Platon

Philosophie, science, ignorance et opinion

Le philosophe est celui qui désire la sagesse tout entière

(474c)
Socrate : Lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il aime une chose, on n’entend point par là, si l’on parle juste, qu’il aime une partie de cette chose et non l’autre, mais qu’il la chérit tout entière ?

Glaucon : Il faut, je crois, me le rappeler, (474d) car je ne m’en souviens pas bien.

S : Il siérait à un autre, Glaucon, de parler comme tu fais ; mais un homme amoureux ne doit pas oublier que tous ceux qui sont en leur bel âge piquent et émeuvent, de manière ou d’autre, celui qui aime les enfants, parce que tous lui paraissent dignes de ses soins et de sa tendresse. N’est-ce pas ainsi que vous faites, vous autres, à l’égard des beaux garçons ? Vous louez de l’un le nez camus, après l’avoir dénommé charmant ; vous prétendez que le nez aquilin de l’autre est royal, et le nez moyen d’un troisième parfaitement proportionné ; pour vous, (474e) ceux qui ont le teint brun ont un air viril, et ceux qui l’ont blanc sont fils des dieux. Et l’expression « teint jaune de miel », crois-tu qu’elle ait été créée par quelque autre qu’un amant qui flattait ainsi la pâleur d’un mot tendre, ne lui trouvant rien de déplaisant sur le visage de la jeunesse ? En bref, vous saisissez tous les prétextes, (475a) vous employez toutes les expressions pour ne repousser aucun de ceux dont fleurit le bel âge.

G : Si tu veux dire, en me prenant pour exemple, que les amoureux agissent de la sorte, j’y consens, dans l’intérêt de la discussion.

S : Mais quoi ? repris-je, ne vois-tu pas que les personnes adonnées au vin agissent de même, et ne manquent jamais de prétextes pour faire bon accueil à toute espèce de vin ?

G : Si, je le vois très bien.

S : Tu vois aussi, je pense, que les ambitieux, lorsqu’ils ne peuvent avoir le haut commandement, commandent un tiers de tribu, et que, lorsqu’ils ne sont pas honorés par des gens d’une classe supérieure et respectable, (475b) ils se contentent de l’être par des gens d’une classe inférieure et méprisable, parce qu’ils sont avides de distinctions, quelles qu’elles soient.

G : Parfaitement.

S : Maintenant réponds-moi : si nous disons de quelqu’un qu’il désire une chose, affirmerons-nous par là qu’il la désire dans sa totalité, ou qu’il ne désire d’elle que ceci et non cela ?

G : Qu’il la désire dans sa totalité.

S : Ainsi nous dirons que le philosophe désire la sagesse, non pas dans telle ou telle de ses parties, mais tout entière .

G : C’est vrai. (475c)

S : Nous ne dirons pas de celui qui se montre rebelle aux sciences, surtout s’il est jeune et ne distingue pas encore ce qui est utile de ce qui ne l’est pas, qu’il est ami du savoir et philosophe : de même qu’on ne dit pas d’un homme qui se montre difficile sur la nourriture qu’il a faim, ni qu’il désire quelque aliment, mais qu’il est sans appétit.

G : Oui, et nous aurons raison.

S : Mais celui qui veut goûter de toute science, qui se met joyeusement à l’étude et s’y révèle insatiable, celui-là nous l’appellerons à bon droit philosophe, n’est-ce pas ?

Alors Glaucon : à ce compte tu auras de nombreux et d’étranges philosophes(475d), car me paraissent l’être tous ceux qui aiment les spectacles, à cause du plaisir qu’ils éprouvent à apprendre ; mais les plus bizarres à ranger dans cette classe sont ces gens avides d’entendre qui, certes, n’assisteraient pas volontiers à une discussion telle que la nôtre, mais qui, comme s’ils avaient loué leurs oreilles pour écouter tous les chœurs, courent aux Dionysies, ne manquant ni celles des cités, ni celles des campagnes. Appellerons-nous philosophes tous ces hommes et ceux qui montrent de l’ardeur pour apprendre de semblables choses (475e)et ceux qui étudient les arts inférieurs ?

S : Assurément non ; ces gens ressemblent simplement aux philosophes.

G : Quels sont alors, selon toi, les vrais philosophes ?

S : Ceux qui aiment le spectacle de la vérité, répondis-je.

G : Tu as certainement raison, reprit-il ; mais qu’entends-tu par là ?

S : Ce ne serait point facile à expliquer à un autre ; mais je crois que tu m’accorderas ceci.

