Kant

Quel enseignement religieux pour les enfants ? (morale et religion.)

Si l’on considère l’éducation des enfants par rapport à la religion, la première question est de savoir si l’on peut inculquer de bonne heure des concepts religieux aux enfants. On a beaucoup discuté à ce sujet en pédagogie. Des concepts religieux supposent toujours une certaine théologie. Serait-il donc possible d’inculquer une théologie à la jeunesse qui ne connaît encore ni le monde, ni elle-même ? Comment la jeunesse, qui ne connaît pas encore le devoir, pourrait-elle être capable de comprendre un devoir immédiat envers Dieu ? Il est certain que s’il pouvait se faire que des enfants n’aient jamais été témoins d’aucun acte de vénération envers l’Être suprême, et n’aient même jamais entendu le nom de Dieu, il serait alors conforme à l’ordre des choses d’attirer leur attention sur les fins et sur ce qui convient à l’homme, d’exercer leur faculté de juger, de les instruire de l’ordre et de la beauté des œuvres de la nature, de leur donner ensuite une connaissance encore plus étendue du système du monde et enfin sur ce fondement de leur ouvrir le concept d’un Être suprême, d’un législateur. Mais comme cela n’est pas possible dans notre situation actuelle, et puisqu’ils entendent prononcer le nom de Dieu et sont témoins des cultes qu’on lui rend, si l’on voulait attendre pour leur apprendre quelque chose de Dieu, on ne provoquerait que de l’indifférence ou des idées absurdes, par exemple la peur devant la puissance divine. Or, comme on doit prendre soin à ce que cette idée ne se glisse pas dans l’imagination des enfants, il faut, afin de l’éviter, chercher à leur inculquer de bonne heure des concepts religieux. Toutefois ceci ne doit pas être œuvre de mémoire, simple imitation et pure singerie ; le chemin que l’on choisit doit toujours être approprié à la nature. Sans même posséder un concept abstrait du devoir, des obligations, de la bonne ou de la mauvaise conduite, des enfants verront qu’il existe une loi du devoir, qu’ils ne doivent pas être déterminés par le sentiment de bien-être, l’utilité etc., mais par quelque chose d’universel, qui ne se règle pas sur les caprices des hommes. Mais le maître même doit se faire ce concept.

On doit d’abord tout attribuer à la nature et ensuite attribuer celle-ci à Dieu ; on montrera par exemple en premier lieu comment tout est disposé en vue de la conservation des espèces et de leur équilibre, mais en même temps aussi de manière plus lointaine pour l’homme, de telle sorte qu’il puisse par lui-même devenir heureux.

La meilleure manière de rendre clair le concept de Dieu serait une analogie avec le père sous la garde duquel nous vivons ; on peut ainsi montrer avec beaucoup de fruit l’unité des hommes conçus comme formant une famille.

Qu’est-ce que la religion ? La religion est la loi qui est en nous, dans la mesure où elle reçoit sa force sur nous d’un législateur et d’un juge ; c’est une morale appliquée à la connaissance de Dieu. Si la religion n’est pas liée à la moralité, elle n’est qu’une recherche de faveurs. Or les cantiques, les prières, la fréquentation de l’église doivent seulement donner à l’homme de nouvelles forces et un nouveau courage pour s’améliorer, ou encore : elles ne doivent être que l’expression d’un cœur animé par la représentation du devoir. Ce ne sont point de bonnes œuvres, mais seulement une préparation aux bonnes œuvres et l’on ne saurait être agréable à l’Être suprême qu’en devenant un homme meilleur.

Chez l’enfant il faut commencer par la loi qu’il porte en lui. L’homme est à ses propres yeux méprisable lorsqu’il est vicieux. Ce mépris est fondé dans l’homme lui-même et il n’existe pas seulement du fait que Dieu a défendu le mal. En effet il n’est pas nécessaire que le législateur soit aussi le créateur de la loi. C’est ainsi qu’un prince peut interdire le vol en ses États, sans qu’il puisse pour cela être nommé le créateur de l’interdiction du vol. Par là l’homme apprend à voir que sa bonne conduite seule peut le rendre digne du bonheur. La loi divine doit se manifester en même temps comme loi naturelle, car elle n’est pas arbitraire. C’est pourquoi la religion est comprise en toute moralité.

