Lettre 24 - Blyenbergh à Spinoza (27 mars 1665)

  • 27 juillet 2005


à Monsieur Benoît de Spinoza,
Guillaume de Blyenbergh.

RÉPONSE A LA PRÉCÉDENTE

Monsieur et ami,

Quand j’eus l’honneur de vous voir [1], le temps manquait pour prolonger notre entretien et ma mémoire s’est trouvée encore plus insuffisante pour en conserver le souvenir, en dépit des efforts que j’ai faits, sitôt après vous avoir quitté, pour rassembler les paroles que j’avais entendues. J’ai tenté dès ma première halte de mettre par écrit vos opinions mais j’éprouvai alors que je n’avais pas retenu le quart des choses dont nous avons discuté. Je m’excuse en conséquence de vous importuner une fois encore en vous questionnant sur les points qui demeurent obscurs, soit que j’aie mal compris votre pensée, soit que je ne l’aie pas bien retenue. Je voudrais qu’il me fût possible de faire quelque chose pour vous en échange de la peine que je vous donnerai.

En premier lieu, comment pourrais-je, en lisant les Principes et vos Pensées métaphysiques, distinguer votre opinion propre de celle de Descartes ?

Deuxième point : l’erreur existe-t-elle à proprement parler et en quoi consiste-t-elle ?

Troisièmement : pour quelle raison jugez-vous que la volonté n’est pas libre ?

Quatrièmement : qu’entendez-vous par ces mots que L. M. a écrits en votre nom dans la Préface : Tandis que l’auteur admet bien qu’il y a dans la nature une substance pensante, il nie qu’elle constitue l’essence de l’âme humaine et juge que la pensée, tout de même que l’étendue, n’a point de limites. Et ainsi, de même que pour lui le corps humain n’est pas l’étendue prise absolument, mais une étendue déterminée en un certain mode par le mouvement et le repos, suivant les lois de la nature étendue, l’âme humaine n’est pas la pensée prise absolument, mais une pensée déterminée en un certain mode par des idées, suivant les lois de la nature pensante : d’où cette conclusion nécessaire qu’elle existe sitôt que le corps humain commence d’exister. Il semble découler de là qu’à la ressemblance du corps humain, qui se compose de milliers de parties étendues, l’âme humaine se compose de milliers de pensées et que, le corps se dissolvant en des milliers de parties étendues desquelles il était formé, notre âme se dissout, quand elle se sépare du corps, en autant de pensées desquelles elle se composait. Et ainsi, tout de même que les parties de notre corps humain, après la dissolution, ne demeurent plus unies, mais que d’autres corps s’insèrent entre elles, il faut qu’après la dissolution de notre âme, les pensées innombrables dont elle se composait ne se combinent plus entre elles, mais soient séparées. Mais s’il est vrai que des corps ainsi désagrégés restent encore des corps, ils ne sont cependant plus des corps humains et de même, après la mort qui entraîne la dissolution de notre substance pensante, il subsiste bien des pensées ou des substances pensantes, mais leur essence, celle du moins qu’elle possédait quand on parlait de l’âme humaine constituée par elles, n’est plus la même. Votre thèse en revient, en conséquence, à ce qu’il me semble, à soutenir que la substance pensante de l’homme subit des changements et se dissout comme le font les corps, ou même que certaines âmes périssent entièrement, vous l’affirmez des impies, si je ne me trompe, et qu’aucune pensée ne demeure en elles. Et de même que M. Descartes, d’après L. M., présuppose que l’âme est une substance pensante, au sens absolu, vous et L. M. me paraissez présupposer seulement la plus grande partie de votre théorie ; je ne perçois donc pas clairement votre pensée en cette matière.

La cinquième question se rapporte à ce jugement que vous avez énoncé aussi bien dans notre entretien que dans votre deuxième lettre, datée du 13 mars, à savoir que de la connaissance claire de Dieu et de nous-mêmes provient le désir constant qu’à chacun revienne ce qui est sien. Il reste à expliquer de quelle façon la connaissance de Dieu et de nous-mêmes produit en nous la volonté constante de mettre chacun en possession de ce qui est sien. Autrement dit, par quelle voie cela découle de la connaissance de Dieu, ou comment elle nous oblige à aimer la vertu et à fuir les œuvres que nous qualifions de vices, et d’où vient, puisque d’après vous le meurtre, le vol comprennent quelque chose de positif, tout comme la distribution des aumônes, qu’un meurtre n’enveloppe pas autant de perfection, de béatitude et de paix intérieure que la distribution des aumônes. Peut-être direz-vous comme dans votre lettre du 13 mars que cette question concerne l’Éthique et qu’elle sera traitée par vous quand vous en viendrez là. Toutefois, comme à défaut d’un éclaircissement de cette question ainsi que des précédentes, je ne puis percevoir votre pensée, et qu’il y subsiste pour moi des absurdités impossibles à lever, je vous demande en ami d’y répondre plus amplement. Tout particulièrement je demande que vous énonciez et expliquiez les principales définitions, les postulats et les axiomes sur lesquels vous fondez votre Éthique et en premier lieu votre réponse à ma dernière question. Peut-être vous excuserez-vous en alléguant la peine qu’il vous faudrait prendre, mais je vous prie cette fois encore de me donner satisfaction, pour cette raison qu’à défaut d’une réponse à ma dernière question, je ne percevrai jamais droitement votre pensée. Je voudrais qu’il me fût permis de faire quelque chose pour vous en échange de la peine que vous prendrez. Je n’ose vous assigner un délai de deux ou trois semaines, je vous prie seulement de répondre à cette lettre avant votre voyage à Amsterdam. Vous m’obligerez grandement, ce faisant, et je vous montrerai que je suis et demeure, Monsieur, votre tout dévoué

G. DE BLYENBERGH.
Dordrecht, le 27 mars 1665.



[1Voyez les Lettres 22 et 23 (note jld).

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