Traité politique, VII, §29

  • 23 mars 2005


Je reconnais d’ailleurs qu’il n’est guère possible de tenir secrets les desseins de pareil État. Mais tous doivent reconnaître avec moi que mieux vaut que l’ennemi connaisse les desseins honnêtes d’un État, que non pas que les mauvais desseins d’un despote demeurent cachés aux citoyens. Ceux qui peuvent traiter secrètement les affaires de l’État l’ont entièrement en leur pouvoir, et en temps de paix tendent des pièges aux citoyens comme ils en tendent à l’ennemi en temps de guerre. Que le silence soit souvent utile à l’État, nul ne peut le nier, mais nul aussi ne prouvera que l’État ne peut subsister sans le secret. Remettre à quelqu’un sans réserve la chose publique et garder la liberté c’est tout à fait impossible, et c’est une folie de vouloir éviter un mal léger par un très grand mal. Le refrain de ceux qui ont convoité le pouvoir absolu a toujours été : il est de l’intérêt de la Cité que ses affaires soient traitées secrètement [1], et autres sentences du même genre ; plus elles se couvrent du prétexte de l’utilité, plus dangereusement elles tendent à établir la servitude.


Traduction Saisset :

Au surplus, j’avoue que les desseins d’un tel État peuvent difficilement être cachés. Mais tout le monde conviendra aussi avec moi qu’il vaut mieux voir les desseins honnêtes d’un gouvernement connus des ennemis, que les machinations perverses d’un tyran tramées à l’insu des citoyens. Quand les gouvernants sont en mesure d’envelopper dans le secret les affaires de l’État, c’est que le pouvoir absolu est dans leurs mains, et alors ils ne se bornent pas à tendre des embûches à l’ennemi en temps de guerre ; ils en dressent aussi aux citoyens en temps de paix. Au surplus, il est impossible de nier que le secret ne soit souvent nécessaire dans un gouvernement ; mais que l’État ne puisse subsister sans étendre le secret à tout, c’est ce que personne ne soutiendra. Confier l’État à un seul homme et en même temps garder la liberté, c’est chose évidemment impossible, et par conséquent il y a de la sottise, pour éviter un petit dommage, à s’exposer à un grand mal. Mais voilà bien l’éternelle chanson de ceux qui convoitent le pouvoir absolu : qu’il importe hautement à l’État que ses affaires se fassent dans le secret, et autres beaux discours qui, sous le voile de l’utilité publique, mènent tout droit à la servitude.


Ceterum fateor huius imperii consilia celari vix posse. Sed unusquisque mecum etiam fatebitur multo satius esse, ut recta imperii consilia hostibus pateant, quam ut prava tyrannorum arcana clam civibus habeantur. Qui imperii negotia secreto agitare possunt, idem absolute in potestate habent, et ut hosti in bello, ita civibus in pace insidiantur. Quod silentium imperio saepe ex usu sit, negare nemo potest ; sed quod absque eodem idem imperium subsistere nequeat, nemo unquam probabit. At contra rempublicam alicui absolute credere, et simul libertatem obtinere, fieri nequaquam potest ; atque adeo inscitia est, parvum damnum summo malo vitare velle. Verum eorum, qui sibi imperium absolutum concupiscunt, haec unica fuit cantilena, civitatis omnino interesse, ut ipsius negotia secreto agitentur, et alia huiusmodi, quae quanto magis utilitatis imagine teguntur, tanto ad infensius servitium erumpunt.


[1Hobbes au contraire, auquel Spinoza s’oppose ici, affirme que « les délibérations des grandes assemblées ont ceci d’incommode, que les desseins de la république auxquels le secret est le plus souvent très nécessaire, sont éventés et portés aux ennemis avant qu’on puisse les exécuter ; si bien que les étrangers ne sont pas moins informés que le peuple qui gouverne, de ce qu’il peut et de ce qu’il ne peut point, ou de ce qu’il veut, et de ce qu’il désapprouve. » ( De Cive, chap. X, XIV). Voyez sur ce point De Cive, chap.X, de X à XV.

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