"Les leçons de la théocratie", par Bruno Huisman
Pour Spinoza, la question du peuple « élu » doit être prise au sérieux quand on veut lire comme lui rationnellement les Ecritures. Et de fait, le monothéisme est né de cette conviction qu’eurent des hommes appartenant à un même peuple, à un même Etat puis à une même nation d’être un peuple élu de Dieu, appelé à vivre sur une terre d’élection et selon des Lois élues à leur intention. Spinoza n’entend pas balayer d’un revers méprisant cette attitude en apparence orgueilleuse mais, (et cette position est la position générale qu’il adopte dans le Traité Théologico-Politique) il veut en comprendre les raisons du point de vue de la raison et en évaluer les effets. Or, du point de vue de la raison, il y a quelque difficulté à comprendre comment Dieu ( et nous ajouterons surtout le Dieu de Spinoza) peut élire un individu parmi des individus ou un peuple parmi des peuples. Spinoza rappelle en effet, dans le ch. III du TTP ce que l’on peut entendre par une telle élection : « nul en effet n’agissant que suivant l’ordre prédéterminé de la Nature, c’est à dire par le gouvernement et par le décret éternel de Dieu, il suit de là que nul ne choisit sa manière de vivre et ne fait rien, sinon par une vocation singulière de Dieu qui a élu tel individu de préférence aux autres pour telle oeuvre ou telle manière de vivre. » (p 71 ; Traité théologico-politique, traduction Appuhn, GF). En d’autres termes, tout homme est nécessairement l’élu de Dieu (sauf, paradoxalement l’homme au destin surnaturel, qui est, par nature, impossible). Si tel est le cas, en quel sens particulier la nation hébraïque a-t-elle été dite élue de préférence aux autres ? A cette question précise, la réponse de Spinoza est précise : « Les nations se distinguent les unes des autres eu égard au régime social et aux lois sous lesquelles elles vivent et se gouvernent ; et la nation hébraïque a été élue par Dieu plus que les autres, eu égard non à l’entendement ni à la tranquillité d’âme, mais au régime social et à la fortune que lui donna un empire et le lui conserva tant d’années » (id., p.72) Par ces considérations, Spinoza fixe clairement ce qui fait à ses yeux l’importance historique du peuple juif : ce n’est pas une excellence en matière d’entendement ou de vertu, (car ces qualités demandent patience et histoire, et c’est justement ce qui fait défaut aux Hébreux au début de leur histoire) mais c’est l’invention d’une certaine forme d’organisation politique qui sort ce peuple de l’indistinction de l’histoire. Ainsi, Spinoza nous invite-t-il à une lecture politique de la Bible ou encore se demande-t-il (comme de nombreux autres penseurs de son temps : Hobbes et Bossuet pour ne citer qu’eux) quelle politique tirée des Ecritures.
Nous pensons d’ailleurs avec certains commentateurs que c’est bien là l’objet principal du TTP : sans doute cet ouvrage présente-t-il les éléments d’une méthode rationnelle pour lire la Bible ; mais cette dimension nous paraît seconde par rapport à la question de savoir s’il y a une politique légitime et adéquate à tirer de ce texte ou, ce qui revient presque au même, si ceux, parmi ces contemporains, qui cherchent à fonder une constitution politique à partir de certains éléments de l’Ancien Testament ont raison de le faire. Incontestablement, en affirmant que le peuple juif se distingue par son oeuvre politique, Spinoza semble incliner dans cette voie et justifier ceux qui, encore aujourd’hui, voudraient, par exemple, fonder l’Etat d’Israël sur des bases théocratiques. Spinoza insiste d’ailleurs au ch. V sur la différence entre la mission politique de Moïse qui donne des lois politiques au seul peuple juif et le destin moral universel du Christ qui ruine à tout jamais aux yeux de Spinoza l’idée d’élection et de peuple élu ;c’est ce qu’indique la formule que Léo Strauss attribue à Spinoza : « Moïse est législateur, le Christ est éducateur ». Et pour bien souligner le caractère sinon exclusivement du moins essentiellement politique des lois mosaïques, Spinoza avance l’idée que l’Ancien Testament montre nettement que « les Juifs après la dissolution de l’Etat ne sont pas plus tenus par la loi de Moïse qu’ils ne l’étaient avant la fondation de leur société et de leur Etat. » (p. 105)
D’où l’importance qu’il y a à nos yeux à bien lire et à bien comprendre l’analyse que fait Spinoza de la théocratie, comme marque de l’Etat des Hébreux, soulignant à la fois le progrès historique qu’elle représente et la limite qui exclut toute hypothèse d’un quelconque retour à la théocratie.
Or, selon la thèse principale qu’il veut établir, Spinoza présente différemment cette histoire : à deux reprises dans le TTP, il raconte et analyse plus ou moins longuement l’histoire de la fondation de l’Etat hébreu par Moïse : au ch. V d’abord, aux ch. XVII et XVIII ensuite. Et si ces deux récits sont censés raconter la même histoire, ils le font de façon très différente et parfois même contradictoire.
