Traité politique, II, §22

  • 15 décembre 2004


Pour ce qui touche à la religion, il est certain que l’homme est d’autant plus libre et d’autant plus d’accord avec lui-même, qu’il aime Dieu davantage et l’honore d’une âme plus entière. Toutefois en tant que nous avons égard non à l’ordre de la nature que nous ignorons, mais aux seules injonctions de la raison concernant la religion, et que nous considérons en même temps que ces injonctions sont en nous comme une révélation par laquelle en nous-mêmes Dieu ferait entendre sa parole, ou encore ont été révélées aux Prophètes sous forme de lois [1], nous pouvons dire, parlant humainement, que cet homme obéit à Dieu qui l’aime d’une âme entière, et que celui-là au contraire pèche, qui se laisse enchaîner par le désir aveugle.
Mais nous devons nous rappeler en même temps que nous sommes au pouvoir de Dieu comme l’argile au pouvoir du potier qui, de la même terre, fait des vases dont les uns sont pour l’honneur, les autres pour l’opprobre [2], et aussi que l’homme peut bien agir contrairement à ces décrets de Dieu qui sont imprimés comme des lois dans notre âme ou dans celle des prophètes, mais non contre le décret éternel de Dieu qui est gravé dans tout l’univers et qui concerne l’ordre de toute la nature [3].


Traduction Saisset :

Pour ce qui regarde la religion, il est également certain que l’homme est d’autant plus libre et d’autant plus soumis à lui-même qu’il a plus d’amour pour Dieu et l’honore d’un cœur plus pur. Mais en tant que nous considérons, non pas l’ordre de la nature qui nous est inconnu, mais les seuls commandements de la raison touchant les choses religieuses, en tant aussi que nous remarquons que ces mêmes commandements nous sont révélés par Dieu au dedans de nous-mêmes, et ont été révélés aux prophètes à titre de lois divines, à ce point de vue, nous disons que c’est obéir à Dieu que de l’aimer d’un cœur pur, et que c’est pécher que d’être gouverné par l’aveugle passion. Il faut toutefois ne pas oublier que nous sommes dans la puissance de Dieu comme l’argile dans celle du potier, lequel tire d’une même matière des vases destinés à l’ornement et d’autres vases destinés à un usage vulgaire ; d’où il suit que l’homme peut, à la vérité, faire quelque chose contre ces décrets de Dieu inscrits à titre de lois, soit dans notre âme, soit dans l’âme des prophètes ; mais il ne peut rien contre ce décret éternel de Dieu inscrit dans la nature universelle, et qui regarde l’ordre de toutes choses.


Ad religionem quod attinet, certum etiam est, hominem eo magis esse liberum et sibi maxime obsequentem, quo Deum magis amat et animo magis integro colit. Verum quatenus non ad naturae ordinem, quem ignoramus, sed ad sola rationis dictamina, quae religionem concernunt, attendimus et simul consideramus, eadem nobis a Deo, quasi in nobis ipsis loquente, revelari, vel etiam haec eadem prophetis veluti iura fuisse revelata, eatenus, more humano loquendo, dicimus hominem Deo obsequi, qui ipsum integro animo amat, et contra peccare, qui caeca cupiditate ducitur. Sed interim memores esse debemus, quod in Dei potestate sumus, sicut lutum in potestate figuli, qui ex eadem massa alia vasa ad decus, alia ad dedecus facit, atque adeo quod homo contra haec Dei decreta quidem, quatenus in nostra vel in prophetarum mente tamquam iura inscripta fuerunt ; at non contra aeternum Dei decretum, quod in universa natura inscriptum est, quodque totius naturae ordinem respicit, quicquam agere potest.


[2Paul,Épître aux Romains, 9, 21-22.

[3Voyez la Lettre 75, à Oldenburg

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