Livres

L’inspiration continue, par Maria Zambrano

Traduit par Jean-Marc Sourdillon et Jean-Maurice Teurlay, Jérôme Millon http://www.millon.c..., 2006.

Maria Zambrano, disparue en 1991, fut une philosophe espagnole de premier plan. C’est habituellement ainsi qu’on la présente. Mais elle fut peut-être avant tout un authentique écrivain. Célèbre dans son pays (on vient de lui consacrer un film), elle l’est aussi en Amérique centrale, en Italie, en Suisse, partout où elle a vécu et où sa présence a marqué. Camus avait entamé les démarches pour la publier en France, lorsqu’il fut victime de l’accident de la route qui lui a coûté la vie. Il avait ce jour-là dans sa sacoche la traduction pour Gallimard de El Hombre y lo divino.
Zambrano - Inspiration continue

Philosophe, écrivain - qualifier ainsi Maria Zambrano ne saurait pourtant suf­fire. Car il faudrait ajouter que la philosophie est à ses yeux une forme de vie, et que cette philosophie ne vaut rien si elle ne se trempe aux impérieux secrets de l’exis­tence réelle. Démarche de profonde intériorité, qui veut que la pensée s’incline tou­jours devant la vie ; d’où la forme privilégiée par Maria Zambrano, celle de l’essai, libre, inspiré, clair et obscur tour à tour afin de solliciter le goût de la méditation et faire mesurer sa parenté avec tous les versants de la vie.
Le volume présenté, précieuse introduction à toute l’oeuvre de l’écrivain, reprend les essais les plus décisifs de l’auteur ; chacun d’eux s’enracine dans les ques­tions les plus difficiles parce qu’elles sont les plus simples : qu’est-ce comprendre, qu’est-ce que le sentiment de l’exil, qu’est-ce que l’espérance, qu’est-ce que vivre en étant mû par ces mouvements profonds ? Avec Maria Zambrano, nous compre­nons que lire, c’est nous engager dans le déchiffrement de notre propre histoire, sans rien oublier de ses tâtonnements et de ses moments de lumière.
Le recueil composé par le traducteur de ces essais, Jean-Marc Sourdillon, nous fait mesurer l’extraordinaire capacité d’attention au monde de la philosophe : tou­jours aussi intensément amoureuse de la vie et de sa capacité d’espérance, qu’elle écrive un essai ou une lettre à des amis. En sorte qu’on admire tout autant, dans le sentiment d’une intense unité, la philosophe que la femme qu’elle fut.
4è de couv)


Extrait

Pourquoi on écrit.

Écrire, c’est défendre la solitude dans laquelle on se trouve ; c’est une action qui ne surgit que d’un isolement effectif, mais d’un isolement communicable, dans la mesure où, précisément, à cause de l’éloignement de toutes les choses concrètes, le dévoi­lement de leurs relations est rendu possible.
Mais c’est une solitude qui nécessite d’être défendue, ce qui veut dire qu’elle nécessite une justification. L’écrivain défend sa solitude en montrant ce qu’il trouve en elle et uniquement en elle.
Mais pourquoi écrire si la parole existe ? C’est que l’immédiat, ce qui jaillit de notre spontanéité, fait partie de ces choses dont nous n’assumons pas intégralement la responsabilité parce que cela ne jaillit pas de la totalité de nous-même ; c’est une réaction toujours urgente, pressante. Nous parlons parce que quelque chose nous presse et que la pression vient du dehors, d’un piège où les circonstances prétendent nous pousser ; et la parole nous en libère. Par la parole nous nous rendons libres, libres à l’égard du moment, de la circonstance assiégeante et immédiate. Mais la parole ne nous recueille pas, pas plus qu’elle ne nous crée ; au contraire, un usage excessif de la parole produit toujours une désagrégation ; grâce à la parole nous remportons une victoire sur le moment mais bientôt nous sommes à notre tour vaincus par lui, par la succession de ceux qui vont soutenir notre attaque sans nous laisser la possibilité de répondre. C’est une victoire conti­nuelle qui, à la fin, se transforme pour nous en déroute.
Et c’est de cette déroute, déroute intime, humaine - non pas d’un homme en particulier mais de l’être humain, que naît l’exigence d’écrire. On écrit pour regagner du terrain sur la déroute continuelle d’avoir longuement parlé.