Au ch. V, ce que Spinoza veut montrer, c’est que les lois de Moïse non seulement ne sont pas universelles mais qu’elles sont même entièrement conditionnées par la situation très particulière du peuple hébreu, sortant de l’esclavage et de la servitude. Ce n’est pas du tout sur le caractère d’un retour à l’état de nature que Spinoza met l’accent comme il le fera plus loin, mais ici, c’est l’état de « barbarie » des Hébreux, leur impréparation aux règles de droit et au pouvoir collectif qui vont conduire Moïse, dans sa vertu divine, à imposer au peuple des lois nécessaires et bonnes compte tenu de sa situation historique particulière. Etant là encore bien entendu que ce qui vaut pour ce moment historique ne saurait valoir éternellement. Et pour insister encore davantage sur le caractère avant tout politique de ces lois, Spinoza explique que Moïse n’a introduit la religion dans l’Etat que par commodité, par utilité, pour que « le peuple fît son office plus par dévotion que par crainte » ; quant aux rituels si nombreux que Moïse a imposés et qui commandaient tous les actes de la vie civique, économique, familiale, ils étaient dus aussi à l’état d’esprit des hébreux, appelés par leur histoire à une désobéissance naturelle. Spinoza évoque en effet « l’insoumission naturelle du peuple » ; mais ce qui fait la nature d’un peuple, quant à ses moeurs ou à son caractère, Spinoza le dit par ailleurs, c’est son histoire, ce sont ses lois. Quoi qu’il en soit de ce point, ce que Spinoza cherche à dire à travers cette première référence, c’est la nécessité de la religion pour l’obéissance, c’est la fonction politique de la religion comme encouragement à l’obéissance.
Dans le ch. XVII du TTP, Spinoza reprend l’histoire politique du peuple hébreu . Mais, ici, son propos va être directement d’interroger les formes de l’Etat que les Hébreux ont en quelque sorte inventées, pour les analyser et les évaluer. Sur le sens de cette analyse, sur la portée historique de cet Etat, Spinoza s’explique lui-même au début du ch. XVIII : après avoir rappelé que personne ne peut plus prendre cet Etat pour modèle, que cet Etat n’est plus conforme à la volonté de Dieu( ce qui en bonne logique spinoziste n’a guère de sens), car depuis les apôtres nous savons que cette volonté ne s’inscrit plus dans la pierre mais dans le coeur et qu’enfin un tel Etat ne peut convenir qu’à un très petit nombre d’hommes et non à des hommes qui veulent avoir et faire du commerce comme l’exige un Etat moderne,( ce qui, explicitement, signifie que ce type d’Etat est absolument inadéquat aux Hollandais) Spinoza conclut ainsi :
« Il n’en est pas moins vrai que si (cette forme d’état) ne peut être imitée en tout, encore comprend-elle beaucoup de dispositions très dignes de remarques et qu’on aurait peut-être grande raison d’imiter. » L’Etat des Hébreux, qui représente pour Spinoza la forme particulière et contingente, relative à l’état moral des Hébreux à un moment de leur histoire, n’est pas un modèle dont il faut s’inspirer pour constituer un Etat moderne mais, il y a dans cette histoire des éléments à méditer pour toute personne qui réfléchit en philosophie politique à la question de l’institution de l’Etat et au statut de la religion dans l’Etat.
Notre propre objectif est de ce point de vue clair et limité : nous nous demanderons tout simplement ce que Spinoza avait en vue quand il disait qu’il y a dans la théocratie des Hébreux des éléments à méditer en philosophie politique, et même une certaine positivité à retenir. Du même coup nous excluons ici toute interrogation concernant la valeur, la pertinence, la légitimité ou la rigueur avec laquelle Spinoza relit les Ecritures.
Mais notre propos n’est pas simplement d’éclairer au sein de la réflexion politique de Spinoza quelque chose qui pourrait paraître marginal. A travers cette occasion, nous voudrions interroger deux aspects de la question théocratique :
1) Spinoza aborde le problème théocratique sur le plan philosophique, à partir d’une critique fondamentalement philosophique. C’est un point bien connu de la théorie spinoziste que, dans le TTP comme dans le reste de son oeuvre, l’objectif de Spinoza est de mettre la philosophie au poste de commande de chaque sujet, ou en d’autres termes que la raison, en chaque homme, prenne le dessus sur la foi. Cela ne signifie pas le moins du monde que la foi est inutile ou nuisible, que la foi n’a aucune fonction sociale : Spinoza dit explicitement le contraire, soutenant qu’il est impossible de gouverner la multitude sans faire appel, sans prendre appui sur la foi ; et par là, il fonde une certaine lignée philosophique où prennent place Rousseau et Hegel qui considèrent en même temps l’insuffisance et la nécessité de la foi.
Et dans cette entreprise d’assujettissement de la foi religieuse à l’autorité de la raison philosophique, Spinoza s’efforce de demeurer toujours philosophe c’est à dire d’éclairer autant que faire se peut la lumière révélée par la lumière naturelle. Ainsi Spinoza dit-il une fois pour toute que la religion ne nous donne pas la vraie connaissance de Dieu, que seule la philosophie peut offrir la définition de Dieu ; et pourtant, en lisant le TTP, l’on constate que le Dieu auquel les hommes ont recours à travers l’histoire, c’est davantage celui qui apparaît dans la lumière prophétique, celle qu’alimente l’imagination que celui de la lumière rationnelle ; et malgré cela, le Dieu de l’Ethique, l’idée vraie de Dieu, fait des incursions au sein du TTP. Pourquoi ? Sans doute tout simplement parce que c’est le même, même si, comme le dit Spinoza, les voies qui y conduisent sont essentiellement différentes. Et Dieu pour Spinoza n’est pas quoi qu’en pensent certains, une simple question de vocabulaire. Du coup, quand Spinoza nous invite à placer Dieu au fondement de l’édifice politique, nous comprenons que selon la définition de Dieu que l’on retient, toute la destination politique change.
