Nombreux sont ceux qui s’étonnent, notamment dans le monde musulman, de la disproportion entre l’immense émotion provoquée en Occident par les attentats de New York et de Washington et la relative indifférence avec laquelle sont ou ont été accueillis les bombardements américains sur l’Irak, la féroce répression des Russes en Tchétchénie ou les actions violentes d’Israël en Palestine. D’un côté, un deuil mondial pour saluer les victimes du terrorisme exercé par une poignée d’extrémistes islamistes ; de l’autre, l’approbation ou, au mieux, une réprobation mesurée face aux attaques qui ont frappé ou frappent encore cruellement des masses musulmanes. Deux poids, deux mesures : à New York et à Washington, des opérations de kamikazes marquées du sceau d’une totale illégitimité aux yeux des gouvernements et des publics occidentaux ; à Bagdad, Grozny ou Ramallah, des raids meurtriers menés par les Américains, les Russes ou les Israéliens qui apparaissent, même lorsqu’ils sont critiqués en Occident, au moins partiellement justifiés.
Cette discrimination jugée choquante entre un terrorisme totalement condamnable et un " terrorisme" en partie excusable renvoie à une vieille problématique, qu’il importe de rappeler si l’on veut tenter de fixer quelques repères dans un domaine aussi complexe : celle des guerres justes et des guerres injustes. À tort ou à raison, une majorité de l’opinion non musulmane estime que les attentats de New York et de Washington appartiennent à la seconde catégorie, celle des guerres injustes, alors que la guerre du Golfe relevait plutôt de la première, celle des guerres justes, et que les actes de répression menés en Palestine ou en Tchétchénie se situent sans doute entre les deux.
Comme le rappelle le philosophe américain Christopher W. Morris dans le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale dirigé par Monique Canto-Sperber (PUF, 1996), il y a trois façons de considérer la guerre au regard de la justice. L’une tient toutes les guerres pour injustes : c’est le pacifisme. L’autre, qui se réclame du réalisme, soutient qu’il n’y a pas de guerre injuste parce que, pour citer le Léviathan de Hobbes, "là où il n’est pas de loi, il n’est pas d’injustice". La troisième, enfin, pense que certaines guerres sont justifiées et d’autres non : spontanément, la plus grande partie de l’opinion mondiale paraît acquise à cette idée, qu’ont développée, entre autres, chacun à sa manière, saint Augustin, saint Thomas d’Aquin ou Grotius.

JUGEMENTS DE VALEUR

Puisque l’affrontement entre les terroristes islamistes et les États-Unis est entré, selon George W. Bush lui-même, dans une logique de guerre, et quelles que soient les réserves que suscite l’emploi de ce terme, il peut être utile d’appliquer aux récents attentats et à la riposte qu’ils pourraient entraîner la grille de lecture offerte par les doctrines des guerres justes et injustes.
Qu’est-ce qu’une guerre juste ? C’est, selon Christopher W. Morris, une guerre "menée pour de bonnes raisons, avec de bons moyens". Tout dépend, bien sûr, de ce que chacun considère comme de "bonnes" raisons et de "bons" moyens. C’est là qu’interviennent les jugements de valeur propres à chaque camp. Une guerre juste, précise encore Christopher W. Morris, doit répondre à six conditions. Elle doit 1. être déclarée par une "autorité compétente" ; 2. servir une "juste cause" ; 3. répondre à une "intention juste" ; 4. utiliser des moyens "proportionnés" aux fins ; 5. offrir un "espoir raisonnable de succès" ; 6. constituer "le dernier recours".

"IL N’Y À PAS D’INNOCENTS"

Défini souvent comme la guerre du pauvre, le terrorisme se distingue de la guerre proprement dite non seulement par sa moindre ampleur mais aussi par son refus des règles qui pourraient justifier, selon les critères énoncés par Christopher W. Morris, ses actions violentes. Il n’y a pas beaucoup de sens à se demander si une opération terroriste est lancée par une "autorité compétente", si ses moyens sont "proportionnés" à ses fins ou si elle repose sur un "espoir raisonnable de succès". En revanche, on peut apprécier si elle est au service d’une juste cause ou encore si elle intervient en dernier recours. De ce point de vue, sauf à renoncer au combat pour les droits de l’homme, il est permis de considérer que les principes défendus par les intégristes musulmans et mis en œuvre par les talibans en Afghanistan ne correspondent pas à notre idée de la justice, qu’incarnent mieux, en dépit de leurs défauts, les démocraties occidentales. Quant à la lutte des nations du tiers-monde contre la domination de l’Occident, aussi légitime puisse-t-elle être, il est, à l’évidence, d’autres moyens pour la conduire que la pratique de la terreur.
Mais ce qui caractérise surtout le terrorisme et qui le rend inacceptable au regard de la philosophie morale est qu’il prend pour cible les non-combattants. Dans le langage des spécialistes, le terrorisme refuse le principe de discrimination, qui impose aux belligérants d’épargner, autant qu’il est possible, les populations civiles, tenues a priori pour innocentes. Certes la guerre juste n’exclut pas la mort de non-combattants, mais elle implique que celle-ci ne soit pas intentionnelle ou qu’elle soit, comme on dit aujourd’hui, un effet collatéral d’une action qui, elle, vise un objectif stratégique. Les terroristes, par principe, ne se soucient nullement de cette distinction.
Il est vrai qu’ils défendent leur position en affirmant que leurs victimes ne sont pas aussi innocentes qu’elles paraissent. L’anarchiste Emile Henry, après avoir posé une bombe dans un café parisien, en 1894, s’était ainsi écrié : "Il n’y a pas d’innocents." Pareillement les occupants des deux tours du World Trade Center et du Pentagone pourraient, selon ce raisonnement, être tenus pour complices des méfaits de la toute-puissance économique et militaire des États-Unis. Autre argument classique, celui du "conséquentialisme", autrement dit de la théorie selon laquelle la fin justifie les moyens. Pauvres plaidoyers, en définitive, dont il n’est pas difficile de souligner les faiblesses.
Il reste que la doctrine de la guerre juste ne permet pas seulement de condamner sans réserve les actions terroristes, c’est aussi à l’aune de ses critères que devra être jugée la "croisade" voulue par George W. Bush.

Le Monde, 20 septembre 2001