La nature et la loi sont contraires

Calliclès [1] : Or, le plus souvent, la nature et la loi s’opposent l’une à l’autre. Si donc, par pudeur, on n’ose pas dire ce qu’on pense, on est forcé de se contredire. C’est un secret que tu as découvert, toi aussi, et tu t’en sers pour dresser des pièges dans la dispute. Si l’on parle en se référant à la loi, tu interroges en te référant à la nature, et si l’on parle de ce qui est dans l’ordre de la nature, tu interroges sur ce qui est dans l’ordre de la loi. C’est ainsi, par exemple, qu’à propos de l’injustice commise et subie, tandis que Polos parlait de ce qu’il y a de plus laid selon la loi, tu poursuivais la discussion en te référant à la nature. Car, selon la nature, tout ce qui est plus mauvais est aussi plus laid, comme de souffrir l’injustice, tandis que, selon la loi, c’est la commettre. Ce n’est même pas le fait d’un homme, de subir l’injustice, c’est le fait d’un esclave, pour qui la mort est plus avantageuse que la vie, et qui, lésé et bafoué, n’est pas en état de se défendre, ni de défendre ceux aux­quels il s’intéresse. Mais, selon moi, les lois sont faites pour les faibles et par le grand nombre. C’est pour eux et dans leur intérêt qu’ils les font et qu’ils distribuent les éloges ou les blâmes ; et, pour effrayer les plus forts, ceux qui sont capables d’avoir l’avantage sur eux, pour les empêcher de l’obtenir, ils disent qu’il est honteux et injuste d’ambitionner plus que sa part et que c’est en cela que consiste l’injustice, à vouloir posséder plus que les autres ; quant à eux, j’imagine qu’ils se contentent d’être sur le pied de l’égalité avec ceux qui valent mieux qu’eux.

Voilà pourquoi, dans l’ordre de la loi, on déclare injuste et laide l’ambition d’avoir plus que le commun des hommes, et c’est ce qu’on appelle injustice. Mais je vois que la nature elle-même proclame qu’il est juste que le meilleur ait plus que le pire et le plus puissant que le plus faible. Elle nous montre par mille exemples qu’il en est ainsi et que non seulement dans le monde animal, mais encore dans le genre humain, dans les cités et les races entières, on a jugé que la justice voulait que le plus fort commandât au moins fort et fût mieux partagé que lui. De quel droit, en effet, Xerxès porta-t-il la guerre en Grèce et son père en Scythie, sans parler d’une infinité d’autres exemples du même genre qu’on pourrait citer ? Mais ces gens-là, je pense, agissent selon la nature du droit et, par Zeus, selon la loi de la nature, mais non peut-être selon la loi établie par les hommes. Nous formons les meilleurs et les plus forts d’entre nous, que nous prenons en bas âge, comme des lionceaux, pour les asservir par des enchantements et des prestiges, en leur disant qu’il faut respecter l’égalité et que c’est en cela que consistent le beau et le juste. Mais qu’il paraisse un homme d’une nature assez forte pour secouer et briser ces entraves et s’en échapper, je suis sûr que, foulant aux pieds nos écrits, nos prestiges, nos incantations et toutes les lois contraires à la nature, il se révoltera, et que nous verrons apparaître notre maître dans cet homme qui était notre esclave ; et alors le droit de la nature brillera dans tout son éclat.


[1Calliclès est dans ce dialogue de Platon, l’adversaire de Socrate.

Dans la même rubrique

22 mars 2020

Aimer, c’est désirer retrouver sa moitié perdue

Mais, d’abord, il vous faut apprendre ce qu’était la nature de l’être humain et ce qui lui est arrivé. Au temps jadis, notre nature n’était pas la même qu’aujourd’hui, mais elle était d’un genre différent.
Oui, et premièrement, il y avait trois (…)

19 mars 2020

Socrate, Calliclès et les tonneaux percés

« Socrate — Bien. Allons donc, je vais te proposer une autre image […]. En effet, regarde bien si ce que tu veux dire, quand tu parles de ces deux genres de vie, une vie d’ordre et une vie de dérèglement, ne ressemble pas à la situation suivante. (…)

16 mars 2009

Plaisir et douleur sont inséparablement liés

Socrate est en prison, enchaîné :
Socrate s’assit sur son lit, et pliant la jambe d’où l’on venait d’ôter la chaîne, et la frottant avec sa main : « Quelle chose étrange », nous dit-il, « que ce que les hommes appellent plaisir, et comme elle (…)

16 mars 2009

Les plaisirs sans mélange

SOCRATEAprès les plaisirs mélangés, l’ordre naturel exige que nous abordions à leur tour les plaisirs sans mélange. PROTARQUE Très bien. SOCRATE Je vais donc me tourner vers eux et tâcher de les mettre sous nos yeux ; car je ne partage pas du (…)

22 janvier 2009

Le noble mensonge

—Quel moyen serait alors à notre disposition, dis-je, dans le cas où se présente la nécessité de ces mensonges dont nous parlions tout à l’heure, pour persuader de la noblesse d’un certain mensonge d’abord les gouvernants eux-mêmes, et si ce (…)

16 janvier 2009

Pour bien vivre, il ne faut pas réprimer ses passions.