2) La question de la théocratie n’est plus aujourd’hui une simple question d’école, un exercice de style philosophique. Il est de tradition dans la philosophie politique classique, d’opposer les trois formes de gouvernement ou de régime ; et souvent, ces présentations sont biaisées dans la mesure où le choix du régime ne se pose pas, soit parce que les conditions politiques rendent un tel choix impossible (il paraît peu vraisemblable aujourd’hui d’envisager la monarchie ou l’aristocratie en France) soit parce que le choix est en réalité déjà nié par les conditions dans lesquelles la théorie politique a été bâtie (le Léviathan est monarchiste). C’est d’ailleurs clairement dans cet état d’esprit que Spinoza aborde la question de la théocratie : il n’envisage jamais sérieusement un quelconque retour à la théocratie ; tout juste s’en sert-il parfois comme d’un repoussoir théorique, interpellant ses propres contemporains hollandais en leur demandant de façon presque ironique : « Voulez-vous sérieusement revenir à la théocratie ? »
Mais aujourd’hui l’alternative, démocratie ou théocratie (si tant est que ce soit dans ces termes que l’alternative se pose) n’a rien d’une fiction théorique : c’est l’alternative réelle et immédiate devant laquelle des peuples et de nations se trouvent placés. Sans doute nous faudra-t-il, avec l’aide de Spinoza, mieux cerner la définition de la théocratie ; et notamment repousser l’idée qu’une constitution serait théocratique sitôt qu’elle ferait référence à un Dieu, à une religion, ou à un texte religieux. Ce qui rend cette question aiguë, c’est donc qu’un certain nombre de pays, aujourd’hui, aient adopté sinon ce modèle théocratique du moins se soient inspirés de quelques-unes de ses données, et peut-être précisément celles dont Spinoza nous invitait à nous méfier.
a) De la démocratie
Il arrive souvent que l’on commente les ch. XVII et XVIII du TTP en les présentant comme une parenthèse historique, ou comme un retour en arrière à des questions théologiques ou exégétiques alors que le ch. XVI aurait introduit radicalement le Traité dans la pure et véritable réflexion philosophique, réflexion qui reprendrait et se conclurait avec les ch. XIX et XX. Cette interprétation nous semble tout à fait inexacte car il y a une solidarité théorique évidente entre les ch. XVI et XVII. Dans le ch. XVI, Spinoza vient d’établir que la constitution d’un Etat passe par le pacte par lequel chaque individu et tout individu transfère la totalité de sa puissance naturelle à la société, constituant ainsi une souveraineté qui n’existait pas avant ce transfert. Et pour qualifier ce droit souverain, institué par ce transfert, Spinoza le désigne par le terme de démocratie. La démocratie n’est pas la forme particulière d’un gouvernement ou d’un régime, issu du pacte : c’est le droit même qui est immédiatement issu du droit naturel ; et c’est même en un sens, le mouvement du transfert lui-même, de sorte que ce qui serait démocratique et nécessairement démocratique, ce serait le pacte ; ce qui nous conduirait à penser avec Spinoza, ici, que toute société en son départ, en ses fondements est nécessairement démocratique parce que fondée sur un pacte qui ne peut être que démocratique, l’une des questions politiques devenant alors de savoir comment conserver en son développement cette essence démocratique, ou même si la démocratie, non plus en tant que fondement mais comme régime, est le régime qui permet, à partir de ce point de départ, le meilleur développement possible. Mais, quel que soit le régime futur, Spinoza pose nettement que tout pacte social est nécessairement démocratique. C’est sur ce caractère naturel de la démocratie que Spinoza revient quand il cherche à justifier dans ce même chapitre l’élection de la seule démocratie pour désigner l’Etat qui convient à des hommes sortant de leur état naturel : « Par ce qui précède, je pense avoir assez montré les fondements de l’Etat démocratique, duquel j’ai parlé de préférence à tous les autres, parce qu’il semblait le plus naturel et celui qui est le moins éloigné de la liberté que la Nature reconnaît à chacun.
Dans cet Etat, en effet, nul ne transfère son droit naturel à un autre de telle sorte qu’il n’ait plus ensuite à être consulté, il le transfère à la majorité de la Société dont lui-même fait partie ; et dans ces conditions tous demeurent égaux, comme ils l’étaient auparavant dans l’état de nature. » (p. 268) Ce premier acquis ne prête donc pas à contestation : la démocratie est la forme que doit prendre l’Etat des hommes qui sortent de l’état de nature.
b) Du pacte social et du pacte divin
Dans ce même ch. XVI, Spinoza aborde la question du droit divin, en se demandant s’il peut être antérieur au droit de nature, et par conséquent si l’obéissance à Dieu prévaut déjà dans l’état de nature ; là encore, la réponse de Spinoza est sans ambiguïté : « Personne ne sait, de la Nature, qu’il est tenu à l’obéissance envers Dieu ; on ne le saisit même par aucun raisonnement ; seule la Révélation confirmée par des signes le fait connaître à chacun. Par conséquent, avant la révélation, nul ne peut être tenu par le droit divin qu’il ignore nécessairement. » (p. 271). Cette première réponse de Spinoza soulève quelques difficultés : il est clair que l’objectif principal est de répondre à ceux qui prétendent que le droit divin est toujours premier, toujours déjà là et toujours connaissable quel que soit le niveau historique de l’homme ; et par conséquent Spinoza veut montrer que l’obéissance à Dieu ne relève pas d’un mouvement naturel de l’homme ou en l’homme mais qu’il y faut à la fois médiation et médiateur. Seulement, Spinoza ne conduit-il pas ici à distinguer deux attitudes face à Dieu : savoir qu’il existe et lui obéir ? Savoir que Dieu est et ce qu’il est, n’est certes pas un savoir immédiat mais c’est un savoir ; cela relève d’un raisonnement, cela relève de la philosophie, c’est l’une des dimensions de l’Ethique. Obéir à Dieu : disons alors qu’il y a deux voies possibles que l’humanité a ou peut emprunter ; celle de la Révélation et celle de la philosophie. Car la philosophie conduit bien selon Spinoza à une certaine obéissance à Dieu : l’amour intellectuel de Dieu qui me conduit à connaître et à partager ses raisons est une forme de soumission à l’ordre divin. Mais Spinoza ne se fait aucune illusion : tous les hommes n’atteignent pas ce niveau d’éthique et de connaissance et d’une certaine manière, ils n’en ont pas besoin pour obéir à Dieu puisque la Révélation, par l’intermédiaire de la religion, atteint ce but.