G : Quoi ?

S : Puisque le beau est l’opposé du laid (476a) ce sont deux choses distinctes.

G : Comment non ?

S : Mais puisque ce sont deux choses distinctes, chacune d’elles est une ?

G : Oui.

S : Il en est de même du juste et de l’injuste, du bon et du mauvais et de toutes les autres formes : chacune d’elles, prise en soi, est une ; mais du fait qu’elles entrent en communauté avec des actions, des corps, et entre elles, elles apparaissent partout, et chacune semble multiple .

G : Tu as raison, dit-il.

Savoir et opiner

S : C’est en ce sens que je distingue d’une part ceux qui aiment les spectacles, les arts, et sont des hommes pratiques, et d’autre part ceux (476b) dont il s’agit dans notre discours, les seuls qu’on puisse à bon droit appeler philosophes.

G : En quel sens ? demanda-t-il.

S : Les premiers, répondis-je, dont la curiosité est toute dans les yeux et dans les oreilles, aiment les belles voix, les belles couleurs, les belles figures et tous les ouvrages où il entre quelque chose de semblable, mais leur intelligence est incapable de voir et d’aimer la nature du beau lui-même.

G : Oui, il en est ainsi.

S : Mais ceux qui sont capables de s’élever jusqu’au beau lui-même, et de le voir dans son essence, ne sont-ils pas rares ? (476c)

G : Très rares.

S : Celui donc qui connaît les belles choses, mais ne connaît pas la beauté elle-même et ne pourrait pas suivre le guide qui le voudrait mener à cette connaissance, te semble-t-il vivre en rêve ou éveillé ? Examine : rêver n’est-ce pas, qu’on dorme ou qu’on veille, prendre la ressemblance d’une chose non pour une ressemblance, mais pour la chose elle-même ?

G : Assurément, c’est là rêver.

S : Mais celui qui croit, au contraire, que le beau existe en soi, (476d) qui peut le contempler dans son essence et dans les objets qui y participent, qui ne prend jamais les choses belles pour le beau, ni le beau pour les choses belles, celui-là te semble-t-il vivre éveillé ou en rêve ?

G : Éveillé, certes.

S : Donc, ne dirions-nous pas avec raison que sa pensée est connaissance, puisqu’il connaît, tandis que celle de l’autre est opinion, puisque cet autre juge sur des apparences ?

G : Sans doute.

S : Mais si ce dernier, qui, selon nous, juge sur des apparences et ne connaît pas, s’emporte et conteste la vérité de notre assertion, n’aurons-nous rien à lui dire pour le calmer (476e) et le convaincre doucement, tout en lui cachant qu’il est malade ?

G : Il le faut pourtant.

S : Eh bien ! vois ce que nous lui dirons ; ou plutôt veux-tu que nous l’interrogions, l’assurant que nous ne lui envions nullement les connaissances qu’il peut avoir, que nous serions heureux, au contraire, qu’il sût quelque chose ? « Mais, lui demanderons-nous, dis-moi : celui qui connaît, connaît-il quelque chose ou rien ? » Glaucon, réponds pour lui.

G : Je répondrai qu’il connaît quelque chose.

S : Qui est ou qui n’est pas ? (477a)

G : Qui est ; car comment connaître ce qui n’est pas ?

S : Dès lors, sans pousser plus loin notre examen, nous sommes suffisamment sûrs de ceci : que ce qui est parfaitement peut être parfaitement connu, et que ce qui n’est nullement ne peut être nullement connu.

G : Nous en sommes très suffisamment sûrs.

S : Soi t ; mais s’il y avait une chose qui fût et ne fût pas en même temps, ne tiendrait-elle pas le milieu entre ce qui est absolument et ce qui n’est point du tout ?

G : Elle tiendrait ce milieu.

L’opinion, intermédiaire entre savoir et ignorance

S : Si donc la connaissance porte sur l’être, et l’ignorance, nécessairement, sur le non-être, (477b) il faut chercher, pour ce qui tient le milieu entre l’être et le non-être, quelque intermédiaire entre la science et l’ignorance, supposé qu’il existe quelque chose de tel.

G : Sans doute.

S : Mais est-ce quelque chose que l’opinion ?

G : Certes !

S : Est-ce une puissance distincte de la science ou identique à elle ?

G : C’est une puissance distincte.

S : Ainsi l’opinion a son objet à part, et la science de même, chacune selon sa propre puissance.

G : Oui.

