Lettre 23 - Spinoza à Blyenbergh (13 mars 1665)

  • 27 juillet 2005


Au très savant Guillaume de Blyenbergh,

B. de Spinoza.

RÉPONSE A LA PRÉCÉDENTE

Monsieur et ami,

J’ai reçu, cette semaine, deux lettres de vous : la plus récente qui est du 9 mars était destinée seulement à me rappeler la première, écrite le 19 février, qui m’a été renvoyée de Schiedam. Dans cette première lettre je vois que vous vous plaignez de ce que j’ai dit, que nulle démonstration ne peut avoir de force à vos yeux, etc.

Ce n’est pas, comme vous semblez le croire, parce que mes raisons ne vous ont point paru sur-le-champ convaincantes, tant s’en faut que telle ait été ma pensée, je me référais à vos propres paroles dont la teneur est la suivante : Et s’il arrivait après un long examen que la connaissance naturelle me parût être en conflit avec ce Verbe divin ou ne pas bien s’accorder avec lui, etc., la Parole de Dieu a sur mon âme une autorité telle que les concepts que je crois clairs me deviendraient suspects plutôt que, etc.. Je n’ai donc fait que reproduire, en l’abrégeant, votre langage, et je ne crois pas, ce faisant, vous avoir donné aucune raison d’être irrité ; d’autant plus que je voulais par là montrer la raison profonde du dissentiment qui est entre nous. Vous avez en outre écrit à la fin de votre deuxième lettre que tout votre espoir et votre désir était de persévérer dans la foi et l’espérance et que le reste, les convictions que nous pouvons nous communiquer l’un à l’autre touchant l’entendement naturel, vous est indifférent. L’idée m’est donc venue, et elle continue d’occuper mon esprit, que mes lettres ne vous seraient d’aucun profit et que, cela étant, je ferais plus sagement de ne pas négliger mes travaux (qu’autrement je serais obligé d’interrompre un certain temps) pour des discussions sans utilité. Et cela n’a rien qui s’oppose à ma première lettre : quand je l’écrivais, en effet, je vous considérais comme un pur philosophe, n’admettant (ainsi que bien d’autres qui font profession d’être chrétiens) d’autre pierre de touche de la vérité que l’entendement naturel et non la théologie. Mais vous m’avez fait comprendre qu’il en était autrement et m’avez montré que les bases sur lesquelles j’aurais voulu que s’élevât notre amitié n’étaient pas posées comme je le croyais.

Quant au reste, il y a des manières de dire dont il arrive qu’on use dans la discussion, sans pour cela franchir les bornes de la politesse, et, pour cette raison, je ne m’arrêterai pas à certaines expressions qui se trouvent dans votre deuxième lettre et aussi dans la dernière. Voilà pour le reproche de vous avoir offensé et pour que vous compreniez que je n’ai rien dit qui le justifiât et ne puis admettre qu’on me l’adresse. Je passe maintenant à vos objections pour y répliquer.

Je pose en principe, en premier lieu, que Dieu est cause absolument et réellement de toutes les choses, quelles qu’elles soient, qui possèdent une essence. Si donc vous pouviez démontrer que le mal, l’erreur, les crimes, etc... sont des choses exprimant une essence, je vous accorderais sans réserve que Dieu est cause des crimes, du mal, de l’erreur, etc. Je crois avoir suffisamment montré que ce qui donne au mal, à l’erreur, au crime, leur caractère d’acte mauvais ou criminel et de jugement faux, ce qu’on peut appeler la forme du mal, de l’erreur, du crime, ne consiste en aucune chose qui exprime une essence ; qu’en conséquence on ne peut dire que Dieu en soit cause. Le matricide de Néron, par exemple, en tant qu’il contient quelque chose de positif n’était pas un crime ; Oreste a pu accomplir un acte qui extérieurement est le même et avoir en même temps l’intention de tuer sa mère, sans mériter la même accusation que Néron. Quel est donc le crime de Néron ? Il consiste uniquement en ce que, dans son acte, Néron s’est montré ingrat, impitoyable et insoumis. Aucun de ces caractères n’exprime quoi que ce soit d’une essence et, par suite, Dieu n’en est pas cause, bien qu’il le soit de l’acte et de l’intention de Néron.

Je voudrais montrer encore que nous ne devons pas, quand nous parlons en philosophes, user des phrases de la théologie : puisqu’en effet la théologie représente Dieu, fréquemment et sans inadvertance, comme un homme parfait, il y a lieu en théologie de dire que Dieu a des désirs, que les œuvres des méchants l’affligent et que celles des gens de bien lui donnent de la joie ; mais en philosophie, sitôt que nous avons perçu clairement qu’il est tout aussi inadmissible de conférer à Dieu les qualités pouvant rendre un homme parfait que d’attribuer à l’homme les caractères propres à un éléphant ou à un âne, ces manières de dire et toutes celles qui leur ressemblent ne conviennent plus et nous ne pouvons les employer sans tomber dans la plus grande confusion. Donc, parlant en philosophes, nous ne dirons jamais que Dieu attend quelque chose de quelqu’un, ni qu’il est affligé ou éprouve de la joie au sujet de quelqu’un, car ce sont là manières d’être ne pouvant se trouver en Dieu.

