Préface à l’Anomalie Sauvage de Negri, par Alexandre Matheron
Je voudrais dire ici à la fois mon admiration pour le livre de Negri, mon accord avec ce qui me paraît être l’essentiel de son interprétation de Spinoza, et aussi, accessoirement, les quelques réserves qu’il peut inspirer à un historien de la philosophie professionnellement toujours tenté d’en rester à la littéralité des textes.
Admiration, au sens classique comme au sens courant du mot, pour l’extraordinaire analyse marxiste par laquelle Negri rend intelligible le rapport entre l’évolution de la pensée de Spinoza et les transformations historiques intervenues dans la situation hollandaise de son temps. Malheureusement, je suis beaucoup trop incompétent en la matière pour pouvoir me permettre de juger de la vérité ou de la fausseté de son hypothèse. Mais ce qui est certain, c’est qu’elle est très féconde : elle permet à la fois d’introduire une logique interne dans ce qu’on savait déjà, et de mettre en évidence le caractère significatif de certaines données de fait qui, jusqu’à présent, passaient beaucoup trop souvent pour marginales. Elle nous fait comprendre, tout d’abord, comment l’ « anomalie hollandaise » peut rendre compte de la persistance tardive aux Pays-Bas de ce panthéisme utopiste de type « renaissant » qui, effectivement, avec beaucoup de confusions et d’incertitudes, a sans doute été celui de Spinoza dans les parties les plus archaïques du Court Traité. Elle nous fait comprendre, ensuite, comment l’apparition tardive en Hollande de la crise du capitalisme commençant peut rendre compte de la dislocation de ce panthéisme initial et de la nécessité qu’a éprouvée Spinoza, comme il l’a effectivement éprouvée, d’opérer un remaniement conceptuel très difficile. Elle nous fait comprendre, enfin, comment la révolte de Spinoza devant la solution absolutiste qui avait été donnée à la crise partout ailleurs en Europe, et qui menaçait de l’être en Hollande, peut rendre compte du résultat final de ce remaniement conceptuel. Or, en laissant de côté l’hypothèse elle-même, je crois que, pour l’essentiel, les faits sur lesquels elle attire notre attention sont très réels et très importants.
C’est vrai, en premier lieu, pour l’état final (ou relativement final) de la philosophie de Spinoza : pour ce que Negri appelle sa « seconde fondation ». Sur ce point, à une réserve près sur laquelle je reviendrai, je suis fondamentalement d’accord avec lui. Dans cette « seconde fondation », non seulement Spinoza a rompu avec toute survivance d’émanatisme néoplatonicien (ce que reconnaissent tous les commentateurs sérieux), mais il n’admet plus la moindre transcendance de la substance par rapport à ses modes, sous quelque forme qu’elle se présente : la substance n’est pas un fond dont les modes seraient la surface, nous ne sommes pas des vagues à la surface de l’océan divin, mais tout est résorbé dans la surface. La substance sans ses modes n’est qu’une abstraction, exactement comme le sont les modes sans la substance : la seule réalité concrète, ce sont les êtres naturels individuels, qui se composent les uns avec les autres pour former encore d’autres êtres naturels individuels, etc., à l’infini. Mais cela ne veut pas dire que le bénéfice des analyses antérieures ait été nul ; cela veut dire que tout ce qui était attribué à Dieu est maintenant investi dans les choses elles-mêmes : ce n’est plus Dieu qui produit les choses à la surface de soi-même, mais ce sont les choses elles-mêmes qui deviennent auto-productrices, au moins partiellement, et productrices d’effets dans le cadre des structures qui définissent les limites de leur auto-productivité. On peut encore parler de Dieu (comme le fait Spinoza, et comme, de son propre point de vue, il a raison de le faire) pour désigner cette activité productrice immanente aux choses, cette productivité infinie et inépuisable de toute la nature, mais à la condition de bien se rappeler ce que cela veut dire : la nature naturante, c’est la nature en tant que naturante, la nature considérée dans son aspect producteur isolé par abstraction ; et la nature naturée, ou les modes, ce sont les structures qu’elle se donne en se déployant, la nature en tant que naturée ; mais dans la réalité, il n’y a que des individus plus ou moins composés, dont chacun (naturant et naturé à la fois) s’efforce de produire tout ce qu’il peut, et de se produire et de se reproduire soi-même en produisant tout ce qu’il peut : l’ontologie concrète commence avec la théorie du conatus. C’est pourquoi Negri a tout à fait raison de caractériser cet état final du spinozisme comme une métaphysique de la force productive ; et cela par opposition à toutes les autres métaphysiques classiques, qui sont toujours plus ou moins des métaphysiques des rapports de production dans la mesure où elles subordonnent la productivité des choses à un ordre transcendant.