S : Et la science, portant par nature sur l’être, a pour objet de connaître qu’il est l’être. - Mais je crois que nous devons d’abord nous expliquer ainsi.

G : Comment ?

S : Nous dirons que les puissances (477c) sont un genre d’êtres qui nous rendent capables, nous et tous les autres agents, des opérations qui nous sont propres. Par exemple, je dis que la vue et l’ouïe sont des puissances. Tu comprends ce que j’entends par ce nom générique.

G : Je comprends.

S : Écoute donc quelle est ma pensée au sujet des puissances. je ne vois en elles ni couleur, ni figure, ni aucun de ces attributs que possèdent maintes autres choses et par rapport à quoi je fais en moi-même des distinctions entre ces choses. (477d) Je n’envisage dans une puissance que l’objet auquel elle s’applique et les effets qu’elle opère : pour cette raison je leur ai donné à toutes le nom de puissances, et j’appelle identiques celles qui s’appliquent au même objet et opèrent les mêmes effets, et différentes celles dont l’objet et les effets sont différents. Mais toi, comment fais-tu ?

G : De la même manière.

S : Maintenant reprenons, excellent ami, dis-je ; mets-tu la science au nombre des puissances ou dans un autre genre d’êtres ?

G : Je la mets au nombre des puissances : ( 477e) elle est même la plus forte de toutes.

S : Et l’opinion ? la rangerons-nous parmi les puissances ou dans une autre classe ?

G : Nullement, répondit-il, car l’opinion n’est autre chose que la puissance qui nous permet de juger sur l’apparence.

S : Mais, il n’y a qu’un instant, tu convenais que science et opinion sont choses distinctes.

G : Sans doute. Et comment un homme sensé pourrait-il confondre ce qui est infaillible avec ce qui ne l’est pas ?

S : Bien, repris-je ; ainsi il est évident que nous distinguons l’opinion de la science. (478a)

G : Oui.

S : Par suite, chacune d’elles a par nature un pouvoir distinct sur un objet distinct.

G : Nécessairement.

S : La science sur ce qui est, pour connaître comment se comporte l’être.

G : Oui.

S : Et l’opinion, disons-nous, pour juger sur l’apparence.

G : Oui.

S : Mais connaît-elle ce que connaît la science ? Une même chose peut-elle être à la fois l’objet de la science et de l’opinion ? ou bien est-ce impossible ?

G : De notre aveu c’est impossible ; car si des puissances différentes ont par nature des objets différents, si d’ailleurs science (478b) et opinion sont deux puissances différentes, il s’ensuit que l’objet de la science ne peut être celui de l’opinion.

S : Si donc l’objet de la science est l’être, celui de l’opinion sera autre chose que l’être.

G : Autre chose.

S : Mais l’opinion peut-elle porter sur le non-être ? ou est-il impossible de connaître par elle ce qui n’est pas ? Réfléchis : celui qui opine, opine-t-il sur quelque chose, ou bien peut-on opiner et n’opiner sur rien ?

G : C’est impossible.

S : Ainsi celui qui opine, opine sur une certaine chose.

G : Oui.

S : Mais certes on appellerait à très bon droit le non-être un néant, et non pas une certaine chose. (478c)

G : Assurément.

S : Aussi avons-nous dû, de toute nécessité, rapporter l’être à la science et le non-être à l’ignorance.

G : Nous avons bien fait.

S : L’objet de l’opinion n’est donc ni l’être ni le non-être.

G : Non.

S : Et par conséquent l’opinion n’est ni science ni ignorance.

G : Non, a ce qu’il semble.

Quel est l’objet de l’opinion ?

S : Est-elle donc au-delà de l’une ou de l’autre, surpassant la science en clarté ou l’ignorance en obscurité ?

G : Non.

S : Alors te paraît-elle plus obscure que la science et plus claire que l’ignorance ?

G : Certainement, répondit-il.

S : Se trouve-t-elle entre l’une et l’autre (478d) ?

G : Oui.

S : L’opinion est donc quelque chose d’intermédiaire entre la science et l’ignorance.

G : Tout à fait.

S : Or, n’avons-nous pas dit précédemment que si nous trouvions une chose qui fût et ne fût pas en même temps, cette chose tiendrait le milieu entre l’être absolu et l’absolu néant, et ne serait l’objet ni de la science ni de l’ignorance, mais de ce qui apparaîtrait intermédiaire entre l’une et l’autre ?

G : Nous l’avons dit avec raison.

S : Mais il apparaît maintenant que cet intermédiaire est ce que nous appelons opinion.

