Traité politique, VIII, §03

  • 26 mars 2005


Il est habituel que les patriciens soient tous de la même ville qui est la capitale de l’État et donne ainsi son nom à la Cité ou à la République ainsi que ce fut le cas pour Rome autrefois, Venise, Gênes, etc., aujourd’hui. La République de Hollande, au contraire, tire son nom de la province entière, d’où, pour les sujets de cet État, une liberté plus grande. Avant de pouvoir déterminer les principes fondamentaux sur lesquels doit reposer un État aristocratique, il faut noter la différence qu’il y a entre un pouvoir transféré à un seul et celui qui est remis à une Assemblée assez nombreuse. Cette différence est très grande. En premier lieu en effet, la puissance d’un seul est bien incapable de suffire au maintien de tout l’État (ainsi que nous l’avons dit dans le § 5 du chap. VI). On ne peut sans absurdité manifeste en dire autant d’une Assemblée, pourvu qu’elle soit assez nombreuse : qui dit en effet qu’une Assemblée est assez nombreuse, affirme par cela même que cette Assemblée est capable de maintenir l’État. Un roi, donc, a de conseillers un besoin absolu, une Assemblée n’en a aucunement besoin. De plus, les rois sont mortels, les Assemblées se perpétuent indéfiniment ; le pouvoir une fois transféré à une Assemblée ne fera donc jamais retour à la masse, cela n’est pas le cas dans une monarchie, comme nous l’avons montré au § 25 du chapitre précédent. En troisième lieu le pouvoir du roi n’existe souvent que de nom, à cause de son âge, de son état de maladie, de sa vieillesse ou pour d’autres causes, tandis que la puissance d’une Assemblée demeure constante. En quatrième lieu la volonté d’un homme est variable et incertaine et, pour cette raison, dans une monarchie, toute loi est bien une volonté exprimée du roi (nous l’avons vu dans le § 1 du chapitre précédent), mais toute volonté du roi ne doit pas avoir force de loi ; on ne peut dire cela de la volonté d’une Assemblée suffisamment nombreuse. Puisque, en effet, l’Assemblée (nous venons de le montrer) n’a aucun besoin de conseillers, il faut nécessairement que toute volonté exprimée par elle ait force de loi. Nous concluons donc que le pouvoir conféré à une Assemblée assez nombreuse est absolu ou se rapproche beaucoup de cette condition. S’il existe un pouvoir absolu, ce ne peut être que celui que possède le peuple entier.


Traduction Saisset :

Il arrive le plus souvent que les patriciens appartiennent à une seule ville qui est la capitale de tout l’empire et qui donne son nom à l’État ou à la république, comme par exemple cela s’est vu dans les républiques de Rome, de Venise, de Gênes, etc. Au contraire, la république des Hollandais tire son nom de la province tout entière, d’où il arrive que les sujets de ce gouvernement jouissent d’une plus grande liberté.

Mais avant de déterminer les conditions fondamentales du gouvernement aristocratique, remarquons la différence énorme qui existe entre un pouvoir confié à un seul homme et celui qui est entre les mains d’une assemblée suffisamment nombreuse. Et d’abord la puissance d’un seul homme est toujours disproportionnée au fardeau de tout l’empire (comme nous l’avons fait voir, article 5 du chapitre VI), inconvénient qui n’existe pas pour une assemblée suffisamment nombreuse ; car, du moment que vous la reconnaissez telle, vous accordez qu’elle est capable de suffire au poids de l’État. Par conséquent, tandis que le Roi a toujours besoin de conseillers, cette assemblée peut s’en passer. En second lieu, les rois sont mortels ; les assemblées, au contraire, sont éternelles, et par suite, la puissance de l’État, une fois mise entre les mains d’une assemblée suffisamment nombreuse, ne revient jamais à la multitude, ce qui n’a pas lieu dans le gouvernement monarchique, ainsi que nous l’avons montré à l’article 25 du précédent chapitre. Troisièmement, le gouvernement d’un Roi est toujours précaire, à cause de l’enfance, de la maladie, de la vieillesse et autres accidents semblables ; au lieu que la puissance d’une assemblée subsiste une et toujours la même. Quatrièmement, la volonté d’un seul homme est fort variable et fort inconstante, d’où il résulte que tout le droit de l’État monarchique est dans la volonté expliquée du Roi (comme nous l’avons fait voir dans l’article 1 du chapitre précédent), sans que pour cela toute volonté du Roi doive être le droit ; or cette difficulté disparaît quand il s’agit de la volonté d’une assemblée suffisamment nombreuse. Car cette assemblée, n’ayant pas besoin de conseillers (comme on vient de le dire), il s’ensuit que toute volonté expliquée émanant d’elle est le droit même. Je conclus de là que le gouvernement confié à une assemblée suffisamment nombreuse est un gouvernement absolu, ou du moins celui qui approche le plus de l’absolu ; car s’il y a un gouvernement absolu, c’est celui qui est entre les mains de la multitude tout entière.


Solent frequentius patricii cives esse unius urbis, quae caput totius imperii est, ita ut civitas sive respublica ex eadem habeat vocabulum, ut olim Romana, hodie Veneta, Genuensis, etc. At Hollandorum respublica nomen ex integra provincia habet, ex quo oritur, ut huius imperii subditi maiori libertate gaudeant. Iam antequam fundamenta, quibus hoc imperium aristocraticum niti debet, determinare possimus, notanda est differentia inter imperium, quod in unum, et inter id, quod in satis magnum concilium transfertur, quae sane permagna est. Nam primo unius hominis potentia integro imperio sustinendo (ut art. 5. cap. 6. diximus) longe impar est, quod sine manifesto aliquo absurdo de concilio satis magno enunciare nemo potest. Qui enim concilium satis magnum esse affirmat, simul negat idem imperio sustinendo esse impar. Rex igitur consiliariis omnino indiget, concilium autem huiusmodi minime. Deinde reges mortales sunt, concilia contra aeterna. Atque adeo imperii potentia, quae semel in concilium satis magnum translata est, numquam ad multitudinem redit, quod in imperio monarchico locum non habet, ut art. 25. cap. praeced. ostendimus. Tertio regis imperium vel ob eius pueritiam, aegritudinem, senectutem vel aliis de causis saepe precarium est ; huiusmodi autem concilii potentia econtra una eademque semper manet. Quarto unius hominis voluntas varia admodum et inconstans est ; et hac de causa imperii monarchici omne quidem ius est regis explicata voluntas (ut in art. 1. cap. praeced. diximus) ; at non omnis regis voluntas ius esse debet, quod de voluntate concilii satis magni dici nequit. Nam quandoquidem ipsum concilium (ut modo ostendimus) nullis consiliariis indiget, debet necessario omnis eius explicata voluntas ius esse. Ac proinde concludimus, imperium, quod in concilium satis magnum transfertur, absolutum esse vel ad absolutum maxime accedere. Nam si quod imperium absolutum datur, illud revera est, quod integra multitudo tenet.

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