Zambrano des abysses

Par Robert MAGGIORI

Libération : jeudi 23 novembre 2006

Entre l’ombre et la lumière, il y a la clairière ­ une clarté filtrée, timide et courageuse, qui lutte contre les herbes mauvaises et les frondaisons, mais qui jamais ne s’épuise. Femme réservée et tenace, femme de l’errance et de l’espérance, femme du murmure et de la parole silencieuse qui porte parfois plus loin que le cri, María Zambrano ne peut avoir de demeure que là, dans la « clairière du bois » [1]. Elle s’y tient visible et invisible. Sa place même dans la philosophie contemporaine est toujours entre « l’obscur et la transparence » . Si elle figure désormais aux côtés des « grands d’Espagne », José Ortega y Gasset et Miguel de Unamuno, si elle est auréolée du prix Cervantes (1988), attribué pour la première fois à une femme pour une « obra de pensamiento » , elle n’a cependant pas encore de reconnaissance universelle. Mais, de cela, elle ne se serait jamais plainte. « Passion incomplète », écrivait-elle, que celle de l’homme « qui n’a pas vécu un temps parmi les oliviers, loin de tout et sans ombre ».
De María Zambrano, outre l’Inspiration continue, un recueil composé par Jean-Marc Sourdillon, paraît aujourd’hui l’Homme et le divin, son plus grand livre (1955). Même si l’on tentait d’évoquer quelques autres figures féminines de la philosophie, d’Edith Stein à Simone Weil, et si, pour l’écriture, on songeait à Maître Eckhart ou à saint Jean de la Croix, on ne ferait pas disparaître l’impression de « dépaysement » que provoquent les ouvrages de Zambrano. On se sent même prêt à taire toute question, et à simplement entrer sur la pointe des pieds ­ comme pour ne point déranger quelqu’un qui prierait ou méditerait ­ dans une vie qui s’est faite philosophie et une philosophie qui s’est faite vie. C’est en effet à cette « philosophie vivante » qu’appelle María Zambrano. A une philosophie qui renoncerait à l’hégémonie de l’esprit, à la logique spéculative, à la géométrie et à l’illusion de plier à ses lois la réalité, qui tiendrait moins à démontrer ou à expliquer qu’à tenter de « toucher » les tréfonds de l’existence réelle, et qui, intégrant la poésie, l’âme et le corps, le « coeur », le « logos qui coule dans les viscères », se rendrait capable d’éclairer un tant soit peu les naissances incessantes par lesquelles l’homme, dans la souffrance et l’allégresse, le désarroi et l’espérance, la crainte de la mort et la joie de la vie, devient un homme. A une pensée exilée donc, une pensée sans maison, contrainte à aller là où la « raison poétique » la porte.
De l’exil ­ source inépuisable de réflexion, comme l’atteste l’Inspiration continue, où l’exilé est « le dévoré, dévoré par l’histoire » ­, María Zambrano a une longue expérience. Née le 25 avril 1904 à Velez-Málaga, elle fait ses études littéraires et philosophiques à l’Universidad Central de Madrid, en suivant les cours de Javier Zubiri et de José Ortega y Gasset. Elle a 26 ans lorsqu’elle publie son premier livre, Horizonte del liberalismo. Elle collabore alors à de nombreuses revues, écrit sur Nietzsche ou Fichte, prépare sa thèse sur Spinoza, et ­ dans une Espagne où une philosophe était « une femme à barbe, une hérésie, une bête de cirque » ­ devient l’assistante de Ortega à la chaire de métaphysique. Mariée à l’historien Alfonso Rodriguez Aldave, secrétaire d’ambassade, elle s’installe à Santiago du Chili jusqu’en 1937. Ses écrits de l’époque, violemment antifascistes, sont ceux d’une Pasionaria. Participant