G : Cela apparaît.

S : Il nous reste (478e) donc à trouver, ce semble, quelle est cette chose qui participe à la fois de l’être et du non-être, et qui n’est exactement ni l’un ni l’autre : si nous la découvrons nous l’appellerons à bon droit objet de l’opinion, assignant les extrêmes aux extrêmes, et les intermédiaires aux intermédiaires, n’est-ce pas ?

G : Sans doute.

S : Cela posé, qu’il me réponde, dirai-je, (479a) cet honnête homme qui ne croit pas à la beauté en soi, à l’idée du beau éternellement immuable, mais ne reconnaît que la multitude des belles choses, cet amateur de spectacles qui ne peut souffrir qu’on affirme que le beau est un, de même que le juste et les autres réalités semblables. « Parmi ces nombreuses choses belles, excellent homme, lui dirons-nous, en est-il une qui ne puisse paraître laide ? ou parmi les justes, injuste ? ou parmi les saintes, profane ? »

G : Non, il y a nécessité que les mêmes choses, d’une certaine façon, paraissent belles (479b) et laides, et ainsi du reste.

S : Et les nombreux doubles ? Peuvent-ils moins paraître des moitiés que des doubles ?

G : Nullement.

S : J’en dis autant des choses qu’on appelle grandes ou petites, pesantes ou légères ; chacune de ces qualifications leur convient-elle plus que la qualification contraire ?

G : Non, elles tiennent toujours de l’une et de l’autre.

S : Ces nombreuses choses sont-elles plutôt qu’elles ne sont pas ce qu’on les dit être ?

G : Elles ressemblent, répondit-il, à ces propos équivoques que l’on tient dans les banquets, (479c) et à l’énigme des enfants sur l’eunuque frappant la chauve-souris, où il est dit de mystérieuse façon avec quoi il la frappa et sur quoi elle était perchée. Ces nombreuses choses dont tu parles ont un caractère ambigu, et aucune d’elles ne se peut fixement concevoir comme étant ou n’étant pas, ou ensemble l’un et l’autre, ou bien ni l’un ni l’autre.

S : Qu’en faire, par conséquent, et où les placer mieux qu’entre l’être et le non-être ? Elles n’apparaîtront pas plus obscures que le non-être sous le rapport du moins d’existence, (479d) ni plus claires que l’être sous celui du plus d’existence.

G : Certainement non.

S : Nous avons donc trouvé, ce semble, que les multiples formules de la multitude concernant le beau et les autres choses semblables, roulent, en quelque sorte, entre le néant et l’existence absolue.

G : Oui, nous l’avons trouvé.

S : Mais nous sommes convenus d’avance que si pareille chose était découverte, il faudrait dire qu’elle est l’objet de l’opinion et non l’objet de la connaissance, ce qui erre ainsi dans un espace intermédiaire étant appréhendé par une puissance intermédiaire .

G : Nous en sommes convenus.

S : Ainsi ceux qui promènent leurs regards sur la multitude des belles choses, (479e) mais n’aperçoivent pas le beau lui-même et ne peuvent suivre celui qui les voudrait conduire à cette contemplation, qui voient la multitude des choses justes sans voir la justice même, et ainsi du reste, ceux-là, dirons-nous, opinent sur tout mais ne connaissent rien des choses sur lesquelles ils opinent.

G : Nécessairement.

S : Mais que dirons-nous de ceux qui contemplent les choses en elles-mêmes, dans leur essence immuable ? Qu’ils ont des connaissances et non des opinions, n’est-ce pas ?

G : Cela est également nécessaire.

S : Ne dirons-nous pas aussi qu’ils ont de l’attachement et de l’amour pour les choses qui sont l’objet de la science, tandis que les autres (480a) n’en ont que pour celles qui sont l’objet de l’opinion ? Ne te souviens-tu pas que nous disions de ces derniers qu’ils aiment et admirent les belles voix, les belles couleurs et les autres choses semblables, mais n’admettent pas que le beau lui-même soit une réalité ?

G : Je m’en souviens.

S : Dès lors, leur ferons-nous tort en les appelant philodoxes plutôt que philosophes ? S’emporteront-ils beaucoup contre nous si nous les traitons de la sorte ?

G : Non, s’ils veulent m’en croire, dit-il ; car il n’est pas permis de s’emporter contre la vérité.

S : Il faudra donc appeler philosophes, et non philodoxes, ceux qui en tout s’attachent à la réalité ?

G : Sans aucun doute.

Platon, La République, VI, 474c-480a