Traité politique, III, §08

  • 30 décembre 2004


Il faut considérer en deuxième lieu que les sujets relèvent non d’eux-mêmes, mais de la Cité dans la mesure où ils redoutent la puissance ou les menaces qu’elle suspend sur eux, ou bien dans la mesure où ils aiment l’état civil (§ 10 du chapitre précédent). De là cette conséquence que toutes les actions auxquelles nul ne peut être incité ni par promesses ni par menaces, sont en dehors des voies de la Cité. Nul par exemple ne peut se dessaisir de sa faculté de juger ; par quelles promesses ou par quelles menaces un homme pourrait-il être amené à croire que le tout n’est pas plus grand que la partie, ou que Dieu n’existe pas, ou qu’un corps qu’il voit qui est fini est un être infini ? D’une manière générale, comment pourrait-il être amené à croire ce qui est contraire à ce qu’il sent ou pense ? De même, par quelles promesses ou quelles menaces un homme pourrait-il être amené à aimer ce qu’il hait ou à haïr ce qu’il aime ? Et il faut en dire autant de tout ce dont la nature humaine a horreur à ce point qu’elle le juge pire que tous les maux : qu’un homme porte témoignage contre lui-même, se mette lui-même au supplice, tue son père et sa mère, ne s’efforce pas d’éviter la mort, et autres choses semblables auxquelles ni promesses ni menaces ne peuvent amener personne. Que si cependant l’on voulait dire que la Cité a le droit ou le pouvoir de commander de telles choses, ce serait à nos yeux comme si l’on disait qu’un homme a le droit d’être insensé ou de délirer [1]. Que serait-ce en effet, sinon un délire, que cette loi à laquelle nul ne peut être astreint ? Je parle ici expressément des choses qui ne peuvent pas être du droit de la Cité et dont la nature humaine a généralement horreur. Qu’un insensé ou un dément ne puisse être amené par aucune promesse et par aucune menace à obéir à des commandements et que l’un ou l’autre, parce qu’il est soumis à telle ou telle religion, juge que les lois de l’État sont pires que tout mal, ces lois ne sont point abolies par là puisque la plupart des citoyens leur sont soumis. Par suite, ceux qui n’ont ni crainte ni espoir ne relèvent que d’eux-mêmes (par le § 10 du chapitre précédent) et ils sont (par le § 14 du chapitre précédent) des ennemis de l’État auxquels on a le droit d’opposer une contrainte.


Traduction Saisset :

Il faut considérer en second lieu que si les sujets ne s’appartiennent pas à eux-mêmes mais appartiennent à l’État, c’est en tant qu’ils craignent sa puissance ou ses menaces, c’est-à-dire en tant qu’ils aiment la vie sociale (par l’article 10 du précédent chapitre). D’où il suit que tous les actes auxquels personne ne peut être déterminé par des promesses ou des menaces ne tombent point sous le droit de l’État. Personne, par exemple, ne peut se dessaisir de la faculté de juger. Par quelles récompenses, en effet, ou par quelles promesses amènerez-vous un homme à croire que le tout n’est pas plus grand que sa partie, ou que Dieu n’existe pas, ou que le corps qu’il voit fini est l’être infini, et généralement à croire le contraire de ce qu’il sent et de ce qu’il pense ? Et de même, par quelles récompenses ou par quelles menaces le déciderez-vous à aimer ce qu’il hait ou à haïr ce qu’il aime ? J’en dis autant de ces actes pour lesquels la nature humaine ressent une répugnance si vive qu’elle les regarde comme les plus grands des maux, par exemple, qu’un homme rend témoignage contre lui-même, qu’il se torture, qu’il tue ses parents, qu’il ne s’efforce pas d’éviter la mort, et autres choses semblables où la récompense et la menace ne peuvent rien. Que si nous voulions dire toutefois que l’État a le droit ou le pouvoir de commander de tels actes, ce ne pourrait être que dans le même sens où l’on dit que l’homme a le droit de tomber en démence et de délirer. Un droit, en effet, auquel nul ne peut être astreint, qu’est-ce autre chose qu’un délire ? Et je parle ici expressément de ces actes qui ne peuvent tomber sous le droit de l’État et auxquels la nature humaine répugne généralement. Car qu’un sot ou un fou ne puisse être amené par aucune promesse, ni par aucune menace, à exécuter les ordres de l’État, que tel ou tel individu, par cela seul qu’il est attaché à telle ou telle religion, se persuade que les droits de l’État sont les plus grands des maux, les droits de l’État ne sont pas pour cela frappés de nullité, puisque le plus grand nombre des citoyens continue à en reconnaître l’empire ; et par conséquent, comme ceux qui ne craignent ni n’espèrent rien à ce titre ne relèvent plus que d’eux-mêmes (par l’article 10 du précédent chapitre]), il s’ensuit que ce sont des ennemis de l’État (par l’article 14 du même chapitre) et qu’on a le droit de les contraindre.