Que cette métaphysique de la force productive joue à tous les niveaux du spinozisme, c’est ce qu’explique admirablement Negri. Il nous montre, en suivant le fil des trois derniers livres de l’Éthique, comment, chez cet être naturel très composé qu’est l’homme, se constitue progressivement la subjectivité ; comment le conatus humain, devenu désir, déploie autour de lui, grâce au rôle constitutif (et non plus simplement négatif) de l’imagination, un monde humain qui est véritablement une « seconde nature » ; comment les désirs individuels, toujours grâce à l’imagination, se composent entre eux pour introduire dans cette « seconde nature » une dimension interhumaine ; et comment, grâce à l’enrichissement ainsi apporté à l’imagination par la production même de ce monde humain et interhumain, notre conatus peut devenir de plus en plus auto-producteur, c’est-à-dire de plus en plus libre, en se faisant raison et désir rationnel, puis connaissance du troisième genre et béatitude. Dans ces trois derniers livres de l’Éthique, l’ontologie devient donc, dit Negri, phénoménologie de la pratique. Et elle débouche sur la théorie de ce qu’elle présupposait elle-même, en réalité, dès le départ ; l’ « amour intellectuel de Dieu », dont il est vrai de dire qu’il est, sous un certain aspect (bien que ce ne soit pas, à mon avis, son seul aspect), la pratique humaine s’autonomisant par la connaissance qu’elle prend d’elle-même.
Mais cette connaissance, il reste à en poursuivre la mise en oeuvre en élaborant la théorie des conditions de possibilité collectives de sa genèse, dont la place était indiquée dans l’Éthique, sans y être encore effectivement occupée. Tel est l’objet du Traité politique, dont Negri a bien raison de dire qu’il est l’apogée, au sens à la fois positif et négatif, de la philosophie de Spinoza : son point culminant, et en même temps son extrême limite.
Point culminant, car Spinoza y opère maintenant la constitution, à partir des conatus individuels, de ce conatus collectif qu’il appelle « puissance de la multitude ». Et cela toujours selon le même principe : primat de la force productive sur les rapports de production. La société politique n’est pas un ordre imposé de l’extérieur aux désirs individuels ; elle n’est pas non plus constituée par un contrat, par un transfert de droit dont résulterait une obligation transcendante. Elle est la résultante quasi mécanique (non dialectique) des interactions entre les puissances individuelles qui, en se composant, deviennent puissance collective. Comme partout dans la nature, les rapports politiques ne sont rien d’autre que les structures que la force productive collective se donne à elle-même et reproduit sans cesse par son propre déploiement. Aucune dissociation, par conséquent, entre société civile et société politique ; aucune idéalisation de l’État, même démocratique :j’admets entièrement avec Negri que nous sommes là aux antipodes de la trinité Hobbes-Rousseau-Hegel, bien qu’il m’ait reproché, par suite d’un malentendu dont je suis en grande partie responsable à cause d’un langage qu’il m’est arrivé d’employer sans en avoir mesuré toutes les connotations, d’avoir un peu trop hégélianisé Spinoza. Et j’admets avec lui l’immense portée révolutionnaire et l’extraordinaire actualité de cette doctrine : le droit, c’est la puissance, et rien d’autre ; le droit qu’ont les détenteurs du pouvoir politique, c’est donc la puissance de la multitude, et rien d’autre : c’est la puissance collective dont la multitude leur accorde et leur réaccorde l’usage à chaque instant, mais qu’elle pourrait tout aussi bien cesser de mettre à leur disposition. Si le peuple se révolte, il en a le droit par définition, et le droit du souverain, par définition, disparaît ipso facto. Le pouvoir politique, y compris au sens juridique du mot « pouvoir », est la confiscation, par les dirigeants, de la puissance collective de leurs sujets ; confiscation imaginaire, qui produit des effets réels dans la seule mesure où les sujets eux-mêmes croient à sa réalité. Le problème n’est donc pas de découvrir la meilleure forme de gouvernement : il est de découvrir, dans chaque type de société politique donnée, les meilleures formes de libération, c’est-à-dire les structures qui permettront à la multitude de se réapproprier sa propre puissance en la déployant au maximum - et qui, de celait, mais de ce fait seulement, connaîtront une autorégulation optimum.