Encore faut-il qu’il y ait religion, c’est à dire lien entre Dieu et les hommes. Or ce lien ne passe pas selon Spinoza par un rapport direct et immédiat entre Dieu et l’individu. La religion est un fait social et par conséquent l’obéissance à Dieu implique que les hommes soient déjà socialement rassemblés. C’est cette thèse que Spinoza rend explicite en écrivant : « Si les hommes étaient tenus de nature par le droit divin, ou si le droit divin était droit par nature, il eût été superflu que Dieu conclût un traité avec les hommes et les obligeât par un pacte et un serment. Il faut donc accorder absolument que le droit divin part du temps où les hommes ont promis par un pacte exprès d’obéir à Dieu en toute chose ; par ce pacte, ils ont comme renoncé à leur liberté naturelle et transféré leur droit à Dieu, comme nous avons vu qu’il arrive dans l’état de société. » (p. 272) Et comme pour annoncer le développement de cette question au ch. XVII, Spinoza ajoute : « Mais je traiterai plus longuement ce point par la suite. »
Avant d’aborder ce ch. XVII, remarquons que Spinoza envisage donc l’existence de deux pactes, l’un social ou politique qui institue la souveraineté, l’autre religieux, qui soumet chaque individu à l’autorité souveraine de Dieu ; et ces deux pactes sont explicitement pensés par Spinoza en terme d’analogie : la question est donc implicitement soulevée de savoir s’il ne serait pas possible de n’en faire qu’un seul ayant le double objet de fondre en une seule souveraineté le politique et le théologique. La question subsidiaire est aussi de se demander si, en cas de double pacte, le pacte théologique a ou peut avoir une préséance sur le pacte social. C’est là le sens et l’enjeu de l’analyse de la théocratie.
c) De la théocratie proprement dite
Au ch. XVII, Spinoza va donc raconter et analyser l’histoire de la formation et du déclin de l’Etat hébreu. Dans l’histoire du peuple hébreu à ce moment précis, Spinoza rencontre le cas unique dans l’histoire (mais quelle histoire ? A quelles conditions l’Ancien Testament raconte-t-il l’histoire ?) d’un peuple qui conclut avec Dieu le pacte dont Spinoza vient justement d’établir la fonction et les clauses. Et ce pacte contient, en plus, une double dimension, politique et religieuse. En quel sens peut-on dire du peuple hébreu qu’au moment où Moïse le fait sortir d’Egypte, il se retrouve dans la condition d’un peuple à l’état de nature ?
Aux raisons négatives que Spinoza avait avancées au ch. V et qui soulignaient une sorte de régression morale, il avance ici de tout autres raisons : il pose que les Hébreux à la sortie d’Egypte ne sont plus tenus par le droit d’aucune autre nation, qu’il leur est donc loisible d’instituer de nouvelles règles et d’occuper les terres qu’ils voudraient. Il s’agit donc bien d’une sorte de régression à l’état de nature, imposée à un peuple par des conditions historiques et politiques qu’il n’a pas voulues et qui ont abouti à sa servitude. Ce qui permet de comprendre à partir de cet exemple que nul peuple n’est à l’abri d’une telle régression, ou encore que ce qui est arrivé une fois dans l’histoire au peuple hébreu peut fort bien arriver à l’avenir à un autre peuple : l’état social demeure toujours dans le péril de sa dissolution (De ce point de vue, nous pourrions soutenir avec Spinoza que tout peuple contraint de changer radicalement de constitution se replace de fait dans un état naturel ; ou encore que l’état de nature est bien le lieu théorique nécessaire pour penser tout réengagement social). Spinoza n’entend pas présenter cette servitude de façon négative, mais comme la chance historique et presque providentielle qui s’est présentée aux Hébreux ( et qui pourquoi pas, pourrait se présenter à l’avenir pour un autre peuple. Entendons : le pacte n’est pas établi une fois pour toutes ; il peut être défait et refait). Cela dit, il apparaît une différence essentielle entre la situation du peuple hébreu (même au coeur du désert) et celle des hommes à l’état de nature : c’est que ceux-ci, avant le pacte sont des individus alors que le peuple hébreu ne se dissout jamais en tant que peuple : certes, il n’est plus tenu par aucune loi nationale, il n’a plus de territoire, il n’a plus de lieux de culte ; mais il a une histoire, un passé dont il se réclame, une langue commune et la conscience collective de former un même peuple malgré ou par delà la division en tribus (et comment oublier, en effet, que l’Alliance d’Abraham précède celle de Moïse ?). C’est d’ailleurs le refus de cette dissolution en tant que peuple, c’est à dire le refus d’intégration, d’assimilation et de dilution au sein de la nation égyptienne qui provoquera la colère de Pharaon ; on sait, par ailleurs, à quelle point la question du maintien du peuple juif comme communauté spécifique au sein de nations existantes a été une question historique cruciale, que Spinoza a lui-même rencontrée tant par l’histoire des Marranes que par celle de la communauté juive d’Amsterdam.
Pour les besoins de sa démonstration, Spinoza passe outre à cette différence mais il nous semble essentiel de dire que l’histoire précisément ne recommence jamais à zéro, et que le projet même d’un pur point de départ à partir duquel de nouveaux fondements sont donnés relève d’une fiction théorique féconde.
