROTARQUE

Cela aussi est vrai.

SOCRATE

Le plaisir que donnent les odeurs est d’un genre moins divin que les précédents ; mais, dès lors que la douleur ne s’y mêle pas nécessairement, par quelque voie et en quelque objet qu’il nous arrive, je le tiens toujours pour un genre qui fait le pendant avec eux et je dis, si tu me comprends bien, qu’il y a là deux espèces de plaisir.

PROTARQUE

Je comprends.

SOCRATE

Ajoutons-y encore les plaisirs de la science, s’il nous paraît qu’ils ne sont pas joints à la soif de savoir, et si la source n’en est pas une douleur occasionnée par cette soif.

PROTARQUE

Je suis sur ce point d’accord avec toi.

SOCRATE

Mais si, quand on est rempli de connaissances, on vient par la suite à les perdre par l’oubli, vois-tu que cette perte cause quelque douleur ?

PROTARQUE

De par sa nature, aucune ; mais, à la réflexion, on peut se chagriner d’avoir perdu quelque connaissance, à cause du besoin qu’on en a.

SOCRATE

Oui, bienheureux homme ; mais, en ce moment, nous nous occupons des affections naturelles en elles-mêmes, indépendamment de toute réflexion.

PROTARQUE

Alors tu as raison de dire que nous ne sentons aucune douleur quand l’oubli nous fait perdre des connaissances.

SOCRATE

En conséquence, il faut dire que les plaisirs de la science sont des plaisirs sans mélange et qu’ils ne sont pas accessibles à la plupart des hommes, mais à un très petit nombre.

PROTARQUE

Certainement, il faut le dire.

Platon, Philèbe, 60 bc, trad. Chambry