Traité politique, III, §02

  • 19 décembre 2004


Il apparaît, d’après le § 15 du chapitre précédent, que le droit de celui qui a le pouvoir public, c’est-à-dire du souverain, n’est autre chose que le droit de nature, lequel se définit par la puissance non de chacun des citoyens, pris à part, mais de la masse conduite en quelque sorte par une même pensée. Cela revient à dire que le corps et l’âme de l’État tout entier a un droit qui a pour mesure sa puissance, comme on a vu que c’était le cas pour l’individu dans l’état de nature : chaque citoyen ou sujet a donc d’autant moins de droit que la Cité l’emporte sur lui en puissance (voir le § 16 du chapitre précédent), et en conséquence chaque citoyen ne peut rien faire ni posséder suivant le droit civil, que ce qu’il peut revendiquer en vertu d’un décret de la Cité [1].


Traduction Saisset :

Il est évident par l’article 15 du chapitre précédent que le droit de l’État ou des pouvoirs souverains n’est autre chose que le droit naturel lui-même, en tant qu’il est déterminé, non pas par la puissance de chaque individu, mais par celle de la multitude agissant comme avec une seule âme ; en d’autres termes, le droit du souverain, comme celui de l’individu dans l’état de nature, se mesure sur sa puissance. D’où il suit que chaque citoyen ou sujet a d’autant moins de droit que l’État tout entier a plus de puissance que lui (voyez l’article 16 du chapitre précédent), et par conséquent chaque citoyen n’a droit qu’à ce qui lui est garanti par l’État.


Ex art. 15. praeced. cap. patet, imperii seu summarum potestatum ius nihil esse praeter ipsum naturae ius, quod potentia, non quidem uniuscuiusque, sed multitudinis, quae una veluti mente ducitur, determinatur, hoc est, quod sicuti unusquisque in statu naturali, sic etiam totius imperii corpus et mens tantum iuris habet, quantum potentia valet. Atque adeo unusquisque civis seu subditus tanto minus iuris habet, quanto ipsa civitas ipso potentior est (vid. art. 16. praeced. cap.), et consequenter unusquisque civis nihil iure agit, nec habet praeter id, quod communi civitatis decreto defendere potest.


[1Ramond : "chaque citoyen ne fait ou ne possède à bon droit rien de plus que ce qu’il peut défendre par le décret commun de la Cité" ; Zac : "par conséquent, un citoyen ne fait et ne possède rien légalement que ce qu’il peut réclamer par un décret commun de la cité" ; Francès : "Pour avoir le droit d’accomplir une action quelconque ou de posséder un bien quelconque, tout citoyen doit donc se réclamer d’une décision générale de la nation".
Ce "décret commun" doit être distingué autant de la "volonté générale" de Rousseau que de la "volonté de tous" : "Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de volontés particulières : mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s’entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale " La volonté générale de Rousseau s’abstrait des volontés et désirs particuliers, alors que le décret commun de la cité de Spinoza est association des conatus particuliers. Voyez Traité politique, III, §05 .

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