La question de savoir si le peuple hébreu se trouve dissous ou non en tant que peuple n’est pas abordée directement par Spinoza. Mais en précisant que « chacun pouvait à nouveau examiner s’il voulait conserver ce droit ou le transférer à un autre », Spinoza marque bien le retour à l’individualité dans la décision : ce qui caractérise le pacte social (et sans doute aussi le religieux ?), c’est qu’il est à la fois individuel et collectif : il fonde le collectif à partir de l’adhésion individuelle.
C’est dans ces conditions que le pacte avec Dieu va être scellé, sur les conseils de Moïse. Et ce dernier semble avoir dans l’esprit de Spinoza une grande responsabilité car il lui attribue la raison de ce pacte : ne transférer ce droit à aucun mortel mais seulement à Dieu. Raison essentiellement positive dans la mesure où elle préserve l’égalité de tous face à la souveraineté. A partir de là, Spinoza va multiplier les occasions de montrer que ce pacte est l’équivalent ou l’analogue du pacte social « tel qu’il se fait dans une société commune, quand les hommes décident de se dessaisir de leur droit naturel ». Et par conséquent, la question implicite soulevée par Spinoza est de savoir si un tel pacte conclu avec Dieu peut effectivement remplacer le pacte social, être au fondement de la constitution d’un Etat et quel avantage éventuel il y a à conclure plutôt ce type de pacte avec Dieu qu’avec une puissance humaine.
Du point de vue de la forme, ce pacte n’est pas contestable : chaque partie semble consciente et responsable, exprimant de façon claire et manifeste sa volonté. A la clameur unanime du peuple répond la preuve par Dieu de la puissance admirable qu’il a de conserver le peuple hébreu. Nous sommes évidemment dans le monde de l’imagination, de l’opinion où les hommes attribuent de façon fictive à Dieu une puissance de conservation qu’Il n’a pas la volonté arbitraire d’exercer ou de ne pas exercer.
Si le Dieu en question est le Dieu de Spinoza, c’est à dire celui qui possède absolument la puissance naturelle sans avoir la puissance privative de ne pas l’exercer, on peut s’interroger sur le sens de ce transfert ; les hommes confient à Dieu une puissance qu’il détient déjà ; en réalité, ce qui compte ici, ce n’est pas le transfert effectif de puissance car à proprement parler, il est absurde et impie d’espérer augmenter la puissance de Dieu par la cession de sa propre puissance ; la puissance de Dieu est incommensurable avec la mienne ; le fini ne rajoute jamais rien à l’infini. En revanche, ce que ce pacte opère, (et c’est bien ce qui se passe aussi dans le pacte social), c’est le passage de la puissance au pouvoir. Avant le pacte, Dieu détenait la puissance naturelle ; après le pacte, c’est à dire après le serment d’allégeance et d’obéissance que les hommes prêtent, Dieu est investi du pouvoir de commander. Au regard de Dieu lui-même, cela ne change rien : sa puissance, répétons-le, n’est pas augmentée et la Nature n’est pas plus favorable aux hommes avant qu’après. Mais, du point de vue des hommes, ce pacte change radicalement les choses puisqu’au lieu de considérer Dieu comme une puissance subie, c’est désormais un pouvoir voulu : par ce pacte, les Hébreux ont élu Dieu, ils l’ont reconnu ; ils l’ont fait roi et la souveraineté de Dieu, au lieu d’être une puissance aveugle a pris la forme pour eux de leur propre puissance cédée à Dieu.
Spinoza en vient donc à peser les avantages et les inconvénients de ce pacte. Dans un tel Etat, le droit civil et la religion sont une seule et même chose : si l’on peut déjà entrevoir les abus qu’il peut y avoir à concevoir les dogmes de la religion pour des règles de droit, la plupart des jugements de Spinoza sur ce pacte sont plutôt positifs, car il instaure et garantit l’égalité comme doit le faire la démocratie. L’avantage qu’il y a à faire de Dieu le souverain de la société civile, c’est que l’égalité de tous face au chef d’Etat d’une part, et entre eux d’autre part est garantie. L’intérêt de la pure théocratie, c’est d’une part que la question du chef, de son choix, de ses prérogatives est réglée ; et d’autre part, que Dieu tient tous les hommes en égalité, toutes les inégalités entre les hommes devenant dérisoires au regard de la distance fondamentale entre Dieu et les hommes. Par là se dessine l’attrait essentiel de la théocratie (et qui explique encore aujourd’hui que l’on aspire à y revenir d’autant plus dans les sociétés inégalitaires) : elle garantit dans sa version primitive idéale l’égalité des croyants et des citoyens.
Mais le problème de la pure théocratie, c’est à dire, du gouvernement immédiat des hommes par Dieu, c’est qu’elle est impraticable : ses principes sont bons, mais sa réalisation est impossible. Spinoza en donne tout de suite la raison à travers le rappel de la première rencontre ratée entre Dieu et les hommes : ils eurent si peur de cette mise en présence immédiate de Dieu, craignant que cette voix si forte ne les tue, qu’ils demandèrent à Moïse de devenir leur médiateur. Et, comme le dit Spinoza, « Par ce langage, ils ont clairement aboli le premier pacte et transféré sans réserve à Moïse leur droit de consulter Dieu et d’interpréter ses édits. » Ainsi s’achève, à peine formé, l’Etat théocratique pur : il n’aura été que l’occasion d’une double clameur, la première pour signifier à Dieu l’obéissance absolue, la seconde pour lui signifier la crainte insupportable qu’Il inspire et qui justifie l’existence d’une autre forme d’Etat. On pourrait sans doute gloser sur cette peur irrépressible du peuple en présence de Dieu : n’est-ce pas précisément parce que le peuple n’a pas une connaissance vraie de Dieu que, mis en sa présence, il en a nécessairement peur ? La seule voie réelle et réaliste pour parvenir à Dieu ne peut être la révélation (nécessairement terrifiante) mais la voie longue et patiente de l’Ethique. Spinoza n’épilogue d’ailleurs pas sur les raisons de cet échec : la valeur de cette fable ne tient pas au réalisme du récit mais aux leçons politiques que l’on peut en tirer. La théocratie pure, directe, n’est pas praticable (pas davantage que la démocratie directe ne l’est). La voix de Dieu est inaudible en elle-même : elle implique un médiateur, un porte-parole, un prophète. C’est pourquoi Spinoza ne présente pas ce premier épisode comme un échec : jamais aucune théocratie au monde ne pourra faire l’économie de ce médiateur, tout le problème étant précisément de rendre compte de son pouvoir et de sa légitimité.