Mais il ne faut pas commencer par la théologie. La religion, qui n’est construite que sur la théologie, ne peut jamais envelopper quelque chose de moral. On n’y trouvera d’une part que la peur et d’autre part que des desseins et des intentions guidés par l’idée de récompense, et il ne résulte de cela qu’un culte superstitieux. La moralité doit donc être première et la théologie doit la suivre et c’est ce que l’on appelle religion. La loi en nous s’appelle conscience. A proprement parler la conscience est l’application de nos actions à cette loi. Les reproches de la conscience demeureront sans effet, si on ne les pense pas comme les représentants de Dieu, qui a établi son siège sublime au-dessus de nous, mais qui a aussi établi en nous un tribunal. Mais si la religion ne se joint pas à la délicatesse de la conscience morale, elle est sans effet. La religion sans la conscience morale n’est qu’un culte superstitieux. On croit servir Dieu lorsque par exemple on le loue, ou célèbre sa puissance, sa sagesse, sans penser à la manière d’obéir aux lois divines, sans même connaître et étudier la puissance et la sagesse de Dieu. Pour certaines gens les cantiques sont un opium pour la conscience et un oreiller sur lequel on peut tranquillement dormir.

Des enfants ne peuvent saisir tous les concepts religieux, on doit néanmoins leur en inculquer quelques-uns ; mais ils doivent être plus négatifs que positifs. - Il ne sert à rien sinon à donner une idée absurde de la piété, que de faire réciter machinalement des formules aux enfants. La véritable manière d’honorer Dieu consiste à agir selon sa volonté et c’est ce qu’il faut enseigner aux enfants. On doit veiller aussi bien en ce qui concerne les enfants qu’en ce qui nous concerne personnellement à ce que le nom de Dieu ne soit pas si souvent profané. C’est déjà le profaner que d’en user en formulant des souhaits de bonheur et cela même dans une pieuse intention. Chaque fois qu’il en prononce le nom, la notion de Dieu devrait remplir l’homme de respect et par conséquent il devrait en faire usage rarement et jamais à la légère. L’enfant doit apprendre à ressentir du respect devant Dieu comme maître de la vie et du monde entier, ensuite comme protecteur des hommes, enfin en troisième lieu comme leur juge. On dit que Newton se recueillait et méditait toujours un moment lorsqu’il avait prononcé le nom de Dieu.

En éclaircissant tout uniment les concepts de Dieu et du devoir on apprend à l’enfant d’autant mieux à respecter les soins que Dieu a pris pour ses créatures et on le garde du penchant à la destruction et à la cruauté, qui s’exprime de tant de façons dans le goût à martyriser de petits animaux. Il faudrait en même temps instruire la jeunesse à découvrir le bien dans le mal : par exemple les bêtes de proie et les insectes sont des modèles de propreté et d’activité. Ils rappellent aux hommes mauvais le respect de la loi. Les oiseaux qui chassent les vers sont les protecteurs des jardins, etc.

Il faut inculquer par conséquent quelques concepts de l’Être suprême aux enfants afin que voyant les autres prier, etc., ils puissent savoir envers qui et pour quelle raison. Mais ces concepts doivent être très peu nombreux et, comme on l’a dit, être seulement négatifs. Il faut donc commencer à les inculquer aux enfants dès la première jeunesse, mais il faut en même temps veiller à ce que les enfants n’estiment pas les hommes d’après leur pratique religieuse, car nonobstant la diversité des religions, il y a cependant partout unité de religion.

Kant, Réflexions sur l’éducation, Trad. Philonenko, Vrin, 1987, p. 142-146.