Sur Epicure

"La nature des dieux d’Epicure", par Cicéron

XVI - (...) Quand [1] on pense à ces croyances acceptées avec tant de légèreté, à ces insanités, on devrait vénérer Épicure et le mettre lui-même au nombre de ces êtres divins dont nous parlons.
Seul, en effet, il affirme en premier lieu qu’il y a des dieux parce que la nature en a imprimé la notion dans toutes les âmes. Quelle est dans tout le genre humain la nation, quelle est la race qui, sans avoir reçu aucun enseignement, n’a pas, par avance, une certaine idée des dieux ?
C’est ce qu’Épicure appelle prolèpsis, c’est-à-dire la représentation précédemment acquise par le moyen des sens d’un objet, représentation à défaut de laquelle on ne pourrait le concevoir, ni entreprendre aucune recherche le concernant ni en discuter. Nous avons appris l’importance et l’utilité de ce principe dans le livre, qu’on croirait tombé du ciel, qu’a écrit Épicure sur le critérium et le canon de la vérité.
XVII. - Vous voyez maintenant posé bien clairement le principe dont toute notre recherche doit s’inspirer. Puisque, en effet, ce n’est pas en vertu d’une institution, d’une coutume, d’une convention, que cette manière de voir s’est établie et qu’il s’agit d’une croyance ferme et unanime, on ne peut ne pas accorder que les dieux existent dès lors que nous avons d’eux une notion implantée en nous ou plus exactement une connaissance naturelle : un jugement auquel tous donnent leur adhésion parce qu’ils sont ainsi faits est nécessairement vrai.
Il faut donc reconnaître qu’il y a des dieux. Il y a un second point sur lequel tous à peu près, philosophes et ignorants, s’accordent : suivant ce que j’ai appelé une anticipation, l’on pourrait dire aussi une prénotion (à des idées nouvelles il faut appliquer des termes nouveaux, comme l’a fait Épicure en usant du mot de prolèpsis que nul n’osait employer avant lui), nous avons cette croyance que les dieux sont immortels et jouissent d’une félicité parfaite. Cette même nature qui a mis en nous la représentation des dieux a gravé dans nos esprits l’idée de leur éternité et celle de leur félicité.
Cela étant, il faut tenir pour vraie cette proposition énoncée par Épicure : un être éternel et bienheureux n’a lui-même aucune affaire qui l’occupe et n’exige de personne qu’il se donne aucune peine, nul ne peut exciter sa colère ni gagner sa faveur, des sentiments de cette sorte étant des marques de faiblesse. J’en aurais assez dit si nous n’avions à nous préoccuper ici que du culte pieux dû aux dieux et à nous libérer de la superstition : la supériorité des dieux en effet, des êtres éternels et jouissant d’un bonheur parfait, appelle des hommages, l’excellence même d’une chose la rendant digne de vénération et toute crainte que pourrait inspirer la colère des dieux ou leur puissance étant suffisamment écartée. On doit connaître en effet qu’il n’y a nulle irritation à redouter, nulle faveur à espérer d’êtres qui, par définition, sont immortels et bienheureux, ils ne peuvent donc être menaçants pour nous.
Mais, pour fortifier davantage cette croyance, nous ressentons le besoin de savoir quelle est la figure des dieux, quelle est leur vie, à quoi s’occupe leur esprit, quelle activité ils exercent.
XVIII. - Pour ce qui est de leur figure, la nature d’une part nous porte à nous en faire une certaine idée et le raisonnement nous y conduit de son côté. Pour nous tous, pour les hommes de toute nation, nulle forme autre que l’humaine ne convient. Quelle autre s’offre à nous aussi bien pendant la veille que dans le sommeil ? Mais pour ne pas revenir toujours aux données premières de la connaissance, je fais observer que le raisonnement nous oblige à conclure de même. Puisqu’en effet il s’agit d’êtres l’emportant sur tous en excellence, tant par leur félicité que par leur immortalité, la forme qui leur est propre doit être la plus belle ; or, par la façon dont les membres sont assemblés, par la noblesse des lignes, par toute sa configuration extérieure, la forme humaine n’est-elle pas belle entre toutes ?
Tes maîtres stoïciens du moins, Balbus [2] (pour ce qui est de mon ami Cotta [3], il dira tantôt oui tantôt non), quand ils décrivent la création du monde par un artiste divin, ne manquent pas de montrer comme toutes les parties du corps sont bien ajustées non seulement en vue de l’usage, mais aussi pour donner au tout de la beauté. Si l’homme tient par sa structure le premier rang parmi les vivants, un dieu, étant lui aussi un vivant, ne pourra manquer d’avoir précisément la même structure puisqu’elle est la plus belle. Et puisqu’il est entendu que les dieux sont parfaitement heureux, que nul ne peut être heureux s’il n’a pas la vertu, que la vertu ne se conçoit pas sans la raison ni la raison sans la figure humaine, il faut reconnaître que cette figure est celle des dieux. Leur apparence toutefois n’est pas à proprement parler celle d’un corps, mais de quelque chose qui ressemble à un corps et où circule non du sang, mais un liquide qui ressemble à du sang.
XIX. - Ce sont là des distinctions que pouvait seul percevoir un esprit pénétrant et qui paraissent dans les écrits d’Épicure trop subtiles pour que le premier venu puisse les saisir. Confiant dans votre intelligence, j’en parlerai néanmoins plus brièvement que le sujet ne le requiert.