Cette légitimité, Moïse l’obtient immédiatement. Sans remettre en cause le principe de l’alliance avec Dieu, puisqu’ils disent à Moïse : « A toute parole que Dieu te dira nous obéirons et nous l’exécuterons. » Malgré tout, les Hébreux selon Spinoza « ont clairement aboli le premier pacte et transféré sans réserve à Moïse leur droit de consulter Dieu et d’interpréter ses édits. » (p. 283). Et Spinoza de montrer alors comment Moïse se voit reconnaître le monopole absolu de la réception de l’interprétation et de la déclaration de la parole de Dieu.
Ce qui importe à Spinoza ici n’est pas de savoir ce que vaut Moïse comme prophète (la question a déjà été réglée assez favorablement pour Moïse dans les deux premiers chapitres du TTP), mais ce qu’il vaut comme législateur : les institutions dont il a doté l’Etat hébreu étaient-elles bonnes ? Nous n’entrerons pas dans le détail de l’analyse que propose Spinoza de l’administration de l’Etat hébreu ; relevons seulement ses appréciations générales : Spinoza semble montrer que le souci principal de Moïse ne porte pas sur sa propre action présente mais sur l’avenir c’est à dire sur les conditions politiques dans lesquelles ses successeurs auront à exercer le pouvoir. Et de ce point de vue, la grande oeuvre politique de Moïse a été la séparation du pouvoir strictement religieux, celui d’interpréter la parole de Dieu, confié aux Lévites et d’autre part le pouvoir politique, celui d’administrer l’Etat, laissé à toutes les autres tribus. En Moïse se trouvent effectivement confondus le pouvoir politique et le pouvoir théologique ; et sous le règne de Moïse, Spinoza ne note pas que cette confusion ait porté préjudice aux Hébreux. D’où vient alors que Moïse puisse concevoir qu’au delà de sa personne et de son règne, ce soit là la cause des désordres politiques futurs ? Vertu divine, dit Spinoza à propos de Moïse, et il y a du penseur, en effet, dans ce prophète. Ainsi Moïse va-t-il s’employer tout au long de son règne à installer une administration sinon autonome vis à vis de la loi divine du moins séparée du pouvoir de la dire et de l’interpréter (p. 286). Parce que tout Prince est toujours tenté de justifier ses crimes devant le peuple au nom du droit, tout Prince a donc tendance à vouloir s’approprier le pouvoir de faire et de dire le droit. Il y a donc deux manières de prévenir cette tentation inévitable du pouvoir exécutif : assurer l’autonomie des juges et instruire le peuple quant aux lois. Moïse a rempli cette double mission : l’indépendance complète des Lévites, aussi bien idéologique que matérielle, doit en faire des juges impartiaux ; quant à la connaissance des lois, c’est une obligation quotidienne que de lire le Livre ; par là, le peuple devient plus savant et les chefs plus scrupuleux. Et le premier objectif institutionnelle de Moïse est bien d’empêcher les chefs « d’outrepasser les justes limites ». Mais il faut ici contrôler la fougue du peuple, voir comment le peuple peut être « contenu » : là encore, le bilan est positif et permet de comprendre pourquoi l’Etat hébreu ne connut pratiquement pas de sédition ( ou plutôt n’aurait jamais dû en principe, en connaître).
Ce qui retient notre attention dans ces analyses de Spinoza, c’est qu’il y privilégie clairement le point de vue politique sur le point de vue moral : ainsi de la haine de l’étranger, suscitée et entretenue par l’idée du peuple élu ; au lieu de la dénoncer moralement, Spinoza y voit alors l’une des conditions essentielles à l’amour et à la défense de la patrie, qui explique la solidité militaire de Jérusalem. Si l’on ajoute à cette première raison, le principe remarquable d’une répartition strictement égalitaire de la propriété et celui d’une ritualisation totale de la vie publique et privée de chaque homme, on détient un faisceau de raisons qui expliquent la fidélité du peuple hébreu à sa patrie.
d) Du déclin de l’Etat hébreu
Moïse a donc été un remarquable législateur : telle est la leçon sur laquelle s’achève la première moitié du ch. XVII. Or Spinoza va méthodiquement ensuite contredire ce premier point de vue ; compte tenu de telles bases et de tels principes, cet Etat aurait dû ou pu être éternel ; l’histoire montre qu’il n’en a rien été et par conséquent Spinoza va chercher où se situaient les failles de ce bel édifice. On pourrait, nous explique Spinoza, pour sauver la constitution ou la dédouaner, imputer à l’insoumission naturelle des Hébreux, la responsabilité de l’échec ; ce qui reviendrait à dire qu’en politique, ce qui est déterminant, ce n’est pas la qualité des lois mais la qualité morale des peuples. Spinoza, nous l’avons déjà vu, conteste absolument ce point de vue : une nation est une institution sociale qui dépend de ses lois et de ses moeurs ; quand un peuple est « mauvais », il faut en rechercher la cause au niveau des lois qui le régissent. Et par conséquent, pas de faux fuyant, c’est dans la législation de Moïse que se trouve la faille. Evidemment, on comprend tout de suite le problème ; puisque ce que propose Moïse est immédiatement divin, s’il y a erreur ou même malveillance, c’est à Dieu qu’il faut en attribuer la paternité. Spinoza, se fondant sur une parole d’Ezechiel, va dans ce sens et fait d’une intention divine explicite la raison de la faute de Moïse. Où est la faute ? En un seul point : avoir confié aux Lévites le ministère sacré, au lieu des premiers-nés de chaque famille comme cela avait été initialement prévu. C’est la seule faute, mais elle voue tout l’édifice à sa destruction, car inexorablement, cela va apparaître comme une capture par un clan de ce qui doit être au contraire la propriété de tous (p. 296).