activement à la lutte contre Franco, elle est chassée par le « vent de l’exil ». Elle reste hors de son pays de 1939 à 1984. Paris, Cuba, Mexico, Porto Rico, Paris encore, La Havane de nouveau, Rome, Genève... Durant ses pérégrinations, présentées comme autant de « claros », d’étapes existentielles du voyage de l’âme, elle écrit l’essentiel de son oeuvre, sur les racines de la violence, l’agonie de l’Europe, Sénèque, Heidegger, Cervantès, Descartes, saint Jean de la Croix... ­ une oeuvre de moins en moins politique et toujours plus engagée dans la quête de la « voz abismática », cette voix abyssale capable d’aller au fond des Enfers pour pouvoir remonter à la lumière. Amie d’Antonio Machado, d’Octavio Paz, de José Bergamin ou de Camilo José Cela, María Zambrano a connu Sartre et Simone de Beauvoir, et sa pensée a impressionné René Char, Cioran, Albert Camus. On dit que celui-ci, le jour de son accident mortel, avait dans sa voiture le manuscrit d’ El hombre y el divino .
L’Homme et le divin peut être considéré comme une « autobiographie de l’Occident », écrite à partir des rapports que l’homme entretient avec la vraie et la fausse transcendance. Mais ce qu’il dit, le langage, technique et communicant, ne peut le dire : il ne s’entend que de la parole même, de l’écriture, de Zambrano. Une « sorte de fable » permettrait peut-être d’en faire retentir les premiers échos. « Au début était le délire... » Au début, avant même qu’il accède à la conscience, l’homme est muet, interdit, devant la Réalité ­ un Chaos primordial, un « il y a » massif et impénétrable, quelque chose d’antérieur aux choses, une « irradiation de la vie émanée d’un fond de mystère » : le « Sacré ». Dans cet univers de la nuit et de la terreur originaire, l’homme peu à peu parvient à ouvrir des brèches, par la poésie, qui invente les dieux, puis la philosophie ­ ou, si l’on veut, par la conscience, qui, opaque et massive, se « scinde » et devient réflexive. Dès lors, les dieux creusent des espaces dans le Tout, mettent de l’ordre, créent les choses, gouvernent. L’homme perçoit leur puissance, il s’en inquiète, prend peur, se sent épié et persécuté... Alors, il pense un Dieu unique, le fait Tout-puissant, mais se donne aussi les moyens de le penser, d’en interpréter les décrets, le transforme dans le Dieu-idée de la théologie, dans l’Esprit absolu, en décrète la mort. Et se déifie lui-même. Puis, ayant dévoré sa part de divin, l’expulse vers le monde, un monde absurde bientôt régi par des dieux d’occasion, l’Etat, le Marché, l’Objet, la Technique, le Progrès, le Futur... Ainsi, l’homme se retrouve nu et vide, exilé de lui-même ­ il a cherché si désespérément la lumière qu’il l’a trouvée crue et aveuglante, et a oublié que le mystère de son existence est dans l’« obscure clarté » de la clairière.

[1« Les Clairières du bois » est l’un des premiers ouvrages de María Zambrano, avec « De l’aurore », à être traduit en français (Marie Laffranque, L’Eclat 1989). Suivront : « Sentiers » et « Délire et destin » (Nelly Lhermillier, Des Femmes 1992, 1997), « Apophtegmes » (Gónzalo Flores, José Corti 2002), « Philosophie et poésie » (Jacques Ancet, José Corti, 2003), « les Rêves et le temps » (Gónzalo Flores et Annick Louis, José Corti, 2003).

María Zambrano L’Homme et le divin Traduit de l’espagnol par Jacques Ancet. José Corti, 426 pp., 22 €. L’Inspiration continue Traduit, avec la collaboration de Jean-Maurice Teurlay, par Jean-Marc Sourdillon. Jérôme Millon, 134 pp., 20 €.