Calliclès - Mais voici ce qui est beau et juste suivant la nature, je te le dis en toute franchise, c’est que, pour bien vivre, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible, au lieu de les réprimer, et, quand elles ont (…)

4 juin 2006

Les deux formes de l’art imitatif.

L’Étranger : J’ai, quant à moi, l’impression nette d’apercevoir deux formes de l’art imitatif. Mais, pour ce qui est de dire en laquelle des deux peut bien se trouver la nature en quête de laquelle nous sommes, je ne me juge pas encore capable de (…)

25 avril 2005

Philosopher, c’est apprendre à mourir.

Lors de son dernier entretien, avant de devoir se donner la mort comme le veut sa condamnation (voyez l’Apologie de Socrate), Socrate justifie son consentement devant la sentence.
Socrate - Mais il est temps que je vous rende compte, à vous (…)

17 janvier 2005

La fable de Gygès le Lydien

Voyez le commentaire que fait Cicéron de cette fable : Sur la fable de Gygès le Lydien.
Que ceux qui pratiquent la justice agissent par impuissance de commettre l’injustice, c’est ce que nous sentirons particulièrement bien si nous faisons la (…)

4 octobre 2004

Le mythe de l’invention de l’écriture

Socrate
[274c] Je puis te rapporter une tradition des anciens, car les anciens savaient la vérité. Si nous pouvions la trouver par nous-mêmes, nous inquiéterions-nous des opinions des hommes ?
Phèdre
Quelle plaisante question ! Mais dis-moi (…)

3 novembre 2003

Philosophie, science, ignorance et opinion

Le philosophe est celui qui désire la sagesse tout entière
(474c)
Socrate : Lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il aime une chose, on n’entend point par là, si l’on parle juste, qu’il aime une partie de cette chose et non l’autre, mais qu’il la (…)

3 novembre 2003

La ligne droite divisée

Voir L’Allégorie de la Caverne., pour une présentation allégorique de la condition humaine conforme à la distinction entre le visible et l’intelligible élaborée ici.
(509d)
Socrate : Prends donc une ligne coupée en deux segments inégaux , (…)

11 septembre 2003

Socrate et Diotime (3) : La dialectique du Beau

Diotime poursuit ses révélations sur la nature d’Eros, et en vient à la révélation suprème.
Socrate et Diotime (1) : Le mythe de la naissance d’amour
Socrate et Diotime (2) : Le désir d’immortalité
Voilà sans doute, Socrate, dans l’ordre (…)

11 septembre 2003

Socrate et Diotime (2) : Le désir d’immortalité

Socrate poursuite le récit de sa rencontre avec Diotime.
Socrate et Diotime (1) : Le mythe de la naissance d’amour
Socrate et Diotime (3) : La dialectique du Beau
Je repris : "Eh bien, soit, étrangère : tu as raison. Mais si telle est la (…)

9 septembre 2003

L’Amour, et le désir, sont manque

Socrate - Éros est-il amour de rien ou de quelque chose ?
Agathon - De quelque chose évidemment.
Socrate - Eh bien, voilà un point auquel tu dois veiller avec soin, en te remettant en mémoire ce dont il est amour. Tout ce que je veux savoir, (…)

14 août 2003

Le mythe de Prométhée

Hésiode, Prométhée
Eschyle, Prométhée enchaîné
C’était le temps où les dieux existaient déjà, mais où les races mortelles n’existaient pas encore. Quand vint le moment marqué par le destin pour la naissance de celles-ci, voici que les dieux (…)

13 août 2003

L’Allégorie de la Caverne.

Voir La ligne droite divisée pour un exposé de la distinction entre le visible et l’intelligible.
« Socrate : Maintenant, représente-toi de la façon que voici l’état de notre nature relativement à l’instruction et à l’ignorance. Considère ceci (…)

13 août 2003

Socrate et Diotime (1) : Le mythe de la naissance d’amour

Socrate, le philosophe, interroge Diotime, savante en ce qui concerne le domaine de l’amour, et en beaucoup d’autres choses . Socrate et Diotime (2) : Le désir d’immortalité
Socrate et Diotime (3) : La dialectique du Beau
Voici le discours (…)

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Lien hypertexte

(Si votre message se réfère à un article publié sur le Web, ou à une page fournissant plus d’informations, vous pouvez indiquer ci-après le titre de la page et son adresse.)

Ajouter un document