J’aurais voulu noter enfin que, si les œuvres des gens de bien (c’est-à-dire ceux qui ont de Dieu une idée claire et règlent sur elle toutes leurs actions et toutes leurs pensées), celles des méchants (c’est-à-dire de ceux qui n’ont pas l’idée de Dieu mais seulement les idées des choses terrestres et règlent sur elles leurs actes et leurs pensées) et enfin les œuvres de tous les êtres existants découlent nécessairement des lois éternelles et des décrets de Dieu et sont suspendues à lui, toutefois elles diffèrent les unes des autres non seulement en degré, mais par leur essence. Bien qu’en effet un rat aussi bien qu’un ange, la tristesse comme la joie, dépendent de Dieu, un rat ne peut cependant pas être une espèce d’ange non plus que la tristesse une espèce de joie. Je pense avoir ainsi répondu à vos objections (si je les ai bien comprises ; je me demande en effet parfois si les conclusions déduites par vous ne diffèrent pas de la proposition même que vous entreprenez de démontrer).

Cela d’ailleurs apparaît plus clairement si je réponds aux questions que vos principes vous conduisent à poser. La première est la suivante : Dieu agrée-t-il également le meurtre et l’aumône ? La deuxième : voler est-il au regard de Dieu aussi bon que pratiquer la justice ? La troisième enfin : s’il existe une âme à la nature singulière de laquelle ne répugne pas mais convient l’abandon aux appétits sensuels et le crime, peut-il y avoir un raisonnement sur la vertu capable de l’amener par persuasion à faire le bien et à ne pas faire le mal ?

A la première question je répondrai que, parlant en philosophe, je ne sais pas ce que vous voulez dire par ces mots : Dieu agrée. Demandez-vous si Dieu a l’un en horreur tandis qu’il aime l’autre, si l’un offense Dieu tandis que l’autre lui complaît ? Je réponds : non. La question est-elle au contraire de savoir si les meurtriers sont aussi gens de bien et aussi parfaits que les distributeurs d’aumônes. Je réponds encore : non.

Quant à la deuxième question, je demande si quand vous dites : bon au regard de Dieu, vous considérez que le juste procure à Dieu quelque bien tandis que le voleur lui cause du mal ? Je répondrai alors que ni le juste ni le voleur ne peuvent être cause d’un plaisir ou d’un chagrin de Dieu. S’agit-il de savoir si l’une et l’autre œuvre, celle du voleur et celle du juste, en tant qu’elles sont quelque chose de réel dont Dieu est cause, sont également parfaites ? Je réponds que, si nous considérons uniquement les œuvres, tel mode déterminé, il se peut faire qu’il y ait dans l’une et l’autre une perfection égale. Demandez-vous si le voleur et le juste sont également parfaits, ont même béatitude ? Je réponds : non. Par juste en effet j’entends celui qui désire constamment que chacun ait le sien et, dans mon Éthique (non encore publiée), je démontre que ce désir, dans les hommes pieux, tire nécessairement son origine de la connaissance claire qu’ils ont d’eux-mêmes et de Dieu. Le voleur n’ayant pas un désir de cette sorte, il est donc nécessairement dépourvu de la connaissance de Dieu et de lui-même, c’est-à-dire de ce qui d’abord nous fait hommes. Si toutefois vous demandez en outre quelle force peut vous pousser à faire cette œuvre que j’appelle vertu, plutôt qu’une autre ? Je réponds que je ne peux dire de quel moyen, parmi une infinité d’autres, Dieu use pour vous déterminer à cette œuvre. Ce pourrait être que Dieu eût imprimé en vous une idée claire de lui-même, de sorte que, par amour de lui, vous oublieriez le monde et aimeriez les autres hommes comme vous-même. Et il est manifeste qu’à une âme ainsi formée répugne tout ce qu’on appelle le mal et que, pour cette raison, le mal n’y peut exister. D’ailleurs ce n’est pas ici le lieu d’expliquer les fondements de l’Éthique, ni même de démontrer toutes les propositions que j’avance, parce que ma seule affaire présente est de répondre à vos questions et d’écarter vos objections.

Pour ce qui concerne la troisième question, elle implique contradiction et la poser, c’est, à mes yeux, comme si l’on demandait s’il pouvait convenir à la nature de quelque être qu’il se pendît ou s’il y a des raisons pour qu’il ne se pende pas. Supposons cependant qu’une telle nature puisse exister ; je l’affirme alors (que j’admette ou refuse d’admettre le libre arbitre) : si quelque homme voit qu’il peut vivre plus commodément suspendu au gibet qu’assis à sa table, il agirait en insensé en ne se pendant pas ; de même qui verrait clairement qu’il peut jouir d’une vie ou d’une essence meilleure en commettant des crimes qu’en s’attachant à la vertu, il serait insensé, lui aussi, s’il s’abstenait de commettre des crimes. Car, au regard d’une nature humaine aussi pervertie, les crimes seraient vertu. Quant à l’autre question que vous avez ajoutée à la fin de votre lettre, comme nous pourrions en poser en une heure cent du même genre sans jamais arriver à la solution d’aucune, et que vous ne me pressez pas autant d’y répondre, je n’en dirai rien. Je me bornerai à dire, pour le moment, que j’attendrai votre visite vers la date assignée par vous et que vous serez le bienvenu. Toutefois je préférerais que vous vinssiez promptement, me proposant d’aller à Amsterdam dans une semaine ou deux. Je vous prie, en attendant, de recevoir mes cordiales salutations

B. DE SPINOZA.
Voorburg, le 13 mars 1665.


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