Quant aux limites auxquelles Spinoza s’est heurté dans l’examen détaillé de ces structures (chapitres 6 à Il du Traité politique), ce sont évidemment les limites mêmes de la situation historique qui était la sienne. Negri m’a amicalement reproché d’avoir trop insisté sur cet examen détaillé, qui lui paraît moins intéressant par son contenu que par l’échec dont il témoigne. Il fallait pourtant, me semble-t-il, prendre au sérieux ce que Spinoza lui-même a pris au sérieux. Mais je reconnais avec Negri que, pour nous et aujourd’hui, du point de vue de l’avenir comme du point de vue de l’éternité (ce qui, finalement, revient au même), l’essentiel du Traité politique, ce sont ses fondements tels qu’ils sont exposés dans les cinq premiers chapitres. Et comme ces fondements seraient incompréhensibles pour qui n’aurait pas lu l’Éthique, Negri a tout à fait raison de dire que la vraie politique de Spinoza, c’est sa métaphysique, qui est elle-même politique de part en part.
Reste à savoir comment Spinoza en est arrivé, de son panthéisme initial selon lequel « la chose est Dieu », à cet état final de sa doctrine selon lequel « Dieu est la chose ». Et c’est sur ce point que je ne suis plus tout à fait d’accord avec Negri, en ce sens du moins qu’il me paraît avoir établi une vérité qui n’est pas exactement celle qu’il croyait. Car je pense, alors que lui ne le pense pas, que ce spinozisme final (moyennant une importante adjonction, il est vrai), c’est celui de toute « l’Éthique », y compris des livres I et II. Selon lui, ces livres I et II, sous la forme que nous leur connaissons, avec en particulier la doctrine des attributs divins qui y figure, correspondraient à la première rédaction de l’Éthique, celle qui a été interrompue en 1665 ; et ils témoigneraient, en dépit de quelques anticipations, d’un état intermédiaire de la pensée de Spinoza, caractérisé par une extrême tension entre les exigences de son premier panthéisme et la prise de conscience de l’impossibilité de maintenir jusqu’au bout ces exigences ; d’où résulterait, bon gré mal gré, une certaine dualité entre la substance et les modes : d’un côté Dieu, de l’autre le monde (le « paradoxe du monde », dit Negri). Ce serait seulement dans les livres III, IV et V, à côté de quelques survivances de l’ancienne doctrine réactivées à des fins de « catharsis » dans le livre V, que se manifesterait à plein la métaphysique de la force productive : la théorie des attributs en aurait presque disparu et n’y jouerait plus qu’un rôle résiduel. Or, sur ce point, une discussion me semble possible, qu’on pourrait amorcer en adressant à Negri les deux objections provisoires suivantes :
1) Il est très difficile de reconstituer la première rédaction de l’Éthique à partir des matériaux fournis par ce seul ouvrage. Il est vrai que les commentateurs qui s’y sont essayé (en particulier Bernard Rousset) ont obtenu des résultats très intéressants et très convaincants sur certains points : on a pu relever partiellement, dans l’Éthique, deux couches de vocabulaire distinctes, dont l’une semble nettement plus archaïque (parce que plus proche de la terminologie du Court Traité) ; et, de l’une à l’autre, la transformation va dans le sens d’un immanentisme plus radical, Spinoza passant du vocabulaire de la participation à celui de la puissance. Mais, d’une part, ce ne sont là que des résultats partiels. Et, d’autre part, ils concernent tous les livres de l’Éthique : les deux couches se rencontrent dans chaque livre, sans se répartir plus particulièrement entre les deux premiers pour la plus ancienne, et les trois derniers pour la plus récente. Il ne me semble donc pas possible d’affirmer que les deux premiers livres tels que nous les connaissons soient antérieurs à 1665, seuls les trois derniers étant postérieurs à 1670. D’autant plus que, de toute façon, il est très peu probable que Spinoza, en reprenant sa rédaction en 1670 après cinq ans d’interruption, n’ait pas revu la totalité de son texte. L’ancienne couche de vocabulaire, plus vraisemblablement, ce sont, dans chaque livre, les mots et expressions que Spinoza a maintenus parce qu’il lui semblait possible, fût-ce au prix de quelques apparences d’ambiguïté qu’il croyait aisément dissipables, de les réutiliser sans entrer en contradiction avec le nouvel état de sa doctrine. En effet,
