Cavell

« Relier mon expérience et celle de l’Amérique »

« Je pense qu’il serait temps de réfléchir plus sérieusement sur le base-ball, autre passion ordinaire de l’Amérique. » Tout rond, bonhomme, l’air profondément généreux, tel est Stanley Cavell, professeur émérite de philosophie à Harvard. Cet « Ivy League » s’intéresse depuis toujours au 7e art et il est reconnu comme l’un des plus importants penseurs de notre temps. Ses ouvrages de cinéma sont désormais tous traduits : la Projection du monde (Belin, 1999), A la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage, et maintenant le Cinéma nous rend-il meilleurs ? On peut dire qu’il y a eu Deleuze et qu’il y a maintenant Cavell, même si les styles et les modes de pensée diffèrent du tout au tout. Entretien sur cette passion ordinaire d’un homme facétieux, par Antoine de BAECQUE.

  • Pourquoi travailler sur le cinéma ?

    S.C. : Avant de « travailler » sur le cinéma, j’y suis allé. Au début des années 50, j’ai fréquenté le cinéma seul, dans la journée, beaucoup, devenant ce qu’en France on appelle un « cinéphile ». A cette époque, un Américain sur deux allait au cinéma régulièrement : une forme de culture commune s’est constituée. Et toutes les comédies dont je parle dans A la recherche du bonheur, je les ai vues à ce moment, ces 300 films environ qui constituent mon corpus de base et celui de l’Amérique. C’est ce matériau-là, parce qu’il est ordinaire, que j’ai voulu comprendre en philosophe.
  • Vous écrivez alors sur ces films...

    S.C. : Cela a coïncidé avec un moment où je m’interrogeais sur ma vie philosophique, et sur ma vie tout court. Je venais de passer de Berkeley à Harvard, en 1963, on me demandait un cours d’esthétique. Je venais aussi de me séparer de ma femme, et la guerre du Vietnam allait bientôt obséder l’Amérique. Enfin, j’avais la quarantaine. Tout cela a fait que j’ai proposé un « cours d’esthétique du film » à Harvard tout en me sentant mal, comme en manque, nourrissant un sentiment de perte, de moi-même, de l’Amérique, de mes repères dans l’Amérique. Le cinéma m’a aidé à repenser ma propre expérience en la liant à une expérience collective, celle de l’Amérique ?
  • Comment était vu le cinéma par les philosophes ?

S.C. : Je me suis mis à faire de la philosophie à partir d’un objet que personne ne considérait comme philosophique, en creusant une question qui est pourtant au cœur de la philosophie depuis Platon : qu’est-ce que l’expérience humaine ? Les comédies en sont un cas d’école : elles posent l’idée que la connaissance profonde de soi est l’aboutissement des scénarios, des dialogues, de la mise en scène, du jeu des acteurs. La comédie la plus accomplie sera celle où les personnages se posent le plus intensément les questions de qui ils sont , où l’expérience les mène , ce qui les fait agir . Or ce sont les questions philosophiques par excellence.

  • Pourquoi partir de la culture la plus commune pour philosopher ?

    S.C. : Cela a toujours été mon choix... J’ai ainsi posé l’idée que les textes fondamentaux de la philosophie américaine étaient la poésie romantique de Thoreau, les descriptions de la nature par Emerson. Là se trouve l’identité de l’Amérique. Le cinéma est dans cette cohérence : il est dans mon esprit associé à la question de la contribution américaine à la culture et à la démocratie. C’est évidemment une grande question emersonienne. Cela peut être décrit philosophiquement car cela concerne l’identification de soi-même et de la communauté. Je pense donc que l’accès à la connaissance ne passe pas forcément par le savoir, mais par la poésie, la littérature, la musique et le cinéma. Or, bizarrement, en Amérique, il manquait des écrits critiques et surtout philosophiques sur le cinéma. En France, vous avez eu André Bazin, la Nouvelle Vague, puis Deleuze ou Daney...
  • La poésie, les films... Quels sont les objets américains sur lesquels vous pourriez encore philosopher ?

S.C. : Il serait temps de réfléchir sérieusement sur le base-ball, dont les règles, la pratique, les rituels, la discussion collective seraient source d’une réflexion sur l’expérience commune dans ce pays, pour employer un terme philosophique.

  • Le cinéma nous rend-il meilleurs ?

S.C. : Je le pense, même si le titre du livre n’est pas de moi mais de l’éditeur. Car le cinéma parvient à montrer ce que l’on pourrait nommer avec Emerson « a transcendantal moment ». Confronté à cela, le spectateur peut « devenir meilleur »...

  • Quelques exemples ?

S.C. : Prenez un film de Rohmer : une femme ordinaire, déprimée, et soudain, dans le bus, une rencontre, une révélation. Dans un contexte banal, Rohmer nous montre comment cette femme devient meilleure, magnifique scène à la fin du Conte d’hiver. De nombreux films américains récents fondent leur intrigue sur ce concept : le Petit Garçon de Jodie Foster, le Sixième Sens de Night Shyamalan, Matrix... Le cinéma s’y définit comme l’éthique d’un « monde meilleur en attente », et rend son spectateur « sujet de moralité ». Le plus proche de mon coeur est Fred Astaire. Dans ses comédies musicales, il vit généralement dans notre monde, et soudain il s’envole, il danse, il décolle : littéralement, il devient bon. Il danse avec les objets et les décors communs, et rend le monde musical, meilleur. Cela définit l’ambition utopique du cinéma dont la démocratie a besoin pour fonctionner et espérer encore. Le philosophe peut dire ce perfectionnisme, loin du cynisme, du ricanement. Le cinéma incarne pour moi cet espoir : du commun, il fait le bon, le bien, le meilleur. Cette philosophie de l’ordinaire m’accapare.

© Libération, mercredi 17 décembre 2003