Traité politique, III, §06

  • 30 décembre 2004


Mais, peut-on objecter, n’est-il pas contraire à l’injonction de la raison de se soumettre entièrement au jugement d’un autre ? L’état civil serait donc contraire à la raison ? d’où cette conséquence qu’étant irrationnel, cet état ne peut être constitué que par des hommes privés de raison, non du tout par ceux qui vivent sous la conduite de la raison. Mais puisque la raison n’enseigne rien qui soit contre la nature, une raison saine ne peut commander que chacun relève seulement de lui-même aussi longtemps que les hommes seront sujets aux passions (§ 15 du chapitre précédent), c’est-à-dire (par le § 5 du chapitre 1er) nie que cela puisse être. Il faut ajouter que la raison enseigne d’une manière générale à chercher la paix, et il est impossible d’y parvenir si les lois communes de la Cité ne demeurent pas inviolées. Par suite plus un homme vit sous la conduite de la raison, c’est-à-dire, suivant le § 11 du chapitre précédent, plus il est libre, plus constamment il observera les lois de la Cité et se conformera aux injonctions du souverain dont il est le sujet. A cela j’ajoute encore que l’état civil, est institué naturellement pour mettre fin à une crainte commune et écarter de communes misères, et que par suite il vise le but que tout homme vivant sous la conduite de la raison s’efforcerait, mais vainement (par le § 15 du chapitre précédent), d’atteindre. C’est pourquoi, si un homme conduit par la raison doit faire parfois par le commandement de la Cité ce qu’il sait être contraire à la raison, ce mal est largement compensé par le profit qu’il tire de l’état civil : cela même est aussi de la raison entre deux maux de choisir le moindre. Nous pouvons donc conclure que personne n’agira jamais contrairement aux prescriptions de la raison en faisant ce que d’après la loi de la Cité il doit faire. On nous l’accordera plus facilement quand nous aurons expliqué jusqu’où s’étend la puissance de la Cité et conséquemment son droit.


Traduction Saisset :

Mais, dira-t-on, n’est-il pas contre la raison qu’un homme se soumette absolument au jugement d’autrui ? et à ce compte l’ordre social répugnerait à la raison, d’où il faudrait conclure que l’ordre social est déraisonnable, et qu’il ne peut être institué que par des hommes dépourvus de raison. Je réponds que la raison n’est jamais contraire à la nature, et par conséquent que la saine raison ne peut ordonner que chaque individu reste son maître, tant qu’il est sujet aux passions (par l’article 15 du précédent chapitre) : ce qui revient à dire (par l’article 5 du chapitre I) que, selon la saine raison, cela est absolument impossible. Ajoutez que la raison nous prescrit impérieusement de chercher la paix, laquelle n’est possible que si les droits de l’État sont préservés de toute atteinte, et en conséquence plus un homme est conduit par la raison, c’est-à-dire (par l’article 11 du précédent chapitre), plus il est libre, plus constamment il maintiendra les droits de l’État et se conformera aux ordres du souverain dont il est le sujet. Ajoutez à cela que l’ordre social est naturellement institué pour écarter la crainte commune et se délivrer des communes misères, et par conséquent qu’il tend surtout à assurer à ses membres les biens que tout homme, conduit par sa raison, se serait efforcé de se procurer dans l’ordre naturel, mais bien vainement (par l’article 15 du chapitre précédent). C’est pourquoi, si un homme conduit par la raison est forcé quelquefois de faire par le décret de l’État ce qu’il sait contraire à la raison, ce dommage est compensé avec avantage par le bien qu’il retire de l’ordre social lui-même. Car c’est aussi une loi de la raison qu’entre deux maux il faut choisir le moindre, et par conséquent nous pouvons conclure qu’en aucune rencontre un citoyen qui agit selon l’ordre de l’État ne fait rien qui soit contraire aux prescriptions de sa raison, et c’est ce que tout le monde nous accordera, quand nous aurons expliqué jusqu’où s’étend la puissance et partant le droit de l’État.


At obiici potest : an non contra rationis dictamen est, se alterius iudicio omnino subiicere ? et consequenter : an status civilis rationi non repugnat ? Ex quo sequeretur statum civilem irrationalem esse, nec posse creari nisi ab hominibus ratione destitutis ; at minime ab iis, qui ratione ducuntur. Sed quoniam ratio nihil contra naturam docet, non potest ergo sana ratio dictare, ut unusquisque sui iuris maneat, quamdiu homines affectibus sunt obnoxii (per art. 15. praeced. cap.), hoc est (per art. 5. cap. 1.) ratio hoc posse fieri negat. Adde, quod ratio omnino docet pacem quaerere, quae quidem obtineri nequit, nisi communia civitatis iura inviolata serventur ; atque adeo quo homo ratione magis ducitur, hoc est (per art. 11. praeced. cap.) quo magis liber est, eo constantius civitatis iura servabit et summae potestatis, cuius subditus est, mandata exsequetur. Ad quod accedit, quod status civilis naturaliter instituitur ad metum communem adimendum et communes miserias propellendum ; ac proinde id maxime intendit, quod unusquisque, qui ratione ducitur, in statu naturali conaretur, sed frustra (per art. 15. praeced. cap.). Quapropter si homini, qui ratione ducitur, id aliquando ex civitatis mandato faciendum est, quod rationi repugnare novit, id damnum longe compensatur bono, quod ex ipso statu civili haurit. Nam rationis etiam lex est, ut ex duobus malis minus eligatur ; ac proinde concludere possumus, neminem quicquam contra suae rationis praescriptum agere, quatenus id agit, quod iure civitatis faciendum est ; quod nobis facilius unusquisque concedet, postquam explicuerimus, quo usque civitatis potentia, et consequenter ius se extendit.

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