2)Je ne vois pas, pour ma part, de contradiction entre les deux premiers livres et les suivants. Il peut paraître y en avoir si l’on considère certains énoncés isolément, mais, si on les replace dans la chaîne des raisons, ces contradictions apparentes s’évanouissent. Il est vrai que Spinoza parle à peine des attributs dans les livres III, IV et V ; ce qui est normal, puisque là n’est pas leur objet et que l’essentiel a déjà été dit sur ce point. Mais les propositions qui figurent dans ces trois livres sont elles-mêmes démontrées à partir d’autres propositions, qui sont démontrées à leur tour à partir de propositions encore antérieures, etc. ; et finalement, si l’on remonte la chaîne jusqu’au bout, on retombe presque toujours sur des propositions concernant les attributs. Peut-être est-ce là, en définitive, mon principal (et, en dernière analyse, mon seul) point de désaccord avec Negri : il ne prend pas au sérieux l’ordre des raisons, qui lui semble avoir été surajouté de l’extérieur et n’être rien d’autre que le « prix payé par Spinoza à son temps ». Je ne puis, évidemment, lui prouver qu’il faut le prendre au sérieux. Mais je crois que, si l’on décide de le faire, on découvre dans toute l’Éthique une très grande cohérence logique ; à la condition, je le précise, de l’interpréter tout entière en fonction de la doctrine finale : sinon, effectivement, il y aurait une faille. Je pense, avec Negri, que l’ontologie concrète commence avec la théorie du conatus ; mais la doctrine de la substance et des attributs est destinée à démontrer cette théorie : à démontrer que la nature tout entière, pensante et étendue à la fois, est infiniment et inépuisablement productrice et auto productrice ; et pour le démontrer, il fallait reconstituer génétiquement la structure concrète du réel en commençant par isoler par abstraction l’activité productrice sous ses différentes formes - qui sont précisément les attributs intégrés en une seule substance. On peut, certes, penser qu’il était inutile de le démontrer ; mais Spinoza, lui, ne l’a pas pensé. On peut aussi penser qu’il a eu tort de ne pas le penser ; sur ce point, encore une fois, je n’ai rien à objecter qui soit logiquement contraignant : c’est une question de choix méthodologique. Mais il est vrai que, si l’on choisit de tenir l’ordre des raisons pour essentiel, on est amené à attacher plus d’importance que ne le fait Negri à ce qu’on appelle improprement, faute d’avoir pu trouver un terme plus adéquat, le « parallélisme » de la pensée et de l’étendue ; ce qui, sans contredire en rien son interprétation de la doctrine finale, lui ajoute simplement quelque chose. Tel était le sens de la « réserve » à laquelle je faisais allusion plus haut : c’est la théorie des attributs, comprise comme Spinoza a voulu qu’elle fût comprise, qui fonde, me semble-t-il, la « seconde fondation » elle-même. Moyennant quoi la « vie éternelle » du livre V, tout en étant exactement ce qu’en dit Negri, peut apparaître en même temps, et sans « catharsis » aucune, comme éternelle au sens strict.
Mais enfin, je pense que la première de mes deux objections annule en partie la portée de la seconde. Il y a eu, de toute façon, une première rédaction de l’Éthique, même si elle n’a pas été reproduite telle quelle dans les livres I et II. Et l’argumentation de Negri concernant les autres textes de la période 1665-1670 me donne tout de même bien l’impression que cette première rédaction a certainement dû être à peu près conforme à ce qu’il nous en dit. Ce qui tend à le prouver, ce sont, d’abord, certains passages commentés par lui de la correspondance de Spinoza datant de cette époque. Et c’est surtout le rôle de catalyseur joué par le Traité théologico-politique, qu’il étudie admirablement. D’une part, en effet, Negri nous fait sentir de façon très convaincante à quel point les exigences de la lutte politique menée tout au long de cet ouvrage, en amenant Spinoza à prendre conscience du rôle constitutif de l’imagination (dont on a vu quelle sera ensuite l’importance dans les trois derniers livres de l’Éthique), ont dû lui inspirer le besoin urgent de refondre ses concepts. Et d’autre part, ce qui semble suggérer très fortement que ce besoin n’était pas encore satisfait en 1670, c’est le lien qu’établit Negri entre le contenu qu’il assigne à la première rédaction de l’Éthique et le fait que, dans le Théologico-politique, Spinoza parle encore d’un contrat social, alors que tout le contexte montre qu’il aurait déjà pu logiquement s’en passer : pour oser cesser complètement de parler de contrat (comme ce sera le cas dans le Traité politique), il fallait, effectivement, posséder la doctrine finale sous sa forme la plus mûre ; et il est très fécond de rendre compte de la disparition de cette notion en la rattachant, comme le fait Negri, à une maturation générale de la philosophie de Spinoza dans son ensemble.
Mes réserves sont donc secondaires par rapport à mon admiration et à mon accord. En définitive, et par-delà les questions de détail, ce qui me frappe surtout chez Negri, ce sont ses intuitions fulgurantes qui nous font apercevoir, comme un éclair sans cesse renouvelé de connaissance du troisième genre, l’essence même du spinozisme. Sans doute cela vient-il (et sur ce point, comme sur bien d’autres, je suis d’accord avec Deleuze) de ce que sa réflexion théorique et sa pratique sont, depuis longtemps, celles d’un véritable spinoziste.
Préface à A. Negri, l’Anomalie sauvage, trad. F. Matheron, P.U.F., 1982, pp.19-25.
SOURCE : site 101