Le cas Heidegger.

2001 : "Une adhésion sans réserve à l’idéologie du sang et du sol", par Arno Münster.

Arno Münster, est l’auteur notamment de : « Nietzsche et le nazisme », Kimé, Paris, 1995. Dernier ouvrage paru : « L’utopie concrète d’Ernst Bloch. Une biographie » (Kimé)

Va-t-on vers une nouvelle « affaire Heidegger », prenant le relais de la polémique suscitée en 1987 par Victor Farias [1] ? En effet, le volume XVI des œuvres complètes de Martin Heidegger qu’a publié l’éditeur allemand Vittorio Klostermann, à Francfort, comporte des textes, des discours, des lettres qui risquent de relancer la polémique et de ternir davantage l’image du philosophe. L’éditeur qui avait déjà sorti en 1986 le volume XV des Œuvres complètes de Heidegger en allemand [2] a attendu quatorze ans pour publier le volume suivant (le vol. XVI), préférant, en 1994, sortir le volume numéroté « XVII ». Vittorio Klostermann a-t-il volontairement retardé la publication de ce volume XVI, craignant le tollé que pouvaient soulever les documents reproduits ?
Fervent militant. Non seulement l’adhésion - certes, temporaire, mais réelle - du philosophe de l’être au nazisme, en 1933, se trouve reconfirmée, par son discours sur l’Université dans l’Etat national-socialiste prononcé à Tübingen le 30 novembre 1933, qui fait encore une fois apparaître Heidegger comme un des plus fervents militants (intellectuels) pour la cause du national-socialisme ; mais au-delà des faits déjà connus, l’alignement idéologico-politique de Heidegger au nazisme est de nouveau attesté par des discours et des lettres (inédites) qui révèlent - comme Ludger Lütkehaus l’a souligné récemment dans un article publié dans l’hebdomadaire allemand Die Zeit [3] - que le philosophe ne s’est pas contenté d’approuver le mythe politique nazi de la « renaissance du peuple allemand, sous la direction politique du leader charismatique Adolf Hitler ». Il a aussi, dans ses lettres des années 1933-1935, approuvé et explicitement défendu l’idéologie nazie de l’eugénisme ainsi que les projets visant à instituer dans le Reich allemand une « hygiène raciale ». A ce sujet, le document le plus compromettant est la lettre d’avril 1934 où Heidegger (à l’époque recteur de l’université de Fribourg) tient à informer le ministre nazi de la Culture, de l’Enseignement et de la Justice du Land de Bade, de son intention de chercher rapidement une personne « apte à dispenser l’enseignement pour la discipline d’hygiène raciale », en vue de pouvoir demander officiellement, auprès du ministère, la création d’une chaire de « doctrine raciale » et de « biologie héréditaire ».
L’authenticité de cette lettre ne fait pas le moindre doute. Sa publication, avec d’autres documents et discours de la période 1933-1945, invalide les arguments de ceux qui, par exemple François Fédier [4], ont voulu circonscrire et étouffer le scandale provoqué par la publication du livre de Farias (1), en évoquant une « tempête médiatique qui n’accouche que d’un pseudo-événement », et en mettant en cause l’objectivité de l’étude du professeur chilien. En réalité, ces documents renforcent la position critique de ceux qui, tel Jean-Pierre Faye [5], ont toujours dénoncé la dangerosité politique d’une pensée qui ne s’est pas contentée de déconstruire l’histoire de la métaphysique, mais dérape régulièrement, notamment entre 1933 et 1935, vers des questionnements philosophico-politiques ambigus qui attestent l’implication de cette pensée dans des aspects significatifs de l’idéologie nazie.
Platon à la rescousse. Rien n’illustre mieux cette implication que le discours (reproduit dans ce volume XVI) prononcé par Heidegger en août 1933 lors du cinquantième anniversaire de l’Institut d’anatomie pathologique de l’université de Fribourg où, soucieux d’analyser en profondeur les « principes et concepts fondamentaux de la médecine » en tant que « science spéculative », il essaie de cerner les concepts de « santé » et de « maladie ».
Ce qui frappe, à la lecture de ce discours, c’est que Heidegger s’efforce d’analyser ces concepts dans la perspective de la théorie du « voelkisch » (national-populiste). C’est le peuple (das Volk), dit-il, qui détermine l’essence de la santé... Et comme ce concept de « santé » impliquait chez les anciens grecs « d’être prêt et fort pour l’action dans l’État » - ici Heidegger évoque la République de Platon -, doit-on conclure que ceux qui ne le sont pas, c’est-à-dire les faibles et les malades, ne sont pas dignes d’être soignés ? Une manière de justifier les projets d’euthanasie mis en œuvre par les nazis à l’égard de tous ceux qui, touchés par une maladie héréditaire, étaient déclarés « non dignes de survivre » (« nicht-lebenswertes Leben »). Or, la vérification de la citation de Platon sur laquelle Heidegger fonde cette étrange justification philosophique de l’eugénisme et de l’euthanasie atteste que le philosophe n’a apparemment pas pu résister à la tentation d’accentuer encore l’ambiguïté de ce passage de la République platonicienne (où l’on peut lire, effectivement, qu’« un homme incapable de vivre la durée normale, il ne faut pas, à son avis (Asclèpios), le soigner, car cet homme-là n’est de nul avantage, ni pour soi-même, ni pour la Cité ? ») [6].
Amalgame. Heidegger prend prétexte de cet argument platonicien pour imposer une logique nouvelle, précisément celle qui fait le lien entre la santé, la « maladie » et le peuple, devenu, dans son interprétation, l’unique instance pouvant déterminer l’essence de la santé. Et cet amalgame amène effectivement Heidegger à affirmer, qu’« en ce qui concerne les concepts de « sain » et de « malade », le peuple et l’époque se donnent eux-mêmes la loi, selon la grandeur et la latitude intérieure de leur être-là. [...] ». Et « chaque peuple, dit-il, a la garantie première de son authenticité et de sa grandeur dans le sang, le sol et sa croissance corporelle ». N’est-ce pas une adhésion sans aucune réserve à l’idéologie nazie du « sang et du sol » ? Heidegger ne prend-il pas, encore une fois, position comme thuriféraire philosophique d’un régime qui, dans sa pratique, n’a pas hésité une seconde à lier cette doctrine de la « grandeur » dans le « sang et le sol » avec la vision exterminatrice d’une épuration ethnique qui a coûté la vie, entre autres, à six millions de juifs d’Europe ?

[1Victor Farias : Heidegger et le nazisme, Verdier, Paris, 1987.

[2Ce volume comporte, entre autres, le « Séminaire sur Héraclite » du semestre de l’hiver 1966/67, réalisé en collaboration avec Eugen Fink, ainsi que les quatre séminaires du « Thor », des années 1966 à 1969, qui sont principalement consacrés aux « Fragments » de Héraclite et à la question de « l’Ereignis » (événement) et du « Gestell » (arraisonnement).

[3cf. Ludger Lütkehaus : « Der Staat am Sterbebett. Noch ein Sündenfall : Martin Heidegger über « Krankheit » und Gesundheit, über Erbbiologie und die Grenzen der Therapie », in Die Zeit du 23 mai 2001.

[4François Fédier : Heidegger - anatomie d’un scandale, R. Laffont, Paris, 1988.

[5Jean-Pierre Faye : le Piège : la philosophie heideggérienne et le national-socialisme, Balland, Paris, 1994.

[6Platon : la République. Livre IIIe, 407e ; Oeuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1950, p. 965.

© Libération, Le samedi 9 et dimanche 10 juin 2001.