Épicure donc, qui ne voyait pas seulement les choses profondément cachées, mais les touchait en quelque sorte de la main, enseigne en premier lieu qu’en vertu de leur essence et de leur nature, les dieux ne sont pas perçus par les sens, mais par l’esprit. Nous ne les connaissons pas non plus comme nous connaissons les objets matériels auxquels, en raison de leur consistance, Épicure donne le nom de steremnia [4] ; de ceux-là nous sentons la solidité et chacun d’eux demeure numériquement identique à lui-même, tandis que nous percevons les dieux par un passage d’images semblables fondues entre elles : quand un courant sans fin d’images très semblables se forme d’innombrables atomes et se présente à nous, notre esprit tendu s’attache à ce spectacle avec ravissement et notre intelligence conçoit l’idée d’un être bienheureux et éternel. Mais la propriété la plus essentielle de cette infinité d’atomes et qui mérite la plus grande et diligente attention est qu’elle entraîne comme conséquence dans la nature un certain équilibre : toutes choses doivent être en nombre égal de façon à pouvoir s’opposer les unes aux autres. Épicure donne le nom d’isonomie à cette loi d’égale répartition. Il suit de là qu’à la multitude des mortels doit correspondre une multitude non moindre d’êtres immortels et que, si les forces de destruction sont innombrables, celles qui conservent doivent l’être aussi.
Ton école et toi-même, Balbus, vous avez accoutumé de nous demander quelle sorte de vie mènent nos dieux, comment se passe le temps pour eux. Je réponds qu’on ne peut rien imaginer de plus heureux, que tout ce qui peut rendre l’existence douce coule pour eux de source : un dieu n’a pas à dépenser d’activité, nulle occupation ne l’absorbe, toute besogne pressante lui est épargnée, il s’épanouit dans sa sagesse et sa vertu, il a devant lui une perspective sans fin de plaisirs dont rien ne peut égaler le charme ni altérer la jouissance.
XX. - Ce dieu-là, Balbus, on peut à bon droit le déclarer bienheureux, quant. au vôtre, il est, dirai-je, surchargé de travail. S’il est identique au monde, il doit tourner autour de l’axe du ciel avec une rapidité qui passe l’imagination, sans le moindre instant de répit. Quel être connaît moins le repos et comment le bonheur se peut-il concevoir si le repos est impossible ? Si maintenant il y a dans le monde un dieu qui le régit et le gouverne, qui règle le cours des astres, le retour successif des saisons, maintient l’ordre dans la marche de toutes les parties de l’univers, surveille les terres et les mers et assure à l’homme la satisfaction de ses besoins vitaux, certes il est chargé d’une lourde et pénible besogne !
Pour nous la condition de la félicité c’est d’avoir l’âme tranquille et d’être déchargé de tout effort. Le maître auquel nous devons tout notre savoir nous a enseigné que le monde s’est fait naturellement, point n’étant besoin d’un constructeur, cette formation que vous niez qui soit possible sans un art divin est chose si aisée que la nature produira des mondes sans nombre, en produit, en a produit à l’infini. Vous ne concevez pas comment s’opère cette genèse sans l’intervention active d’une intelligence et en conséquence, comme les poètes tragiques embarrassés pour trouver un dénouement, vous avez recours à un dieu. Vous vous passeriez fort bien de lui si vous pouviez voir ces espaces innombrables, infinis, qui s’offrent à l’esprit et qu’il peut parcourir en tout sens et où jamais, quelque direction qu’il veuille suivre, il ne trouvera de borne où s’arrêter.
Dans ces espaces également illimités dans toutes leurs dimensions, largeur, longueur et profondeur, circule une infinité d’atomes qui, séparés l’un de l’autre par le vide, s’attachent néanmoins les uns aux autres et, s’accrochant entre eux, forment des corps continus. C’est ainsi que se constituent les êtres diversement figurés que vous ne croyez pas qui puissent naître sans enclumes et soufflets.
Vous nous asservissez ainsi à jamais au joug d’un maître inflexible que jour et nuit nous devons craindre. Comment ne pas redouter en effet un dieu qui veille à tout, pense à tout, observe tout, qui croit que tout se rapporte à lui, qui touche à tout et dont l’activité ne connaît pas de répit ? C’est là l’origine de cette nécessité à laquelle vous donnez le nom de destin, en grec eimarménèn [5] :tout événement d’après vous découle par un enchaînement de causes d’une vérité éternelle.
Quelle estime avoir pour une philosophie selon laquelle tout arrive en vertu d’un destin arrêté, opinion qui vous est commune avec les vieilles femmes, particulièrement les ignorantes. De là encore votre mantique, en latin "diuinatio" : si nous vous écoutions nous serions imbus d’une superstition telle que nous considérerions haruspices et augures, devins, prophètes et interprètes prétendus des songes, comme des personnages dignes de tout respect.
Épicure nous a libérés de ces terreurs, grâce à lui nous respirons librement, nous ne craignons pas les dieux qui, nous le savons, n’ont aucune idée de rien faire qui puisse leur être à charge ni ne cherchent à imposer la moindre peine à d’autres qu’eux, nous honorons la nature et ne mettons rien au-dessus d’elle : c’est elle qui est pour nous l’objet d’un culte pieux. Mais, emporté par mon ardeur, je crains d’avoir été long. Il était difficile toutefois de traiter de façon trop incomplète un si grand sujet et d’une telle importance, si résolu que je fusse à écouter plutôt qu’à parler.

[1C’est Velléius qui parle : il est ici le représentant de l’épicurisme.

[2Balbus représente ici les stoïciens.

[3Cotta est l’ami de Cicéron. C’est chez lui que se déroule cet entretien.

[4Cf. Lettre à Hérodote, §§46,48 et 50. στερεως signifie en grec solidement, fermement.

[5Cf. Lettre à Ménécée, §§133.

Cicéron, De la nature des Dieux, I , traduction : Charles APPUHN, Cicéron, De la nature des Dieux. Paris, Garnier, 1935.