Autres fragments sur la guerre

1. Pour connaître exactement quels sont les droits de la guerre examinons avec soin la nature de la chose et n’admettons pour vrai que ce qui s’en déduit nécessairement. Que deux hommes se battent dans l’état de nature voilà la guerre allumée entre eux. Mais pourquoi se battent-ils ? Est-ce pour se manger l’un l’autre ? Cela n’arrive même parmi les animaux qu’entre différentes espèces. Entre les hommes de même qu’entre les loups le sujet de la querelle est toujours entièrement étranger à la vie des combattants Il peut très bien arriver que l’un des deux périsse dans le combat, mais alors sa mort est le moyen et non l’objet de la victoire, car sitôt que le vaincu cède, le vainqueur s’empare de la chose contestée, le combat cesse et la guerre est finie.

Il faut remarquer que l’état social rassemblant autour de nous une multitude de choses qui tiennent plus à nos fantaisies qu’à nos besoins et qui nous étaient naturellement indifférentes, la plupart des sujets de guerre deviennent encore beaucoup plus étrangers à la vie des hommes que dans l’état de nature et que cela va souvent au point que les particuliers se soucient fort peu des événements de la guerre publique. On prend les armes pour disputer de puissance, de richesses, ou de considération et le sujet de la querelle se trouve enfin si éloigné de la personne des citoyens qu’ils n’en sont ni mieux ni plus mal d’être vainqueurs ou vaincus. Il serait bien étrange qu’une guerre ainsi constituée eût quelque rapport à leur vie et qu’on se crût en droit d’égorger des hommes seulement pour montrer qu’on est plus fort qu’eux.

On tue pour vaincre, mais il n’y a point d ’homme si féroce qu’il cherche à vaincre pour tuer .

2. Maintenant que l’état de nature est aboli parmi nous, la guerre n’existe plus entre particuliers et les hommes qui de leur chef en attaquent d’autres même après avoir reçu d’eux quelque injure ne sont point regardés comme leurs ennemis mais comme de véritables brigands. Cela est si vrai qu’un sujet qui prenant à la lettre les termes d’une déclaration de guerre voudrait sans brevet ni lettres de marque courre sus aux ennemis de son prince en serait puni ou devrait l’être.

3. Il n ’y a que des peuples tranquillement établis depuis très longtemps qui puissent imaginer de faire de la guerre un véritable métier à part et des gens qui l’exercent une classe particulière. Chez un nouveau peuple où l’intérêt commun est encore en toute sa vigueur, tous les citoyens sont soldats en temps de guerre et il n ’y a plus de soldats en temps de paix. C’est un des meilleurs signes de la jeunesse et de la vigueur d’une nation 181. Il faut nécessairement que des hommes toujours armés soient par état les ennemis de tous les autres ou n’emploient jamais ces forces artificielles que comme une ressource contre l’affaiblissement intérieur et les premières troupes réglées sont en quelque sorte les premières rides qui annoncent la prochaine décrépitude du gouvernement.

4. Grâce à Dieu on ne voit plus rien de pareil parmi les Européens. On aurait horreur d’un prince qui ferait massacrer ses prisonniers. On s’indigne même contre ceux qui les traitent mal et ces maximes abominables qui révoltent la raison et font frémir l’humanité ne sont plus connues que des jurisconsultes qui en font tranquillement la base de leurs systèmes politiques et qui au lieu de nous montrer l’autorité souveraine comme la source du bonheur des hommes osent nous la montrer comme le supplice des vaincus .

Pour peu qu’on marche de conséquence en conséquence l’erreur du principe se fait sentir à chaque pas ; et l’on voit partout que dans une aussi téméraire décision l’on n’a pas plus consulté la raison que la nature. Si je voulais approfondir la notion de l’état de guerre je démontrerais aisément qu’il ne peut résulter que du libre consentement des parties belligérantes, que si l’une veut attaquer et que l’autre ne veuille pas se défendre il n’y a point d’état de guerre mais seulement violence et agression, que l’état de guerre étant établi par le libre consentement des parties, ce libre et mutuel consentement est aussi nécessaire pour rétablir la paix et qu’à moins que l’un des adversaires ne soit anéanti, la guerre ne peut finir entre eux qu’à l’instant que tous deux en liberté déclarent qu’ils y renoncent, de sorte qu’en vertu de la relation du maître à l’esclave ils continuent et même malgré eux d’être toujours dans l’état de guerre. Je pourrais mettre en question si les promesses arrachées par la force et pour éviter la mort sont obligatoires dans l’état de liberté, et si toutes celles que le prisonnier fait à son maître dans cet état peuvent signifier autre chose que celle-ci. Je m’engage à vous obéir aussi longtemps qu’étant le plus fort vous n’attenterez pas à ma vie.

Il y a plus. Qu’on me dise lesquels doivent l’emporter des engagements solennels et irrévocables pris avec la patrie en pleine liberté ou de ceux que l’effroi de la mort nous fera contracter avec l’ennemi vainqueur. Le prétendu droit d’esclavage auquel sont asservis les prisonniers de guerre est sans bornes. Les jurisconsultes le décident formellement. Il n’y a rien, dit Grotius, qu’on ne puisse impunément faire souffrir à de tels esclaves. Il n’est point d’action qu’on ne puisse leur commander, ou à laquelle on ne puisse les contraindre, de quelque manière que ce soit. Mais si leur faisant grâce de mille tourments on se contente d’exiger qu’ils portent les armes contre leur pays, je demande lequel ils doivent remplir : du serment qu’ils ont fait librement à leur patrie ou de celui que l’ennemi vient d’arracher à leur faiblesse. Désobéiront-ils à leurs maîtres ou massacreront-ils leurs concitoyens ?

Peut-être osera-t-on me dire que l’état d’esclavage assujettissant les prisonniers à leur maître, ils changent d’état à l’instant et que devenant sujets de leur nouveau souverain ils renoncent à leur ancienne patrie.

5. Quand mille peuples féroces auraient massacré leurs prisonniers, quand mille docteurs vendus à la tyrannie auraient excusé ces crimes, qu’importe à la vérité l’erreur des hommes et leur barbarie à la justice ? Ne cherchons point ce qu’on a fait mais ce qu’on doit faire et rejetons de viles et mercenaires autorités qui ne tendent qu’à rendre les hommes esclaves, méchants et malheureux.

6. Plusieurs sans doute aimeraient-ils mieux n’être pas que d’être esclaves ; mais comme l’acte de mourir est rude, ils aiment mieux être esclaves que d’être tués ; et, chargés de fers, ils existent malgré eux.

7. Premièrement, le vainqueur n’étant pas plus en droit de faire cette menace que de l’exécuter, l’effet n’en saurait être légitime. En second lieu, si jamais serment extorqué par force fut nul, c’est surtout celui qui nous soumet à l’engagement le plus étendu que des hommes puissent prendre, et qui par conséquent suppose la plus parfaite liberté dans ceux qui le contractent. Le serment antérieur qui nous lie à la patrie annule d’autant mieux en pareil cas celui qui nous soumet à un autre souverain, que le premier a été contracté en pleine liberté, et le second dans les fers. Pour juger si l’on peut contraindre un homme à se faire naturaliser dans un État étranger, il faut toujours remonter à l’objet essentiel et primordial des sociétés politiques, qui est le bonheur des peuples. Or, il répugne à la loi de raison de dire à autrui : Je veux que vous soyez heureux autrement que vous ne voulez vous-même. Si l’on ne peut pas [...].

Rousseau, Autres fragments sur la guerre, Seuil, L’Intégrale, t.II, p. 387