Secundo venit etiam considerandum, quod subditi eatenus non sui, sed civitatis iuris sint, quatenus eius potentiam seu minas metuunt, vel quatenus statum civilem amant (per art. 10. praeced. cap.). Ex quo sequitur, quod ea omnia, ad quae agenda nemo praemiis aut minis induci potest, ad iura civitatis non pertineant. Ex. gr. iudicandi facultate nemo cedere potest. Quibus enim praemiis aut minis induci potest homo, ut credat, totum non esse sua parte maius, aut quod Deus non existat, aut quod corpus, quod videt finitum, ens infinitum esse credat, et absolute ut aliquid contra id, quod sentit vel cogitat, credat ? Sic etiam quibus praemiis aut minis induci potest homo, ut amet, quem odit, vel ut odio habeat, quem amat ? Atque huc etiam illa referenda sunt, a quibus humana natura ita abhorret, ut ipsa omni malo peiora habeat, ut quod homo testem contra se agat, ut se cruciet, ut parentes interficiat suos, ut mortem vitare non conetur et similia, ad quae nemo praemiis nec minis induci potest. Quod si tamen dicere velimus, civitatem ius sive potestatem habere talia imperandi, id nullo alio sensu poterimus concipere, nisi quo quis diceret, hominem iure posse insanire et delirare. Quid enim aliud nisi delirium ius illud esset, cui nemo adstrictus esse potest ? Atque hic de iis expresse loquor, quae iuris civitatis esse nequeunt, et a quibus natura humana plerumque abhorret. Nam quod stultus aut vesanus nullis praemiis, neque minis induci possit ad exsequenda mandata, et quod unus aut alter ex eo, quod huic aut illi religioni addictus sit, imperii iura omni malo peiora iudicat ; iura tamen civitatis irrita non sunt, quandoquidem iisdem plerique cives continentur. Ac proinde, quia ii, qui nihil timent neque sperant, eatenus sui iuris sunt (per art. 10. praeced. cap.) ; sunt ergo (per art. 14. praeced. cap.) imperii hostes, quos iure cohibere licet.


[1Voyez Hobbes, De Cive, Chapitre II, § 18 : « Personne n’est obligé de ne pas résister à celui qui va pour lui donner la mort, ou le blesser, quelque convention précédente qui soit intervenue (...) Après tout, par cette convention de ne pas résister, on s’oblige à une chose absurde et impossible, qui est de choisir le plus grand des deux maux que l’on propose ; car la mort est bien pire que la défense. Ce pacte donc, à vrai dire, n’attache personne, et répugne à la nature des pactes » ; et §19 : « Par la même raison, aucun pacte ne peut obliger quelqu’un à s’accuser soi-même, ou quelque autre, dont la condamnation lui porterait préjudice, et rendrait sa vie moins douce » (trad. Sorbière).
Spinoza se distingue de Hobbes en ce que si pour ce dernier, les sujets ont le droit de résister à de tels commandements, rien n’interdit pourtant au souverain de les prescrire : « Mais bien qu’on ne soit pas tenu par aucun pacte de s’accuser soi-même, on peut être pourtant contraint par la question de répondre devant le magistrat. » (id. §19). Pour Spinoza, commander de tels actes, c’est pour le souverain sombrer dans la folie.

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