Les Lévites devinrent rapidement insupportables au peuple qui en vint à soupçonner Moïse d’avoir favorisé les Lévites. Si Moïse de son vivant put être un rempart contrôlant le peuple, après sa mort, tout se précipite : le pacte divin est rompu ; on institue des rois mortels, et comme ceux-ci ne pouvaient supporter la survivance dans l’Etat de l’Etat religieux, ils tentèrent de l’accaparer, ce qui multiplia les séditions. A terme, c’est la disparition de l’Etat hébreu qui advient.
Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ? Où a été la faute de Moïse ? Comment comprendre que le premier peuple qui, dans l’histoire, se dit l’élu de Dieu, qui se donne Dieu pour roi, qui construit son Etat sur ce principe, échoue dans son entreprise et quelle leçon tirer de cet échec ? Il est temps de faire le bilan de cette théocratie primitive.
Conclusion
1) La théocratie de Moïse n’a jamais véritablement bien fonctionnée selon Spinoza. Certes, il répète souvent qu’il faut faire une différence entre le premier Etat (bon ?) et le second ; mais en réalité, même quand il se livre au récit ou à l’analyse du premier, l’évaluation est rapidement contradictoire et il ne peut jamais déterminer réellement un moment positif dans cette histoire. Mais, en fait, cela n’a pas d’importance, si l’on admet que, pour Spinoza, la théocratie mosaïque est un Etat virtuel, un idéal-type politique dont la seule fonction est de nous conduire à réfléchir au rapport souhaitable entre politique et religion. De ce point de vue, l’erreur de Moïse est une très grande leçon de philosophie politique que nous pouvons encore (et plus que jamais) méditer comme nous y invitait Spinoza : le problème soulevé par la théocratie n’est pas celui du pacte avec Dieu en lieu et place du pacte social.
A vrai dire, ce pacte avec Dieu, en lui-même, n’engage à rien ; Spinoza y insiste d’ailleurs à deux reprises : au ch. XVII, (p. 283) « Il faut le dire cependant, tout cela avait plutôt la valeur d’une opinion que d’une réalité, car en fait les Hébreux conservèrent absolument comme nous allons le montrer le droit de se gouverner » ; et il reprend quasiment la même idée au ch. XIX, (p. 315), « Bien que les Hébreux d’ailleurs aient transféré leur droit à Dieu, ils n’ont pu le faire que par la pensée plutôt que de manière effective ; car en réalité, ils gardèrent (comme nous l’avons vu ci dessus) un droit absolu de commander jusqu’à ce qu’ils l’eussent transféré à Moïse qui, par la suite aussi, demeura roi au sens absolu du mot ; et c’est par lui que Dieu régna sur les Hébreux ». Quel est le sens de ce transfert purement virtuel ? En quoi un tel pacte qui, de fait n’engage à rien, est-il nécessaire ou souhaitable pour la suite de l’histoire ? Sans doute Spinoza n’invite-t-il pas d’autres peuples à un tel pacte divin ou à faire de ce pacte un antécédent nécessaire du pacte social ; du point de vue politique (et c’est le point de vue déterminant) pour constituer une société, le pacte avec Dieu n’est en rien une obligation ; et par là, Spinoza ouvre la possibilité d’une laïcité de l’Etat.
Mais la perspective de devoir obéir à l’autorité divine est, en toute rigueur spinoziste, une bonne chose. Qu’une nation fonde sa constitution sur le principe d’une soumission à Dieu ne saurait être, en soi, contradictoire avec ce qui se dessine déjà chez Spinoza comme un idéal démocratique. Ce n’est pas le principe même de ce pacte divin qui est contestable ; ce sont certaines clauses qui donneraient une préséance aux ministres du culte sur les administrateurs de l’Etat. Il faut insister sur ce point car il engage notre position actuelle sur les constitutions politiques des nations qui se réclament d’un tel pacte, ou d’une telle alliance avec Dieu. Placer Dieu au fondement de l’Etat, en faire l’autorité souveraine à laquelle on promet d’obéir est un acte symbolique qui n’engage, comme l’explique Spinoza à aucun désistement de commandement essentiel ; ce qui est institué ici, c’est l’idée même de la loi et de son obéissance, dans sa dimension formelle. Car, pour Spinoza, c’est au Dieu de l’Ethique qu’il faut obéir : obéir à la Nature donc, promettre obéissance à la Nature. Pour certains, et ils fondent par là leur refus de l’idée même de Dieu, cet engagement vis à vis de la Nature, ne peut aboutir qu’à un fatalisme aveugle, une résignation quotidienne. « Dieu l’a voulu » : telle serait la conclusion inévitable de cet engagement.
Spinoza pense autrement puisque Dieu ne veut pas, puisque la Nature ne veut pas. Obéir à la nécessité, tel serait le sens du pacte divin dès lors que l’on a compris la différence en Dieu entre volonté et nécessité : et du coup, cet engagement par lequel je promets obéissance à la nécessité est libérateur puisqu’il me conduit à éviter le piège de la superstition.
