Traité politique, III, §03

  • 30 décembre 2004


Si la Cité accorde à quelqu’un le droit et par suite le pouvoir (car autrement, d’après le § 12 du chapitre précédent, elle ne lui aurait donné que des paroles) de vivre selon sa propre complexion, elle se dessaisit de son propre droit et le transfère à celui à qui elle donne ce pouvoir. Si elle donne ce pouvoir à deux personnes ou à plusieurs, elle divise par cela même l’État, chacun de ceux à qui le pouvoir a été donné vivant selon sa propre complexion. Si enfin elle donne ce pouvoir à chacun d’entre les citoyens, elle se détruit elle-même ; la Cité n’existe plus et l’on revient à l’état de nature. Tout cela est très manifeste par ce qui précède et par suite on ne peut en aucune façon concevoir que la règle de la Cité permette à chaque citoyen de vivre selon sa propre complexion : ce droit naturel par lequel chacun est juge de lui-même, disparaît donc nécessairement dans l’état civil. Je dis expressément la règle de la Cité, car le droit naturel de chacun (si nous pesons bien les choses) ne cesse pas d’exister dans l’état civil. L’homme en effet, aussi bien dans l’état naturel que dans l’état civil, agit selon les lois de sa nature et veille à ses intérêts, car dans chacun de ces deux états, c’est l’espérance ou la crainte qui le conduit à faire ou à ne pas faire ceci ou cela, et la principale différence entre les deux états est que, dans l’état civil, tous ont les mêmes craintes, et que la sécurité a pour tous les mêmes causes, de même que la règle de vie est commune, ce qui ne supprime pas, tant s’en faut, la faculté de juger propre à chacun. Qui a décidé en effet d’obéir à toutes les injonctions de la Cité, soit qu’il redoute sa puissance, soit qu’il aime la tranquillité, veille à sa propre sécurité et à ses intérêts suivant sa complexion.


Traduction Saisset

Supposez que l’État accorde à un particulier le droit de vivre à sa guise et conséquemment qu’il lui en donne la puissance (car autrement, en vertu de l’article 12 du précédent chapitre, il ne lui donnerait que des paroles), par cela même il cède quelque chose de son propre droit et le transporte au particulier dont il s’agit. Mais supposez qu’il accorde ce même droit à deux particuliers ou à un plus grand nombre, par cela même l’État est divisé ; et si enfin vous admettez que l’État donne ce pouvoir à tous les particuliers, voilà l’État détruit et l’on revient à la condition naturelle : toutes conséquences qui résultent manifestement de ce qui précède. Il suit de là qu’on ne peut concevoir en aucune façon qu’il soit permis légalement à chaque citoyen de vivre à sa guise, et par suite, ce droit naturel en vertu duquel chaque individu est son juge à lui-même cesse nécessairement dans l’ordre social. Remarquez que j’ai parlé expressément d’une permission légale ; car, à y bien regarder, le droit naturel de chacun ne cesse pas absolument dans l’ordre social. L’homme, en effet, dans l’ordre social comme dans l’ordre naturel, agit d’après les lois de sa nature et cherche son intérêt ; la principale différence, c’est que dans l’ordre social tous craignent les mêmes maux et il y a pour tous un seul et même principe de sécurité, une seule et même manière de vivre, ce qui n’enlève certainement pas à chaque individu la faculté de juger. Car celui qui se détermine à obéir à tous les ordres de l’État, soit par crainte de sa puissance, soit par amour de la tranquillité, celui-là, sans contredit, pourvoit comme il l’entend à sa sécurité et à son intérêt.


Si civitas alicui concedat ius, et consequenter potestatem (nam alias per art. 12. praeced. cap. verba tantum dedit) vivendi ex suo ingenio, eo ipso suo iure cedit et in eum transfert, cui talem potestatem dedit. Si autem duobus aut pluribus hanc potestatem dedit, ut scilicet unusquisque ex suo ingenio vivat, eo ipso imperium divisit, et si denique unicuique civium hanc eandem potestatem dedit, eo ipso sese destruxit, nec manet amplius civitas, sed redeunt omnia ad statum naturalem, quae omnia ex praecedentibus manifestissima fiunt. Atque adeo sequitur, nulla ratione posse concipi, quod unicuique civi ex civitatis instituto liceat ex suo ingenio vivere, et consequenter hoc ius naturale, quod scilicet unusquisque sui iudex est, in statu civili necessario cessat. Dico expresse ex civitatis instituto ; nam ius naturae uniuscuiusque (si recte rem perpendamus) in statu civili non cessat. Homo namque tam in statu naturali, quam civili ex legibus suae naturae agit, suaeque utilitati consulit. Homo, inquam, in utroque statu spe aut metu ducitur ad hoc aut illud agendum vel omittendum ; sed praecipua inter utrumque statum differentia est, quod in statu civili omnes eadem metuant, et omnibus una eademque securitatis sit causa et vivendi ratio, quod sane iudicandi facultatem uniuscuiusque non tollit. Qui enim omnibus civitatis mandatis obtemperare constituit, sive eius potentiam metuit, vel quia tranquillitatem amat, is profecto suae securitati suaeque utilitati ex suo ingenio consulit.

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