Spinoza ne cesse de le répéter dans le TTP : la vertu irremplaçable de la religion, surtout quand elle s’adresse à la foule ignorante, c’est de conduire à l’obéissance qui est une vertu civique essentielle. Faire en sorte que la philosophie éclaire la religion en lui proposant l’idée vraie de Dieu, joindre les efforts de la religion à ceux de la politique en partant de cette idée vraie, telles semblent être les premières bases d’une bonne constitution. Du coup, la première leçon que Spinoza nous invite à retenir de cette étude, c’est de ne pas se tromper d’adversaire : ce n’est pas sa dimension théologique qui a conduit l’Etat des Hébreux à sa ruine ; ce n’est pas cette dimension qui doit nous conduire aujourd’hui à accuser tel ou tel Etat de manquement à la démocratie c’est à dire de manquement à l’essence même de l’Etat. Un Etat théocratique, ou plus simplement théologique, ce n’est pas une contradiction dans les termes.
2) Le terrain est alors mieux dégagé pour comprendre où est le vice. Le destin historique de Moïse était de doter le peule juif de bonnes institutions ; Moïse lui-même est une institution, Dieu aussi, mais ce sont des institutions anhistoriques, comme si l’histoire naissait à partir du moment où la présence immédiate de Dieu, son commandement direct finissait (Spinoza le suggère dans une formule très intéressante au ch. XIX, p. 319 : « Comme nous l’avons montré, en effet, Moïse n’élut personne pour occuper après lui le pouvoir souverain, mais partagea de telle sorte ses fonctions que ses successeurs parussent des vicaires administrant un Etat en l’absence de son roi toujours vivant »). Moïse, très conscient du caractère exceptionnel de son propre commandement, ne se prend pas lui-même pour modèle (il faudrait toujours avoir ce même souci de l’avenir, c’est à dire cette distance nécessaire avec le présent quand on a la charge d’élaborer des constitutions) ; il sait le danger et c’est pourquoi sa première tâche est d’assurer sa succession. En lui, en sa personne, le pouvoir politique et le pouvoir religieux sont confondus, ou plutôt pas encore distingués. Et Moïse, par une intuition divine, sait qu’à l’avenir, le problème viendra de la scission de ce pouvoir, pour le moment unique et de l’affrontement de ces deux pouvoirs, politique et religieux.
Ainsi veut-il anticiper sur cette scission en l’institutionnalisant : c’est le sens de la création du palais de Dieu et de la mission dévolue aux Lévites d’une part et de l’administration politique confiée aux autres tribus d’autre part. Moïse a-t-il eu raison de procéder à cette séparation des pouvoirs ? Sans aucun doute. L’erreur ici ne tient pas au principe mais à son application : initialement ce devait être le premier né de chaque famille qui devait composer le ministère sacré et c’eût été une bonne chose car nul n’aurait accaparé cette fonction. Mais après l’épisode du Veau d’or, et après que seuls les Lévites aient été fidèles à Dieu, Il les a élus comme les gardiens de son temple. Dieu (et Moïse) savait-il, en procédant ainsi qu’il plongerait à terme l’Etat hébreu dans la sédition : les Ecritures en débattent... Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le principe qui est à condamner, ce sont les conditions historiques particulières de sa mise en application. En revanche, l’erreur principielle de Moïse a été de ne pas dire assez nettement la prééminence nécessaire du pouvoir politique sur le pouvoir religieux. Ou plutôt, il le dit mais pas assez clairement : ainsi, dans les institutions mosaïques, le pouvoir des Lévites est-il seulement consultatif ; ils doivent être saisis et ils n’ont pas à intervenir dans l’usage, du point de vue de l’exécutif, de leur consultation. La place et la fonction de l’autorité religieuse sont rigoureusement assignées ; mais, dans la mesure où Moïse savait que c’était par là que le danger viendrait (toujours de l’intérieur dit Spinoza, jamais de l’extérieur), il n’a pas proposé des moyens suffisants pour y faire face. Ce danger subsiste et c’est même la raison d’être du TTP : au XVII ième siècle, en Europe, et notamment pour ce qui concerne Spinoza en Hollande, le risque de voir le pouvoir politique sinon confisqué par le pouvoir religieux du moins affaibli au profit de celui-ci est le danger politique majeur. A de nombreuses reprises dans le TTP, de façon plus ou moins convaincante, Spinoza pense l’analogie de l’Etat des Hébreux et de l’Etat hollandais ; la fin est claire : la Hollande connaîtra le même sort tragique que l’Etat des Hébreux si elle accepte, par lâcheté, que le pouvoir religieux prenne le dessus sur l’instance politique. A partir de là, on peut s’interroger sur les modalités que doit prendre l’autorité du politique sur le religieux : Spinoza pense que le pouvoir de régler les choses sacrées doit être l’attribut du souverain politique, et l’on peut se demander, en lisant le ch. XIX, si, par là, il ne court pas le risque d’effacer toute distinction entre politique et religion.
Comment réagir en spinoziste au retour actuel de régimes théocratiques ? Comment dépasser ce point de vue aujourd’hui clairement inefficace : « la démocratie sinon rien » ? En soutenant, ce que nous avons voulu montrer, que deux conditions corrompent nécessairement quand elles sont réunies la démocratie : une idée fausse de Dieu, un pouvoir politique faible dominé par un pouvoir religieux. Contre ces deux travers, le spinozisme a des réponses : 1) Renforçons le pouvoir politique ; l’Etat fort n’est pas le mal que dénoncent certains, c’est souvent le rempart contre un mal bien pire encore. 2) Contre l’idée fausse de Dieu, contre la superstition, il n’y a d’autre remède que la philosophie. C’est le sommeil de la politique et de la philosophie qui fait le lit des dictatures théocratiques.
Futur Antérieur 39-40 : septembre 1997.
SOURCE : site 101